Henrik Ibsen, l’homme de lettres

Henrik Ibsen (1828-1906)28 est au début de sa carrière de dramaturge et de directeur de théâtre encore très imprégné de cette mission d’édification nationale, et y participe activement, fondant en 1859 avec son ami et rival Bjørnstjerne Bjørnson La Société norvégienne, organe de diffusion de la culture et de l’art norvégiens. Ardent acteur de la mouvance nationale-romantique, le jeune auteur produit alternativement comédies folkloriques et drames historiques célébrant les glorieux épisodes de l’histoire norvégienne. Son premier succès, Les Prétendants à la couronne (1863), qui retrace la lutte entre le comte Skule et son gendre Håkon pour l’accession au trône29, est à la fois un manifeste patriotique pour une Norvège souveraine et une flamboyante épopée dans la tradition shakespearienne, mais l’étude psychologique des personnages et la réflexion éthique annoncent déjà le développement de l’écriture ibsénienne.

Ibsen ne peut cependant se contenter très longtemps d’une dialectique purement nationale. Son départ à l’étranger, initialement conçu comme un voyage d’études, se transforme en un exil volontaire de vingt-sept ans en Italie puis en Allemagne, lui permettant de dépasser les simples préoccupations patriotiques pour traiter de l’individu dans son universalité. La politique n’est qu’un des multiples domaines d’application de la question de la responsabilité individuelle, telle qu’elle se pose dans les deux grands poèmes épiques, Brand (1866) et Peer Gynt (1867). Brand, pasteur refusant tout compromis entre la volonté divine et les passions humaines, et Peer Gynt, sympathique égocentrique vivant au gré des événements, incarnent les deux branches de l’alternative kierkegaardienne : le choix entre idéalisme et pragmatisme, entre devoir et jouissance, entre « éthique » et « esthétique »30. A l’intransigeance presque inhumaine de Brand s’oppose l’irresponsable légèreté de Peer Gynt, mais l’un comme l’autre provoquent le malheur autour d’eux par leur choix de vie qui perd par là sa justification.

De même, le dernier drame historique d’Ibsen, Empereur et Galiléen, qui retrace le combat de Julien l’Apostat contre le christianisme naissant, utilise un contexte historique pour mener une réflexion sur l’utopie et les effets pervers de l’idéalisme.31 La question de la responsabilité individuelle - pour G.B. Shaw « the whole point is Guilty or Not Guilty »32 - dans un monde où la liberté n’est qu’une utopie, est la pierre de touche de toute la réflexion ibsénienne : « ‘‘Un homme libre’ est une expression vide de sens ; cela n’existe pas’ »33.

L’individu peut-il réaliser son bonheur et sa vocation spirituelle, dès lors que sa liberté est entravée par ses conflits intérieurs dus tant à son héritage psychologique qu’au poids des diktats sociaux ? Dans ses drames réalistes, l’auteur s’attache à montrer comment les aspirations légitimes de l’individu se voient brisées par les exigences d’une société dont il remet en question les valeurs fondamentales : Maison de poupée (1879) dénonce le statut d’infantilisation et de dépendance de la femme dans une société patriarcale, Les Revenants (1881) dévoile l’hypocrisie morale de la société puritaine et réclame le droit à la « joie de vivre » ; Un ennemi du peuple (1882) s’interroge sur les limites du système démocratique et voit les tentatives progressistes individuelles vouées à l’échec. Au contraire, Le Canard sauvage (1884) montre les dangers de l’intransigeance dogmatique, accepte avec indulgence les faiblesses humaines et plaide pour le « mensonge vital », cette dose d’illusion nécessaire à la survie.

Les luttes entre l’homme et la société laissent place dans les dernières pièces aux tourments intérieurs d’êtres déchirés entre idéalisme et réalité, « entre volonté et capacité »: dans Rosmersholm (1886), le pasteur Rosmer et la femme qu’il aime ne peuvent résoudre leur conflit moral entre pulsions charnelles et sublimation spirituelle que par le suicide ; Hedda Gabler (1891) est une femme torturée par des passions que son conditionnement social interdit de réaliser, et qui ne trouve comme exutoire à ses frustrations que cynisme, tyrannie puis suicide. Solness le constructeur (1892), brillant architecte terrifié par l’idée du déclin, trouve dans l’amour passionné de la petite Hilde une illusoire deuxième jeunesse qui, le poussant à un refus de ses propres limites, lui sera fatale ; John-Gabriel Borkman (1896) est un banquier déchu vivant depuis huit ans dans le fantasme d’une nouvelle gloire, jusqu’à ce que la tragédie de ses proches le confronte à ses responsabilités, une réalité à laquelle il ne survit pas. Brand, Hedda, Solness et Borkman sont des figures tragiques, des êtres à qui leur soif d’absolu interdit toute accession au bonheur et que leur besoin impérieux de se réaliser rend aussi destructeurs qu’admirables. Le terrible dilemme se pose une fois encore dans le dernier drame d’Ibsen, Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (1899) : en sacrifiant sa vie à son art, Rubek n’a fait que trahir l’une et l’autre - et les perdre. La vocation exige-t-elle nécessairement le renoncement à son humanité ? L’art est-il plus important que la vie ? Le bonheur n’est-il qu’une utopie ? Les dernières interrogations d’Ibsen témoignent d’une vision désabusée, parfois désespérée de la condition humaine.

En utilisant l’art dramatique pour traiter de préoccupations sociales et exposer une réflexion métaphysique, Ibsen rompt avec la tradition théâtrale prévalant au XIXème siècle, celle des drames romantiques ou des comédies bourgeoises, et inaugure la « pièce à thèse ». Concrétisation des théories contemporaines de Zola34, il crée un théâtre réaliste et adapte la tradition de la tragédie européenne à la classe moyenne, aux situations de son temps. Ses « drames domestiques »35 sont chargés d’implications tant sociales qu’éthiques et psychologiques, ouvrant la voie à la dramaturgie du XXe siècle. L’écriture dramatique elle-même est renouvelée par l’abandon des principes de la « pièce bien faite ». Le caractère discursif des pièces s’affirme au détriment des procédés traditionnels et des conventions dramatiques : la scène d’exposition disparaît, et les informations nécessaires à la compréhension de la situation surgissent selon une technique rétrospective, à travers les dialogues. La structure est dépouillée de tous procédés pouvant distraire de la problématique centrale, et les péripéties ont laissé place à une dissection verbale des relations humaines, qui bien souvent reste sur une interrogation, l’auteur se refusant à un dénouement qui l’obligerait à prendre position. Une autre innovation réside dans l’importance du tragi-comique. Instituant en procédé dramatique les « formes théâtrales ouvertes » de Shakespeare36, Ibsen utilise le ton de la comédie pour développer des thèmes tragiques : toute définition d’un genre est impossible dans une pièce comme Le Canard sauvage, apparente comédie menée avec légèreté jusqu’à ce qu’elle se conclue brutalement par le suicide d’une enfant. Le jeu entre les tons comique et tragique - magistral dans JohnGabriel Borkman - et la subtilité de l’analyse psychologique aboutissent ainsi à la naissance du « drame paradoxal »  où les héros sont des figures ambivalentes prises dans des situations d’une complexité interdisant tout jugement péremptoire. Par son observation désabusée, s’attachant avant tout à montrer l’absurdité des choses, par le jeu d’oscillation des modes dramatiques entre tragique et farce, Ibsen préfigure le théâtre paradoxal tel que Chekhov puis Beckett et Dürrenmatt ont pu le développer, mais également par l’importance qu’il accorde aux contradictions et fluctuations dans ses portraits psychologiques, ouvre la voie à une littérature  « de la vie spirituelle moderne » comme la réalise Knut Hamsun .

Notes
28.

Pour une biographie d’Ibsen, voir annexe 2.

29.

Pour un résumé des pièces d’Ibsen, voir annexe 3.

30.

Sur l’influence de Kierkegaard dans le théâtre ibsénien, voir J. E. Tammany, Henrik Ibsen’s Theatre Asthetic and Dramatic Art, New York, 1980.

31.

H. Rønning, « The Unconscious Evil of Idealism and the Liberal Dilemma : an analysis of thematic structures in Emperor and Galilean and The Wild Duck », extr. de Ibsen at the Centre for Advanced Studies, Oslo, 1987, pp. 171-201.

32.

G.B. Shaw, « The lessons of the plays » (1913), extr. de J. Mc Farlane, dir., Discussions of Henrik Ibsen, Boston, 1962, p.5.

33.

Ibsen, notes sur Le Canard Sauvage (1884). Cité in Rønning, p.188.

34.

Zola, « Le Naturalisme au théâtre » (1881), OEuvres complètes, Paris, 1968.

Si l’influence de Zola sur Ibsen comme sur toute la littérature européenne de l’époque est incontestable – elle sera encore plus déterminante en Norvège sur la génération suivante – Ibsen appréciait peu d’être comparé au naturaliste français : « Zola descend dans le cloaque pour s’y baigner, moi pour le nettoyer » (cité in M. Meyer, Henrik Ibsen, 1967, p. 515).

35.

Le titre de l’édition originale des Revenants (1881) indique : Les Revenants : un drame domestique en trois actes.

36.

G. Steiner, La Mort de la tragédie, Paris, 1965, p. 21.

Sur l’héritage inavoué de Shakespeare dans l’oeuvre d’Ibsen, voir I.S. Ewbank, « Ibsen and Shalespeare : reading the silence », extr. de Ibsen at the Centre for Advanced Studies, 1987, pp. 85103.