1.1.1 L’analyse de McKinnon, Shaw et leurs épigones

En 1911, Schumpeter54 insiste sur l’importance de la sphère financière dans le processus de la croissance économique, Goldsmith (1969) en apporte une évidence empirique, McKinnon (1973) et Shaw (1973) pour leur part, proposent un cadre théorique complet et complémentaire pour analyser les effets de la finance sur le développement.

McKinnon analyse une économie dans laquelle les investisseurs ont un accès limité à la finance externe. Comme le capital physique n’est pas ’divisible’, les investisseurs doivent accumuler les fonds nécessaires leur permettant d’acquérir l’équipement désiré. Dans ce modèle, les dépôts servent de ’conduit’ à la formation du capital fixe: les dépôts et le capital sont des actifs complémentaires. Ainsi, des taux d’intérêts réels élevés sur les dépôts encouragent l’accumulation du capital.

Shaw insiste également sur l’importance de taux d’intérêts réels positifs. Mais la raison est autre. En effet, il prend en compte le rôle des intermédiaires financiers. Ainsi, des taux élevés vont permettre aux intermédiaires financiers de récolter une épargne importante et par la suite, de pouvoir offrir d’avantage de crédits aux investisseurs.

Molho (1986) montre que les vues de McKinnon et Shaw sont compatibles si l’on prend en compte l’aspect intertemporel des décisions d’épargne et d’investissement. Fry (1982) fait lui aussi une synthèse de ces deux modèles. La figure 22 illustre l’essentiel des éléments communs aux modèles de McKinnon et Shaw. Cette synthèse réalisée par Fry a été reprise par la suite par de nombreux auteurs dont Gibson et Tsakalotos (1994).

Ce modèle suppose que la répression financière est caractérisée par le plafonnement des taux d’intérêt débiteurs et/ou créditeurs. L’investissement est décroissant avec le taux d’intérêt. L’épargne est supposée croissante avec le taux d’intérêt mais est également influencée par le taux de croissance de l’économie.

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Figure 22 Epargne, investissement et plafonnement des taux d’intérêt

La courbe S g0 correspond à l’offre d’épargne au temps 0, où le taux de croissance est à un niveau g 0. On suppose tout d’abord que la répression financière est caractérisée par le plafonnement du taux d’intérêt sur les dépôts à un niveau r 0, inférieur au niveau qui équilibre l’offre et la demande de fonds prétables. La droite F représente cette répression financière, et le niveau d’investissement se fixe à I 0, correspondant au niveau d’épargne disponible dans cette économie.

Si le plafonnement des taux n’est appliqué que sur les taux créditeurs et non sur les taux débiteurs, les investisseurs seront prêts à payer un taux r 3 sur les crédits, niveau qui équilibre l’offre restreinte d’épargne et la demande de crédits55.

Dans les pays à économie financièrement réprimée, les taux débiteurs sont généralement administrés. En effet, les gouvernements, pour encourager les investissements, sont favorables pour fixer de faibles taux sur les crédits industriels. On suppose que ces taux débiteurs planchers sont de même niveau que les taux créditeurs, r 0. Ainsi, dans l’hypothèse où les banques respectent ce taux, un rationnement des fonds prétables survient, car la demande d’investissement, correspondant à un taux sur les crédits de r 0, se situe en message URL FORM86.gif, intersection entre la droite F et la courbe I. Tandis que l’offre de crédit (le montant d’épargne disponible) est de 0I 0. Le montant du rationnement est de AB.

Dans une telle situation, les banques rationnent le crédit. En effet la demande est beaucoup plus élevée que l’offre et les prix ne peuvent s’ajuster. Certaines entreprises ne pourront pas emprunter autant qu’elles le souhaitent, et certaines pourront même être exclues du marché du crédit. La banque opérera une sélection parmi les différentes catégories d’entreprises. La qualité des garanties, les pressions politiques, la réputation de l’entreprise, la taille des prêts, et les autres caractéristiques de l’entreprise influencent l’allocation du crédit plus que le rendement attendu des projets d’investissements. Une grande part des investissements potentiels à fort rendement ne seront pas mis en place pour cause de rationnement du crédit, les banques ne les finançant pas. En effet, comme le taux est plafonné, les banques ne peuvent pas octroyer de crédits à des taux suffisamment élevés pour prendre en compte les risques inhérents à des investissements à fort rendement potentiel. Comme le souligne Shaw (1973, page 86), ‘’les plafonnements effectifs à des niveaux faibles des taux d’intérêts débiteurs intensifient l’aversion pour le risque et la préférence pour la liquidité de la part des intermédiaires financiers. Les banques accordent une place privilégiée dans leur portefeuille aux emprunteurs à la réputation bien établie, aux entreprises commerciales qui ont connu une longue période de stabilité’’.

Les systèmes financiers des pays en développement sont également caractérisés par la présence de banques publiques. Le même mécanisme de rationnement est en jeu: les taux sont plafonnés et/ou subventionnés, entraînant une demande supérieure à l’offre de crédit. Ces banques publiques vont allouer du crédit à certaines catégories d’entreprises soit pour des raisons officielles d’encouragement au développement d’activités jugées prioritaires, soit d’une manière officieuse à des entreprises proches de la banque pour des raisons statutaires (entreprises publiques), politiques (entreprises appartenant à des membres du pouvoir), amicales, ou encore en contrepartie de services illégaux (corruption).

La libéralisation financière vise en partie à démanteler ces activités de clientélisme et à augmenter le nombre d’entreprises ayant accès au crédit bancaire. Supposons une libéralisation financière graduelle: les taux restent plafonnés mais à un niveau supérieur, plus proche du niveau qui équilibre l’offre et la demande de fonds prétables. L’augmentation du niveau des taux d’intérêt de r 0 à r 1 sur la figure 22, entraîne une augmentation de l’épargne et de l’investissement qui seront maintenant à un niveau I 1. Le passage d’un plafonnement des taux de r 0 à r 1 entraîne un déplacement de la fonction d’épargne par l’effet de l’augmentation de la croissance. L’offre de fonds prétables augmente et la demande baisse: le rationnement du crédit diminue, il est dorénavant de CD.

L’amélioration de la croissance économique est le résultat combiné de la hausse du niveau des crédits alloués, et de l’amélioration de la qualité des investissements financés. En effet, les entrepreneurs ne vont plus mettre en place des investissements ayant un rendement inférieur à r 1, ce qui était le cas auparavant. Comme la quantité de crédits allouée augmente, et que le rendement moyen des investissements augmente également, la croissance sera améliorée. C’est cet effet de la libéralisation financière sur l’amélioration de l’allocation du crédit qui a été développé dans le chapitre précédent.

Le rationnement du crédit ne disparaît que lorsque l’Etat n’intervient plus dans le mécanisme d’allocation des fonds prétables. En effet, une libéralisation des taux d’intérêt complète entraîne un résultat optimum en terme d’épargne, de niveau et de qualité de l’investissement, et par suite de croissance. Cette situation est représentée par le point d’équilibre (r2,I2) avec un taux de croissance de g 2.

Ce cadre initial dû à McKinnon et Shaw a été largement développé depuis. Soit dans le sens d’une plus grande formalisation soit alors en l’élargissant à la prise en compte d’aspects dynamiques ou de politiques de stabilisation concomitantes aux libéralisations financières. Parmi les nombreux auteurs qui ont développé l’analyse de McKinnon et Shaw, Kapur (1976)56 intègre ce modèle dans une dimension dynamique, Galbis (1977)57 distingue deux secteurs (moderne/traditionnel), Mathieson (1980) construit un modèle de libéralisation financière en économie ouverte. Comme l’indique Balassa (1989), ces travaux permettent de formaliser les modèles initiaux de McKinnon et Shaw, mais ne permettent pas d’enrichir l’analyse. Ils obtiennent les mêmes conclusions concernant la baisse du niveau du rationnement et l’amélioration de la croissance à la suite de la libéralisation financière. De ce fait, ces modèles ne seront pas développés ici.

Ces conclusions ont été fortement critiquées58. Les auteurs dits néo-structuralistes (Taylor, 198359 et Van Wijnbergen, 1983) insistent sur l’importance du financement informel dans les pays en développement, tandis que les auteurs post keynésiens (Burkett et Dutt, 1991) discutent l’hypothèse sur la relation épargne-investissement.

Notes
54.

Cité par King et Levine (1993) dans leur article: ’Finance and growth: Schumpeter might be right’

55.

Selon Fry (1995), dans un système bancaire réglementé mais où la concurrence est possible, les banques vont utiliser les gains provenant de la différence entre ces deux taux pour des dépenses de publicité, en ouverture de nouvelles branches, etc. et autres moyens de concurrence par les quantités.

56.

Cité par Gibson et Tsakalotos (1994).

57.

Cité par Gibson et Tsakalotos (1994).

58.

Voir Akyüz (1994) et Venet (1994) pour des revues de la littérature critiques sur la libéralisation financière.

59.

Cité par Gibson et Tsakalotos (1994).