Dans cette optique, la relation qui existe entre les deux plus grands artistes norvégiens, le dramaturge Henrik Ibsen (1828-1906) et le peintre Edvard Munch (1863-1944), nous paraît exemplaire de la nécessité d’une étude particulièrement approfondie du concept de « correspondances ». La fortune critique des deux hommes a, de leur vivant même, regorgé de comparaisons et de références à leurs oeuvres respectives sans que pour autant soient établis véritablement des liens qui dépasseraient la simple communauté culturelle ou l’affinité spirituelle. Pourtant, les pièces du dramaturge ont constitué une réelle source d’inspiration pour Munch, au point que celui-ci a exécuté à leur sujet une production graphique considérable. La confrontation avec l’oeuvre littéraire d’Ibsen ne s’est pas résumée pour l’artiste à quelques restitutions de thèmes similaires ; elle lui a offert non seulement l’opportunité d’expérimenter de nouvelles formes artistiques - la scénographie, l’illustration - mais également lui a proposé toute une série de sujets et images dont il pourrait ultérieurement se nourrir, entretenant un véritable dialogue artistique avec le monde imaginaire d’un tiers.
Cette relation, qui s’inscrit dans un contexte culturel très particulier, est aujourd’hui aussi fréquemment citée qu’elle est peu étudiée. Son évocation se borne le plus souvent à la mention anecdotique et participe du mythe national, mais n’a de façon surprenante donné que peu de suites sur le terrain de la recherche. La matière ne manque pourtant pas : selon l’unique document officiel, un catalogue réalisé en 1975 pour la première exposition intitulée Edvard Munch et Henrik Ibsen au musée Munch (Munch-museet) d’Oslo, plus de quatre cents oeuvres du peintre sont considérées comme ayant pour source d’inspiration une pièce d’Ibsen. Cette production est essentiellement graphique : pour une dizaine d’huiles ou détrempes de petit format, on compte une trentaine d’oeuvres gravées (lithographies, gravures sur bois) et plusieurs centaines de dessins, où crayon, encre, dans une moindre mesure pastel, lavis et aquarelle ont été indifféremment utilisés, sur des feuilles libres ou sur des carnets de croquis de dimensions diverses. Les premières réalisations, à partir de 1896, ont été le fait de commandes de directeurs de théâtre ; la grande majorité cependant est de nature privée et a été conçue sur une période exceptionnellement large, s’étendant de 1909 jusque dans les années quarante, dernières années de l’artiste. Créé pour accueillir le legs par Munch de l’ensemble de son oeuvre, le Munch-museet d’Oslo abrite la quasi-totalité de ce corpus qui n’a été établi que progressivement dans les années soixante, au fur et à mesure du dépouillement des archives privées, est reste encore aujourd’hui malaisé à circonscrire.
Quant à la production bibliographique sur le sujet, née il y a vingt-cinq ans seulement, elle est encore très lacunaire malgré certaines publications récentes. Au vu de la renommée des deux artistes, « il est d’autant plus surprenant que si peu existe sur ce sujet parmi le nombre toujours croissant d’ouvrages écrits sur Munch ».10
Le mérite revient à E. Greve d’avoir abordé pour la première fois les illustrations de pièces d’Ibsen par Munch en reproduisant la plupart des gravures sur bois inspirées par le drame historique Les Prétendants à la couronne dans un chapitre de son étude sur la production xylographique de l’artiste11. De même, G. Svenæus mentionnait quelques dessins isolés dans son importante monographie sur Munch de 197312, et évoquait rapidement les rapports entre Munch et Ibsen.
Il fallut cependant attendre 1975 pour qu’apparaisse la première publication spécifiquement consacrée aux liens entre les deux artistes. Celle-ci n’était encore qu’un catalogue d’exposition des plus succincts, peu révélateur du titanesque travail de recensement qu’avaient accompli les conservateurs du musée à l’occasion de l’exposition, mais qui a eu le mérite, grâce aux commentaires de l’ancien directeur P. Hougen, de fournir une base d’étude historique et interprétative. Plusieurs rééditions du catalogue ont accompagné la reprise régulière de l’exposition au musée Munch ainsi que dans plusieurs musées d’Europe13, permettant une relative actualisation des connaissances, mais ces publications sont restées de taille très modeste et à vocation essentiellement d’initiation.
En 1994 sortit enfin une monographie, rédigée simultanément en norvégien et en anglais : Edvard Munch – Henrik Ibsen : to genier møtes / Edvard Munch – Henrik Ibsen : to geniuses meet de L. R. Langslet.
Outre la mise à jour de notes privées de Munch relatant ses quelques rencontres avec Ibsen, l’ouvrage consiste en de courts chapitres sur le rapport du peintre avec la littérature, comme sur celui d’Ibsen avec la peinture, puis en une présentation rapide des six pièces d’Ibsen telles qu’elles ont été abordées par Munch. Rédigé non par un des spécialistes de l’un ou l’autre des deux artistes, mais par un ancien ministre de la Culture, il est destiné à un large public, et s’il a le mérite de faire l’état de la question et de publier en couleurs un certain nombre de pièces, il se contente dans l’ensemble de réitérer les découvertes antérieures sans apporter grande innovation.
Plus analytiques sont les quelques ouvrages universitaires, qui ont permis d’étoffer le corpus bibliographique. Les opuscules consacrés à la collaboration de Munch avec le Deutsches Theater de Berlin, par H. Midbøe14 puis P. Krieger15, offrent une première approche des travaux de scénographie réalisés pour la création de deux pièces d’Ibsen (Les Revenants et Hedda Gabler), et en restituent le contexte général à partir de la correspondance de l’artiste et de la fortune critique .
Plus nombreuses sont les publications portant sur les affinités thématiques qui se révèlent entre certains tableaux de Munch et la dernière pièce d’Ibsen Quand nous nous réveillerons d’entre les morts : « Edvard Munch’s Women in three stages : a source of inspiration for Henrik Ibsen’s When we Dead awaken » de M. Wilson et « When Munch reads Ibsen... An introduction to a visual reading of When we dead awaken » par A. Sæther16 abordent la question d’une éventuelle réciprocité d’influence entre le peintre et le dramaturge. A ces articles s’ajoute le mémoire de magister de K. Hübener17, tandis que la thèse de M. Graen - Das Dreifrauenthema bei Edvard Munch 18 – consacre un chapitre au sujet. De même, E Lachana dans sa thèse en arts du spectacle Edvard Munch : le peintre face au théâtre 19 étudie les propriétés théâtrales de l’oeuvre peint et présente quelques travaux effectués sur l’inspiration des pièces d’Ibsen.
La bibliographie consacrée aux liens entre Munch et Ibsen, bien qu’en progression constante, est ainsi confrontée à un dilemme issu de l’importance numérique de la production en question : d’une part, des ouvrages de vulgarisation véhiculent une documentation générale sans offrir de réelle analyse ; d’autre part, des travaux spécialisés se limitent à une partie réduite de l’oeuvre, dont la gande majorité des pièces n’a encore jamais fait l’objet d’une étude. Le caractère parcellaire de la bibliographie a en outre interdit jusqu’ici toute tentative de synthèse, et même les ouvrages à vocation générale, tous rédigés sur le même plan, se sont limités à énoncer les différentes pièces d’Ibsen et les comparer aux oeuvres picturales et graphiques d’Edvard Munch nées sur leur inspiration, sans pour autant chercher à en extraire une réflexion globale.
Il nous semblait pourtant que cette production importante et extrêmement variée, tant dans les domaines technique, stylistique que thématique, offrait une source d’étude de prime valeur dans la recherche de définition du mécanisme de transposition visuelle d’un peintre confronté à une source littéraire. Pour un artiste, le concept d’illustration – le terme pris dans son acception large, celle que J. Harthan utilise comme base de son étude, « a picture tied to a text »20 - est un exercice de style qui implique de subordonner momentanément sa créativité aux conditions établies par un ou plusieurs tiers : le texte en premier lieu, puis selon les circonstances, différents acteurs tels que le metteur en scène dans le cadre de la scénographie ou l’éditeur dans celui du livre illustré. Dans la pratique éminemment individuelle qu’est le dessin, ces contraintes inhabituelles bousculent la démarche de l’artiste, l’obligeant à se renouveler et lui offrant ainsi de nouvelles possibilités. Comment l’artiste parvient-il à concilier ses exigences intérieures avec ce cadre de propositions exogènes, qui lui procure à la fois stimuli et obstacles ?
Au lieu d’étudier les oeuvres les unes après les autres, il nous paraissait plus fructueux de tenter de définir le rapport que l’artiste plasticien qu’est Munch entretient avec un texte. C’est pourquoi notre recherche est moins concentrée sur la partie technique et muséographique du sujet que sur l’orientation analytique et synthétique. Le recensement effectué par le musée Munch est un remarquable accomplissement, fruit de laborieuses recherches ; il n’en nécessite pas moins, étant donnée sa date de réalisation - 1975 - une certaine actualisation au vu des découvertes récentes. Surtout, il reste marqué par des incertitudes majeures – dont la principale reste l’absence de dates certaines pour la grande majorité des oeuvres – qui auraient rendu vaine toute tentative de systématisation exhaustive.
Si nos recherches nous amènent à proposer nos propres hypothèses dans le recensement qui figure en annexe de cette étude, notre but est dès lors moins d’établir un catalogue raisonné du corpus des oeuvres d’Edvard Munch inspirées par les pièces d’Henrik Ibsen que de chercher à saisir la démarche artistique du peintre face à un texte. Comment l’appréhende-t-il ? Quels éléments privilégie-t-il ? D’autre part, le choix des oeuvres et de leur auteur nécessite également d’être éclairci. Comment définir le rôle joué par Ibsen dans l’art de Munch ? Pourquoi un plasticien a-t-il ressenti le besoin d’effectuer autant de commentaires sur une source d’inspiration extérieure ?
De fait, le rapport qu’entretient Munch avec Ibsen nous paraît s’articuler sur trois axes : en premier lieu, une relation qui est moins celle de deux hommes que celle d’un homme face à une oeuvre, relation entretenue durant toute une vie, et qui initiée par certains facteurs externes, évoluera au fil du temps de la simple communauté culturelle au dialogue intime ; en second lieu, une démarche de lecteur qui envisage l’oeuvre sous des angles dictés tant par sa formation de plasticien que par ses conceptions personnelles de la littérature ; enfin la vocation de l’artiste qui ne peut se résoudre à abandonner son monde et entretient constamment un dialogue entre l’oeuvre d’Ibsen et la sienne propre – pour un enrichissement mutuel.
L. R. Langslet, Edvard Munch – Henrik Ibsen : to genier møtes / To geniuses meet, Oslo, 1994, introduction.
E. Greve, Edvard Munch, Liv og verk i lys av tresnittene [Edvard Munch, sa vie, son oeuvre, à la lumière des gravures sur bois], Oslo, 1963.
G. Svenæus, Edvard Munch : Im männlichen Gehirn, 2 vol., Lund, 1973.
1975-76, Oslo-Grimstad, Munch-museet, Edvard Munch og Henrik Ibsen (23 p.) ;
1976, Zürich, Kunsthaus, Munch und Ibsen (95 p.);
1978, Northfield (Minnesota), St Olav’s College, Munch and Ibsen (69 p.);
1998, Copenhague, Kunstforeningen, Edvard Munch og Henrik Ibsen (48 p.).
H. Midbøe, Max Reinhardts iscenettelse av Ibsens ‘Gespenster’ i Kammerspiele des Deutschen Theaters Berlin 1906 – Dekor : Edvard Munch [La mise en scène des Revenants d’Ibsen aux Kammerspiele du Deutsches Theater de Berlin en 1906- Décor : Edvard Munch], Trondheim, 1969.
P. Krieger, Edvard Munch : Der Lebensfries für Max Reinhardts Kammerspiele, Berlin, 1978.
M.G. Wilson, extr. de The Centennial Review , vol. XXIV, Michigan States University, 1980.
A. Sæther, extr. de Proceedings VII International Ibsen Conference, Oslo, 1994.
K. Hübener, Edvard Munch und Henrik Ibsen : Bild- und texthermeneutische Studien zu Munchs ‘Die Frau in drei Stadien’ und Ibsens ‘Wenn wir Toten erwachen’ vor dem Hintergrund der Künstler-Leben-Problematik um 1900, Magister Abschlußarbeit, Université Goethe, Bad Schwalbach, 1994.
M. Graen, Das Dreifrauenthema bei Edvard Munch, Europäische Hochschuleschriften, Peter Lang, Francfort, 1985.
E. Lachana, Edvard Munch : le peintre face au théâtre, thèse de doctorat (dir. G.Banu), Paris III, 1997.
J. Harthan, The History of the illustrated book – The western tradition, Londres, 1981, p. 12