Les correspondances artistiques

Parmi les multiples branches de l’histoire de l’art, celle de l’esthétique comparée, « ‘discipline dont la base est de confronter entre elles les oeuvres, ainsi que les démarches, des différents arts ’»2 a connu une remarquable évolution ces dernières décennies. Le sujet est ancré dans la plus ancienne tradition, puisque c’est la définition même de l’art qui est inscrite dans l’étude des valeurs communes aux différents arts ; il est néanmoins demeuré pendant des siècles à l’état de débat théorique, dont les querelles, alimentées tant par les philosophes que par les artistes et entretenues au vu des intérêts propres à chacun, ont longtemps imposé à toute réflexion deux notions fondamentales : celle d’un inévitable antagonisme entre les arts, et celle d’une hiérarchie de valeurs dont chacun, depuis le Paragone de Léonard de Vinci3, a proposé son tableau propre, au point qu’une part importante de l’histoire de la culture occidentale a consisté dans « une constante lutte de domination entre les signes iconiques et linguistiques »4. Cette vision a perduré plus longtemps qu’on ne le suppose généralement, puisque un ouvrage comme La Correspondance des arts d’Etienne Souriau (1947) reste encore très imprégné de la notion de système de valeurs, dont il est une tentative de mise en équation scientifique typique de son époque, mais qui trouve ses limites dans un champ d’application particulièrement réfractaire à ce genre de démarche.

Les concepts de lutte et de hiérarchie sont aujourd’hui unanimement délaissés au profit de l’incontournable référence baudelairienne de « correspondances » des arts. Mais le caractère aussi subjectif qu’imprécis du terme « correspondances »5, après avoir été le principal artisan de sa fortune, est aujourd’hui bien embarrassant pour les scientifiques qui s’attellent à la définition de ces dites correspondances. A l’emploi généralisé et souvent abusif par le grand public d’associations d’oeuvres issues d’arts différents, tant dans la critique que dans l’édition - quelle couverture de roman n’est pas affublée d’une reproduction de tableau dont le lien avec l’ouvrage est souvent des plus ténus-, s’oppose dans le domaine de la recherche une production encore jeune sur les applications concrètes des échanges interartistiques. Les rapports entre les arts visuels et les arts littéraires sont exemplaires de cette récente orientation qui a pour but de « ‘baliser quelque peu (...) un cadastre esthétique où une longue tradition d’empiètements et de trocs a fini par brouiller les démarcations et dissoudre les repères’ »6. Le second colloque international consacré aux rapports entre mot et image, Word and Image Interactions, en 19907, partageait ainsi son étude des divers domaines d’application du sujet en cinq catégories : utilisation de l’image dans le texte littéraire, illustration, théories d’esthétique comparée, utilisation du mot dans l’oeuvre plastique, cinéma et photographie. Cette classification n’est en rien exhaustive ; elle omet par exemple une forme d’art récente, née au tournant du siècle dernier mais immédiatement anoblie par la valeur de ses créateurs - la scénographie. Il semble cependant acquis aujourd’hui que la définition de ces fameuses correspondances est fortement tributaire de l’étude des nouvelles formes d’art qui, empruntant leurs outils à plusieurs, voire l’ensemble, des six arts classiques, témoignent d’une évolution vers ce « Gesamtkunstwerk » dont avaient rêvé les artistes du XIXe siècle.

En restant même dans le domaine des arts plus traditionnels, le champ d’investigation reste considérable. L’étude des liens entre peinture et littérature s’est considérablement développée depuis une trentaine d’années, mais l’ampleur du sujet laisse encore vacants de nombreux points de recherche. Ainsi, l’illustration, malgré la multiplication des ouvrages consacrés à cet art millénaire, est encore majoritairement étudiée en tant que discipline avant tout graphique. Des publications importantes, telles L’Illustration - Histoire d’un Art de M. Melot ou Les Peintres et le livre de F. Chapon8, ou les divers catalogues d’exposition recensant les innombrables exemples de livres illustrés, s’attachent plus à recenser les caractéristiques plastiques d’une production ayant pour spécificité une source d’inspiration exogène, qu’à saisir la démarche même de l’artiste et son cheminement entre mot et image. Si certaines études monographiques ont posé les jalons d’une recherche orientée concrètement sur le processus de transposition visuelle d’un texte, celle-ci reste encore embryonnaire. C’est pourtant là que résident les éléments de compréhension et définition de « correspondances », dans les choix de l’artiste qui, confronté à un art qui n’est pas le sien, doit en comprendre l’essence, puis s’en approprier le langage, adapter ou renoncer à un certain nombre de ses outils habituels pour aboutir finalement à une oeuvre qui lui est propre : «  la découverte et le choix d’un thème ‘littéraire’ par les artistes est sans doute moins à prendre en considération pour sa valeur de ‘source’ que pour sa différence dans le traitement qu’il subit et la façon dont il permet l’investissement d’une problématique propre - psychique ou purement plastique ».9

Notes
2.

E. Souriau, La Correspondance des arts, Paris, 1947, p. 26.

3.

Voir C. Farago, « Leonardo da Vinci’s Defense of Painting as a Universal Language », extr. de M. Heusser, dir., Word and Image Interactions, Bâle, 1993, pp. 125-133.

4.

« As W.J.T. Mitchell observes [in Iconology : Image, Text, Ideology, The University of Chicago Press, 1986] the history of western culture ‘is in part the story of a protracted struggle for dominance between pictorial and linguistic signs’ ». M. Heusser, « Introduction », extr. de Word and Image Interactions, p.13.

5.

« CORRESPONDANCE, n.f.

1 – Rapport de ressemblance, de conformité, d’harmonie entre deux ou plusieurs choses, point de ressemblance, conformité, analogie. (...)

Littér. et Occult. Théorie des correspondances, théorie suivant laquelle l’univers recèle de multiples et mystérieuses analogies entre ses divers éléments ou domaines. (Professée par Swedenborg, cette théorie des affinités profondes des êtres et des choses a inspiré de nombreux écrivains – Goethe, Novalis, Balzac, Nerval, Rimbaud, Mallarmé – et reçu son expression la plus populaire dans le quatrième sonnet, « Correspondances » des Fleurs du mal de Baudelaire (...) » Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t.4, p. 2649.

6.

P. Berthier, « Des images sur les mots, des mots sur les images : à propos de Baudelaire et de Delacroix », Revue d’histoire littéraire de la France, 1980, p. 901.

7.

M. Heusser, dir., Word and Image interactions – A selection of papers given at the Second International Conference on Word and Image (université de Zürich, août 1990), Bâle, 1993.

8.

M. Melot, L’Illustration - Histoire d’un art, Genève, 1984.

F. Chapon, Le Peintre et le livre - L’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970, Paris, 1987.

9.

J.P. Bouillon, « Mise au point théorique et méthodologique », Revue d’histoire littéraire de la France, 1980, p. 897.