Dans les années 1880, alors même que les personnalités littéraires de la Norvège, telles qu’Ibsen, Bjørnson, Kielland et Lie sont au faîte de leur gloire, un groupe de jeunes gens reprend les idées radicales d’Ibsen en les poussant encore plus loin. Constituée pour la plupart de jeunes issus de la bourgeoisie, étudiants ayant rompu avec leur milieu social, la « bohème de Christiania » professe son rejet de la société et son mal de vivre. Parmi eux, bien que quelque peu en retrait, le jeune Edvard Munch.
La personnalité dominante de ce groupe est Hans Jæger (1854-1910), rapporteur au Parlement jusqu’à ce que ses publications ne lui coûtent son poste. Ayant vécu en France, Jæger participe au succès des idées de Zola57 et se donne ‘« la tâche d’introduire le roman norvégien moderne ’»58, qu’il veut naturaliste et déterministe. Mais il est aussi titulaire d’une thèse de philosophie sur Kant et sa Critique de la raison pure, et opère un syncrétisme entre naturalisme français et idéalisme allemand qui forme la base idéologique de son programme politique et esthétique.59
Jæger reprend les interrogations d’Ibsen sur la légitimité de l’organisation sociale existante, mais les poussant à l’extrême, conclut à sa négation absolue et dénie le « droit moral » de la société à mettre en cause la responsabilité de l’individu. Considérant que l’éducation civique n’a d’autre effet que celui de soumettre l’individu à une société uniforme et d’appauvrir sa personnalité, Jæger revendique une existence libre de toute entrave. Son combat vise les « colosses de granit » que sont « le christianisme, la morale et le vieux concept du droit », son cheval de bataille étant l’union libre, « ‘une vie commune libre et ouverte entre des hommes et des femmes libres et ouverts qui ne connaiss[ent] aucune autre loi de vie sociale que l’amour et la liberté et le bonheur terrestre.’ »60 La bohème souffle un vent libertaire et anarchiste dans une société malade de son puritanisme : « ‘Délivrer, oui, c’était le mot d’ordre de toute la littérature scandinave entre 1880 et 1890 ’» se souviendra Strindberg61.
Pour autant, le rêve révolutionnaire ne suffit pas à combler une existence dont le sentiment d’inanité s’impose toujours plus aux yeux des bohèmes, qui trouvent dans le personnage d’Osvald des Revenants l’incarnation de leur désespérance. Dans son roman Fra Kristiania Bohêmen de 1885, Jæger fait le portrait d’une jeunesse désabusée : « les enfants de l’avenir nés trop tôt », trop brillants, ne trouvent dans cette société aucun but pouvant justifier leur existence, et essayent vainement de se griser par des « narcotiques spirituels » tandis que « l’idée du suicide couve en eux »62 . Le narrateur, Herman Eek, et son jeune ami Jarmann, sont tous deux victimes de « ‘cette morale désormais souveraine, qui en entravant le besoin naturel des êtres à l’érotisme, l’étouffe et le mutile et le transforme en souffrance plutôt qu’en amour ’».63 Le jeune Jarmann, malgré les distractions que lui procurent l’alcool et les prostituées, s’enfonce dans la dépression, abandonne ses études, puis finit par se supprimer. Eek puise ses ressources dans la philosophie, tente une expérience de relation libre, rêve d’une école de la vie pour jeunes filles en fleur, mais se révèle physiquement et psychologiquement tout aussi impuissant. Sa vie fantasmatique lui a ôté toute capacité de vivre réellement, son existence se réduit à celle d’un spectateur, « l’existence romantique d’un mort ».
Se revendiquant naturaliste mais en réalité subissant déjà l’influence de la littérature décadente, Fra Kristiania Bohêmen devient l’expression de désespoir de toute une génération. « Aucun livre ne m’a fait une pareille impression » note le jeune Munch64, qui à la mort de Jæger, réitérera : « Il a écrit le meilleur roman qui existe sur Christiania ».65 Les bohèmes de Christiania se veulent les héritiers de la puissance contestataire d’Ibsen66, mais si le dramaturge mettait en question les valeurs de la société, eux les nient en bloc, franchissant par l’extrémisme de leurs idées les limites acceptables : Fra Kristiania Bohêmen est saisi dès sa publication, son auteur condamné à soixante jours d’arrêt pour obscénité et blasphème - le roman doit attendre 1950 pour être de nouveau publié.
La bohème se veut également impliquée dans les mouvements de lutte sociale. Jæger et la plupart de ses disciples se déclarent anarchistes, mais soutiennent le Parti Libéral de Gauche ; le groupe est étroitement lié à la Société des travailleurs de Christiania et participe activement aux manifestations populaires.67 En tant qu’auteur naturaliste, Jæger se donne comme tâche d’étudier les exclus de la société, tels que les criminels, les prostituées et les jeunes bohèmes68. Ce combat est relayé dans le domaine pictural par les tableaux de Christian Krohg, l’autre grande figure du mouvement, qui portraiture les pauvres gens, marins ou ouvriers, et dénonce la misère urbaine dans Le Combat pour la vie 69 . Christian Krohg, décrit par Georg Brandes comme un de ces « ‘nihilistes enthousiastes, socialistes, athées, naturalistes, matérialistes et égoïstes (...) [qui] louaient la politique de la Commune de Paris »70 est avant tout peintre, mais également journaliste et écrivain. Il dirige la revue de la bohème, Impressionisten (L’Impressionniste), et écrit Albertine (1886), roman sur la déchéance d’une jeune couturière contrainte progressivement à la prostitution et devenue la proie d’un homme qui n’est autre qu’un membre influent de la police. Inspirée d’une histoire vraie, roman naturaliste mais écrit « en touches rapides, légères, impressionnistes’ »71, Albertine est une dénonciation de la double morale de la société bourgeoise qui vaut au livre d’être interdit dès sa parution, mais déclenche une vaste polémique dans la vie intellectuelle de Christiania.
Krohg est un bon exemple de la perméabilité des frontières entre les arts dans le mouvement de la bohème : à partir de son roman, il réalise plusieurs tableaux sur les personnages et les scènes72. Une peinture de grand format, Albertine dans la salle d’attente du médecin légiste 73 deviendra une des oeuvres majeures de l’art norvégien. Krohg a fait partie de la colonie scandinave de Grèz-sur-Loing, puis du cercle de Skagen ; il devient avec Frits Thaulow le principal artisan de l’importation de la technique impressionniste en Norvège, qui va être utilisée essentiellement pour dépeindre des sujets naturalistes, dans le sillage de Raffaelli. Avec Krohg, toute une génération de peintres abandonne la tradition germanique à laquelle la Scandinavie a toujours été sujette et se tourne résolument vers l’art français, qu’elle assimile en l’adaptant à ses propres préoccupations. La notion d’impressionnisme comme celle de naturalisme sont, il est vrai, utilisées par la bohème parfois indifféremment, dans une acception aussi large que floue, sorte de syncrétisme de toutes les propositions modernes. Krohg l’entend essentiellement comme peinture de la subjectivité et y associe des peintres tels que Manet, Böcklin, Klinger et Munch, et des auteurs comme Maupassant et Jæger, dont il dit rétrospectivement qu’« ‘il n’essayait pas de donner une image objective de la réalité, mais la réalité telle que lui-même la voyait. Dans ce sens, il était impressionniste, oui il était le seul impressionniste parmi nous’ ».74
Aux revendications socio-politiques s’ajoute en effet un combat artistique dans un pays là encore en friche. En l’absence d’académie des beaux-arts, la vie artistique, régie par les associations, dont la plus influente - l’Association d’art de Christiania, fondée en 1836 - est contrôlée par « de riches dilettantes »75 aux goûts résolument conservateurs. Se situant sous l’influence de la tradition allemande, l’Association d’art a oppose une fin de non-recevoir à la peinture de la nouvelle génération. De façon peu surprenante, le conflit prend un caractère politique, les journaux conservateurs défendant les anciens maîtres de l’école de Düsseldorf et les libéraux les partisans de l’art français. En 1882, les jeunes artistes organisent leur première Exposition d’automne et font découvrir l’art moderne aux habitants de Christiania. Deux ans plus tard, l’Exposition d’automne est rebaptisée Exposition annuelle d’art, devient étatique et subventionnée. « ‘La reconnaissance officielle des Expositions d’automne fut une étape dans l’organisation d’un monde artistique avec un gouvernement autonome, totalement démocratique, mis en place alors qu’au même moment, un gouvernement populaire parlementaire s’installait en politique’ »76.
Tandis qu’en France une génération plus tôt l’ampleur du phénomène des Salons a concouru au développement des relations entre artistes et littérateurs, dans la Christiania sous emprise « impressionniste » c’est inversement l’importance des échanges entre intellectuels et artistes qui aboutit naturellement à la mise en place d’un salon, donnant à la Norvège les moyens de devenir une véritable nation artistique. Avec cette victoire, les artistes norvégiens, exilés pour la plupart, peuvent revenir dans leur patrie, important les diverses influences européennes.
La bohème de Christiania fut ainsi l’un des principaux acteurs dans une époque d’effervescence intellectuelle et artistique, où rarement préoccupations sociales, politiques et artistiques furent aussi étroitement liées. Les débats multiples et enflammés étaient menés par les mêmes protagonistes quel que soit le domaine abordé, et ceux-ci franchissaient avec désinvolture les frontières artistiques, utilisant tous les media à leur disposition pour véhiculer leur message révolutionnaire.
Les années 1880 devaient cependant constituer la dernière période d’un engagement politique enthousiaste et acharné, tel que l’avaient rêvé les intellectuels scandinaves. Johan Sverdrup, « porte-drapeau pour un gouvernement populaire », avait cristallisé tous les espoirs des partisans de la gauche tant modérée que radicale, dont « l’enthousiasme atteignait une ardeur presque religieuse ».77 Mais les espérances consacrées par le changement de gouvernement en 1884 allaient rapidement être déçues, le pragmatisme de Sverdrup et ses concessions envers la bourgeoisie dominante lui faisant perdre la confiance des radicaux. Arne Garborg, dans sa pièce Les Intransigeants (1888) exprimerait la désillusion de la jeune génération d’intellectuels : « ‘Lui - lui cet homme - lui que nous acclamions jusqu’à dimanche dernier - il m’a pris ma foi. A moi et à toute ma génération. Fatiguée, écoeurée et sans illusion, voilà la jeunesse que nous sommes, et qui maintenant rue dans les brancards’ ».78
Le nouvel art qui naît dans les années 1890 abandonne l’engagement sociopolitique pour se consacrer à l’individu : le modèle français à suivre n’est plus Zola, mais Baudelaire, en qui les déçus de la bohème retrouvent leur mal de vivre dans une existence dominée par l’Ennui – cet ennui qu’incarne Hedda Gabler. Le mouvement de la bohème n’a pas survécu à l’exil de Jæger en France, mais les artistes norvégiens ont peu à peu comblé leur retard culturel, et en même temps que les symbolistes européens, la nouvelle génération - Garborg, Obstfelder et Hamsun en littérature, Munch en peinture – entreprend d’exprimer l’essence de « la vie spirituelle moderne » à un niveau universel. Ibsen, qui n’est pas sans subir lui-même l’influence de ces nouveaux artistes, et explore à son tour dans ses dernières pièces les chemins ouverts du symbolisme et du néo-romantisme, fait alors partie des institutions à mettre à mal ; Strindberg comme Hamsun ne se priveront pas de le dénigrer, mais la véhémence des attaques reste le meilleur garant de la stature de leur cible. Référence artistique, par les nouvelles voies qu’il a ouvertes à la littérature moderne ; référence politique, par ses engagements sociaux et son pouvoir de sédition ; mais également gloire nationale, en tant qu’une des rares personnalités norvégiennes célébrées à l’étranger et contribuant à faire apprécier une culture nationale jusqu’alors totalement méconnue (dont Peer Gynt est un des plus beaux fleurons), Ibsen reste pour ses jeunes compatriotes une figure emblématique. Quelque vingt ans plus tard, lorsque Munch fait la connaissance de Gustav Schiefler, c’est à lui et à la bohème qu’il attribue les principales influences de sa formation intellectuelle :
‘« Er erzählt von der Wandlung der sittlichen Anschauung in der großstädtischen Jugend in Norwegen, insbesondere in Christiania. Da seien die moderne Ideen wie ein Wirbelwind hineingefahren und hätten alles umgekehrt. Er spricht von seinem Freunde, Hans Jäger, der die freie Liebe habe einführen wollen, empfiehlt mir als Erkenntnisquelle für die Zustände in Christiania Jägers beide Bücher Der Christiania-Bohême und Kranke Liebe. (...) Auch Ibsens Dramen hätten auf die Jugend gewirkt ».79 ’Les oeuvres de Zola ont paru très tôt en Scandinavie : des traductions en suédois et danois sont publiées dès 1880, en norvégien à partir de 1885.
Préface à Fra Kristiania Bohêmen [De la bohème de Christiania], Oslo, 1997 (1885), p.5. L’orthographe est celle de l’auteur.
G. Woll, cat. expo. 1993, Lillehammer, Edvard Munch – Monumental projects, p. 19.
Fra Kristiania Bohêmen, cité in Norges litteraturhistorie, III, p. 577-578.
A. Strindberg, Légendes, Paris, Mercure de France, 1967, p.149.
Dans Fra Kristiania Bohêmen (p. 19) , le narrateur s’amuse du désarroi de son ami qui se plaint : « ‘Ah ! savoir que je ne travaillerai jamais, que je ne ferai jamais rien, que je ne serai jamais personne !(...)’ Je souris : Les Revenants venaient de passer sur scène, et il n’avait malgré tout ni syphilis, ni paralysie ».
Norges Litteraturhistorie, III, p. 578.
EM II n°2770, cité in A.Brenna, « Hans Jæger og Edvard Munch », p.92. Les références indiquées sont, sauf indication contraire, celles du Musée Munch, Oslo (MM), la majeure partie des archives privées du peintre se trouvant au Département de Documentation du musée.
Lettre à J. Nilssen, 21.01.1910, archives MM.
« Il regarda tristement la table, où se dressaient les bustes de Bjørnson et d’Ibsen, un à chaque coin de l’écritoire. (..) Combien de moments de bonheur et d’élévation lui avaient-ils procuré – des moments emplis d’un enthousiasme pur et noble, où tout ce qui était vicié était éloigné de ses pensées ! » (Fra Kristiania Bohêmen, p.24).
Sur les actions politiques de la bohème de Christiania, voir Gerd Woll, « Growing up in the best East End », in cat. 1993, Lillehammer, pp. 15-24.
Fra Kristiania Bohêmen, préface, p.5.
C. Krohg, Le Combat pour la vie, 1888-1889, huile sur toile, 300x225, Oslo, Nasjonalgalleriet.
G. Brandes, 1885, cité in B. Lindwall, « Artistic revolution in Nordic countries » in cat. Northern light – Realism and symbolism in Scandinavian painting, 1880-1910, New York, 1982, p. 36.
Norges Litteraturhistorie III, p. 588.
C. Krohg, Jossa, 1886, huile sur toile, 82x54.5, Oslo, Nasjonalgalleriet ;
C. Krohg, La Mère d’Albertine, ant. 1884, huile sur toile, 66x42, coll. part.
C. Krohg, Albertine dans la salle d’attente du médecin légiste,1886-87, huile sur toile, 211x326, Oslo, Nasjonalgalleriet. Munch a vraisemblablement participé à la réalisation de cette toile.
C. Krohg, Conférence Den bildende Kunst som Led i Kulturbevegelsen [Les arts visuels comme moteurs du mouvement culturel] , cité in Litteraturhistorie, III, p. 58.
B. Lindwall, p. 37.
J. Thiis, cité in B. Lindwall, p. 38.
Norges Litteraturhistorie, IV, p.9.
Op. cit.
« Il raconte l’évolution des moeurs chez les jeunes citadins de Norvège, en particulier à Christiania. Les idées modernes ont pénétré en rafale, bouleversant tout. Il parle de son ami Hans Jæger, qui voulait instituer l’amour libre, et me recommande pour comprendre la situation à Christiania les deux livres de Jæger La Bohème de Christiania et Amour libre. Les drames d’Ibsen également ont agi sur la jeunesse ». Journal de G. Schiefler, 28.12.1903, Edvard Munch / Gustav Schiefler : Briefwechsel I, § 63.
Gustav Schiefler, juriste allemand, est un des premiers mécènes de Munch, qu’il rencontre en 1902, et restera un de ses plus fidèles amis. Il établira le premier catalogue raisonné de son oeuvre graphique.