Henrik Ibsen, le contestataire

La renommée d’Ibsen réside aujourd’hui essentiellement dans son aura de poète et de ce qu’on a pu qualifier de « premier dramaturge moderne », un des principaux acteurs d’un renouvellement du théâtre européen tant dans ses thèmes que dans ses structures. Les sujets traités n’ont en eux-mêmes pour la plupart plus rien de choquant, et la pertinence actuelle des pièces, toujours jouées sur tous les continents, tient à la pérennité d’une écriture poétique et d’une réflexion métaphysique dépassant les simples phénomènes de société. On imagine mal dès lors la portée iconoclaste de l’oeuvre, et son influence sur la génération suivante d’artistes et d’intellectuels dans le domaine socio-politique. Pourtant, pour la jeunesse norvégienne, dont Munch fait partie, c’est plus comme figure de contestation que comme poète qu’Ibsen jouit d’un grand prestige. Le rôle que la littérature a joué en tant qu’acteur social dans la Norvège du XIXe siècle est tel que l’on a pu parler de « poétocratie » : dans une société à la culture à peine naissante, sous-développée37 même aux yeux d’Ibsen, l’autorité de l’homme de lettres s’affirme ; « ‘Ibsen, Bjørnson et d’autres n’étaient pas considérés seulement comme des poètes, mais comme de véritables prophètes, les guides spirituels et politiques du peuple norvégien’ ».38

Ibsen, reconnu en Norvège depuis 1863 avec Les Prétendants à la couronne, puis en Europe avec Les Soutiens de la société en 1878, devient un auteur polémique dans les années 1880. Le premier véritable acte de subversion est Maison de poupée (1879), « tragédie moderne »39 d’une femme combattant pour son indépendance au point d’abandonner mari et enfants.

‘« Maison de poupée explosa comme une bombe dans la vie contemporaine. Les Soutiens de la société , tout en attaquant les conventions sociales régnantes, conservait encore le dénouement heureux de la tradition théâtrale, ce qui adoucissait la critique. Mais Maison de poupée était impitoyable ; en se terminant non sur une réconciliation, mais sur une calamité inexorable, elle prononçait une condamnation à mort des éthiques sociales reconnues ».40

L’ampleur du scandale est proportionnelle à celle du succès commercial, non seulement en Norvège mais dans toute l’Europe. Mettant en question le caractère sacro-saint du mariage et de l’autorité patriarcale, assénant la conviction, contraire à tous les préceptes moraux prévalants, que le premier devoir d’un individu est envers lui-même, la pièce véhicule un message d’autant plus inacceptable qu’il fait sortir l’oeuvre littéraire du cénacle artistique pour pénétrer la classe moyenne dans ses préoccupations quotidiennes : « No play had ever before contributed so momentously to the social debate, or been so widely and furiously discussed among people who were not normally interested in theatrical or even artistic matters ». 41

Trois ans plus tard, « l’affaire » des Revenants (1881) installe définitivement Ibsen dans sa réputation d’iconoclaste. « ‘Les Revenants causeront probablement des remous dans certains milieux ; mais ceci ne peut être évité. Si ce n’était pas le cas, je n’aurais pas ressenti la nécessité de l’écrire’ » annonce Ibsen à son éditeur42, mais il est loin d’imaginer la violence des réactions. La levée de boucliers est immédiate, et la pièce reçoit un flot d’injures « ‘jamais égalé, sans aucun doute, dans toute l’histoire du théâtre ’»43.

Cette pièce, il est vrai, ne pouvait que choquer, et le caractère encore dérangeant aujourd’hui de certaines des positions exprimées sur l’inceste et l’euthanasie, laisse aisément imaginer la portée révolutionnaire de l’oeuvre à sa parution : « ‘It was not merely that it attacked some of the most sacred principles of the age, such as the sanctity of marriage (A Doll’s House had done that), and the duty of a son to honour his father. Far worse, it referred unmistakeably (if not by name) to venereal disease, defended free love, and suggested that under certain circumstances even incest might be justified ’».44 A l’extrémisme de ces thèses s’ajoute le portrait satirique du pasteur Manders, qui marque la pièce du sceau de l’athéisme, même si le combat d’Ibsen est moins dirigé contre la religion elle-même que contre sa pratique outrancière et pervertie.

Au sein d’une indignation générale, même les libéraux bien disposés envers Ibsen qualifient la pièce de « ‘phénomène pathologique repoussant qui, en attaquant la moralité de notre ordre social, menace ses fondations’ »,45 « ‘une des choses les plus dégoûtantes jamais écrites en Scandinavie ’»46. Pourtant, quelques personnalités isolées la défendent : tels Bjørnstjerne Bjørnson et les chefs de file de la littérature féministe Amalie Skram et Camilla Collett. Surtout, elle constitue une révélation pour la jeune génération en Norvège comme en Europe, qui voit en elle le symbole des forces révolutionnaires, la mise en cause des institutions sociales et l’expression du désarroi de la jeunesse. L’indignation de la bourgeoisie n’a d’égale que la passion des jeunes artistes, et le phénomène se propage en Scandinavie et en Allemagne. Le témoignage d’Hermann Bang restitue le climat entourant la publication de la pièce au Danemark :

‘« La pièce fut distribuée chez les libraires vers le soir. Les clients les plus impatients coururent dehors dans la nuit pour l’obtenir. Ce soir-là, je rendis visite à un jeune acteur qui venait de lire Les Revenants. ‘Ceci’ dit-il ‘est la plus grande pièce de notre époque.’ Le débat avait déjà commencé le matin suivant. Apparemment, un nombre extraordinaire de gens avait lu la pièce cette nuit-là (...) Un ou deux passionnés qui n’avaient rien à perdre, n’ayant pas de nom établi qui puisse être entaché par une quelconque association avec Les Revenants, firent des lectures publiques. Les gens s’attroupaient dans les lieux obscurs où ces lectures se déroulaient, dehors sous les ponts, au loin dans les banlieues. Un groupe d’acteurs inoccupés décida d’en faire une tournée. Ils voulaient jouer la pièce en province ».47

La violence de la réception ne fait que renforcer la conviction d’Ibsen selon laquelle l’efficacité du propos réside parfois dans sa brutalité. Ecrit en réponse aux détracteurs des Revenants, Un ennemi du peuple est un pamphlet aux thèses ouvertement provocatrices. En affirmant que « les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté sont la majorité », et que « la minorité a toujours raison », Ibsen s’interroge sur le bien-fondé d’une démocratie pervertie par la médiocrité intellectuelle du peuple.

Malgré ces atteintes répétées à l’ordre social, les positions politiques d’Ibsen restent ambiguës. L’homme s’est souvent montré beaucoup plus conservateur que l’écrivain48 ; en outre, méfiant de toute organisation, il n’a jamais revendiqué une quelconque affiliation politique. Sa remise en question des conventions oeuvrant à soumettre l’individu à la toute-puissance de la société, fait de lui un partisan du concept de Georg Brandes de « libéralisme aristocratique » : « ‘a radically critical attitude towards the status quo and towards all restrictive and blinding barriers, though at the same time implying an unrestricted belief in the outstanding individual’s right to be true to himself, regardless of consequences’ ».49 Sa revendication libérale au nom de la « noblesse de l’esprit » – « L’aristocratie de demain est celle de l’esprit et de la volonté »50 - atteste d’un élitisme intellectuel ayant des affinités avec les théories nietzschéenne et darwinienne, mais se heurte aussitôt au sentiment de culpabilité qui, déjà flagrant dans Peer Gynt, devient omniprésent dans les dernières pièces.

En réalité, Ibsen n’affiche aucune position, il questionne. Son pouvoir de sédition réside précisément dans sa démarche contre-affirmative qui, sans exposer de théories politiques propres, démontre l’inconsistance des positions prévalantes - cette neutralité même permettant toutes les appropriations possibles. Ainsi, Un ennemi du peuple, souvent qualifiée de pièce antidémocratique, est très mal reçue à sa publication par les socialistes anglais, mais se voit jouée à Paris au plus fort de l’affaire Dreyfus, Stockmann étant immédiatement identifié à Zola. Dans la Russie de 1905, elle devient la pièce favorite des révolutionnaires, et Stanislavski51 raconte l’enthousiasme du public le jour de la répression de la manifestation place Kazansky : « ‘The words aroused such pandemonium that it was necessary to stop the performance. The entire audience rose from its seats and threw itself towards the footlights... I saw hundred of hands stretched towards us, all of which I was forced to shake ’».52

Ibsen se donnait pour but de combattre « les préjugés et l’étroitesse d’esprit et le manque de clairvoyance et la servilité et la confiance aveugle dans l’autorité »53, caractéristiques qu’il trouvait typiques de la société scandinave bourgeoise et rationaliste. La puissance contestataire de son oeuvre n’en est pas moins ressentie non seulement en Norvège, mais dans toute l’Europe. C’est dans l’Angleterre victorienne que son influence se révèle la plus profonde, et les années 1880-90 voient émerger ce que George Bernard Shaw qualifie d’« ibsénisme », une mouvance politique et culturelle constituée de Marxistes, socialistes, fabiens54 et féministes. L’homme est brandi comme symbole de toute contestation sociale, sans égard au fait que lui-même se défend des engagements qu’on lui prête et affirme n’avoir jamais voulu peindre que des destinées humaines : « ‘J’ai été beaucoup plus un poète, moins un philosophe social, qu’on ne veut le croire en général’ »55. Ses dénégations comme le conventionnalisme de son style de vie ne suffisent pas à ternir son auréole de terroriste social, et son oeuvre lui échappant, il devient bon gré mal gré l’idole de toute une génération. Sa résidence même à l’étranger, revendiquée non sans quelque mauvaise foi comme un exil, lui confère une aura supplémentaire. Que le gouvernement norvégien lui ait en réalité accordé dès 1873 honneurs et décorations n’altère en rien son image de poète persécuté poursuivant le combat de sa retraite lointaine, et la jeune génération de fustiger l’étroitesse d’esprit d’une société qui ne sait pas reconnaître ses principaux bienfaiteurs. C’est bien à Ibsen, entre autres, que Strindberg fait allusion dans son poème de 1883 :

«  Peuple norvégien,
Je vois la foule de voyous et de laquais
sur tes trottoirs,
Pendant que vous, les maîtres,
Marchez, las,
Dans les rues pavées,
Mais je ne vois nulle part
vos grands hommes,
Forcés à l’exil ».56
Notes
37.

« une société aussi sous-développée que la nôtre » in De to theatre i Christiania, 1861, cité in I.S.Ewbank, p. 96

38.

A. Årseth, Ibsens samtidsskuespill, Oslo, 1999, p. 12. Sauf indication contraire, les textes et ouvrages en norvégien ont été traduits par nos soins.

39.

Ibsen, notes sur Maison de poupée, Rome 19.10.1878. Cité in M. Meyer, 1967, p. 466.

40.

Halvdan Koht, cité in M. Meyer, 1967, p. 476.

41.

« Aucune pièce n’avait auparavant participé au débat social de façon aussi capitale, ni été discutée avec autant d’ampleur et de passion par des gens qui n’étaient normalement pas intéressés par les questions théâtrales ou même artistiques », M. Meyer, 1967, p. 476.

42.

Lettre à Hegel, 23.11.1881, citée in M. Meyer, 1967, p. 505.

43.

J.Tammany, p. 217.

44.

« Ce n’est pas seulement qu’elle attaquait quelques-uns des principes les plus sacrés de l’époque, comme la sainteté du mariage (Maison de poupée l’avait déjà fait), et le devoir d’un fils d’honorer son père. Bien pire, sans prononcer le nom, elle parlait sans équivoque de maladie vénérienne, défendait l’union libre, et suggérait que dans certaines circonstances même l’inceste pouvait se justifier ». Meyer, 1967, p. 508.

45.

Emile Bøgh, du Théâtre Royal de Copenhague, cité in M. Meyer, 1967, p. 508.

46.

Ludvig Josephson, cité in M. Meyer, 1967, p. 508.

47.

Cité in M. Meyer, 1967, p. 512

48.

La biographie de Robert Ferguson, plus synthétique que celle de Michael Meyer, montre avec pertinence la dichotomie entre les revendications de l’artiste et les prises de position beaucoup plus équivoques de l’individu.

49.

« une attitude radicalement critique envers le statu quo et envers toutes barrières restrictives et aveuglantes, bien qu’impliquant en même temps une foi illimitée dans le droit de l’individu exceptionnel d’être fidèle à lui-même, sans se soucier des conséquences », H. Rønning, p. 174.

50.

Notes sur Le Canard Sauvage, 1881. Cité in H. Rønning, p. 188.

51.

Konstantin Alekseïev, dit Stanislavski (1863-1938), acteur, metteur en scène et directeur de théâtre russe.

En 1898, il fonde avec V. Nemirovitch-Dantchenko le Théâtre d’art de Moscou, auquel il adjoint en 1905 un studio expérimental. Parti du naturalisme scrupuleux de Hauptann, il évolue vers le symbolisme de Maeterlinck puis le réalisme synthétique de Chekhov.Il élabore un système de jeu qui repose sur l’implication psychologique du comédien dans ses rapports avec la fiction.

52.

« Les mots déclenchèrent un tel désordre que la représentation dut être interrompue. Le public entier se leva et se précipita vers la rampe. Je vis des centaines de mains tendues vers nous, que je dus serrer toutes ». Stanislavski, My life and art, cité in M. Meyer, intr. à Ibsen, An Enemy of the people, extr. de The Plays of Ibsen, New York, 1986, p.112.

53.

Lettre à Bjørnson, 12.07.1878, citée in M. Meyer, 1967, p. 261.

54.

La Fabian Society, société anglaise fondée en 1883, prôna un socialisme progressif, selon les méthodes de temporisation du politique romain Fabius Cunctator. Rejetant la théorie marxiste d’une lutte des classes, elle cherchait un « changement graduel et pacifique » de la société. Associée dès 1900 aux Trade Unions, distinguée par la publication d’écrits solidement étayés, elle fut en 1906 à l’origine de la naissance du Labour Party. Elle compta parmi ses membres des intellectuels, des économistes, des artistes, dont G.B. Shaw, H.G. Wells.

55.

Cité in A. Årseth, 1999, p. 14.

56.

Strindberg, Dikter paa vers och prosa, Stockholm, 1883, cité in R. Dittmann, Strindberg and Munch : parallelisms and mutual influence 1883 to 1897, Northfield, 1979, p. 27