En 188422, le jeune peintre Edvard Munch commente ainsi le Salon de Christiania23: ‘« L’honorabilité norvégienne dans toute sa splendeur. Pas un de ces tableaux ne m’a laissé une impression comparable à certaines pages d’un drame d’Ibsen »’ 24
‘Cette toute première référence écrite du peintre au dramaturge est un hommage très révélateur de la relation qu’entretient Munch au début de sa carrière avec l’oeuvre de son compatriote. Pour le jeune artiste de vingt et un ans, Ibsen est investi d’une autorité à la fois littéraire et politique. Figure de proue de la dramaturgie moderne, il figure parmi les quelques personnalités norvégiennes qui ont sorti leur pays d’une léthargie culturelle séculaire, tandis que dans le même temps il faisait vaciller, par la violence et la pertinence de ses attaques, les assises de la société en place.’
‘Le XIXe siècle fut pour la Norvège une époque de renaissance tant politique que culturelle. Les réminiscences de la glorieuse époque viking constituaient jusqu’alors le seul élément historique d’identité nationale d’un peuple soumis depuis quatre siècles à la domination étrangère. Le pays, dévasté par la Grande peste, s’était laissé absorber par le Danemark au sein de l’Union de Kalmar en 1397, et n’était depuis lors plus qu’une province vassale, gouvernée à distance et exploitée pour ses ressources agricoles. Les bouleversements causés en Europe par les guerres napoléoniennes furent cependant porteurs d’espérances en rompant avec le ’ ‘statu quo’ ‘ politique. Le Danemark expie son soutien à Napoléon en cédant son territoire norvégien au royaume de Suède, et quelques hautes personnalités tentèrent de profiter des événements pour faire entendre la voix de la Norvège en tant que nation. Si les termes du traité de Kiel firent avorter cette tentative d’auto-proclamation d’indépendance, l’année 1814 se distingua néanmoins par la rédaction d’une Constitution, symbole de l’éveil d’une conscience nationale et première victoire dans une lutte pour la souveraineté qui se poursuivrait jusqu’à l’octroi de l’indépendance en 1905. Par ailleurs, le pays réduit à l’état d’une province pauvre, sans élite aristocratique ni technocratique, et dont la position géographique accentuait encore l’isolement culturel, possédait un patrimoine artistique quasiment inexistant, et était dans le domaine de la vie intellectuelle également en état de dépendance absolue de ses voisins scandinaves. L’entreprise d’émancipation née des événements de 1814 fut ainsi double – culturelle face à l’emprise danoise, politique face à la Suède. Le mouvement national-romantique s’afficha dans les lettres avec la recherche d’une langue spécifiquement norvégienne’ 25 ‘ et la constitution d’un patrimoine écrit’ 26 ‘, tandis que l’historien Peter Andreas Munch – oncle du peintre - donnait à la Norvège sa première Histoire. En peinture, Johan Christian Dahl célébrait la nature grandiose de son pays dans un style directement hérité de Caspar David Friedrich. ’
‘La mobilisation intellectuelle et artistique allait faire de la deuxième moitié du XIXe siècle l’âge d’or de l’histoire norvégienne, mais cette culture naissante était encore essentiellement folklorique et provinciale, reflet d’une société frileuse, soumise au conservatisme tant politique que religieux, à l’écart des grands courants intellectuels qui traversaient le continent, ce qui ferait dire à Georg Brandes en 1882 : « C’est avec une véritable souffrance que l’on comparait la situation intellectuelle en Europe avec celle des pays du Nord. On avait l’impression d’être exclu de la civilisation européenne. On était comme emprisonné, et c’est en vain que quelques cerveaux s’épuisaient à chercher le moyen d’ouvrir les portes de cette prison. La situation paraissait sans espoir ».’ 27 ‘ ’
Pour une biographie de Munch, voir annexe 1.
Nom d’Oslo jusqu’en 1924.
Lettre d’E. Munch à O.H. Paulsen du 14.12.1884 (copie archives MM), citée in A. Eggum, Edvard Munch – Peintures, esquisses, études, Paris, 1983, p. 39.
Les philologues Ivar Åsen (1813-1896) et Åsmund Vinje (1818-1870) créèrent, à partir des textes anciens et des différents parlers dialectaux de l’ouest du pays, le nynorsk, « néo-norvégien », qui cohabite aujourd’hui avec le bokmål, beaucoup plus proche du danois.
Peter Christian Asbjørnsen (1812-1885) et Jørgen Moe (1813-1882) entreprirent la rédaction de ballades et de contes populaires recueillis de la tradition orale.
Georg Brandes, cité dans l’introduction d’Alfred Jolivet à Alexander Kielland, Else, Bibliothèque Scandinave, édition E. Leroux, 1920, p. XI.