Le philologue norvégien Sigurd Høst, dans un article de 1928 sur les différents portraits d’Ibsen, commente ainsi la relation de celui-ci et Munch : « ‘Les deux hommes se rencontraient fréquemment, et les conversations inopinées étaient nombreuses. Ainsi il se fit que Munch fut humainement plus proche d’Ibsen que la génération précédente de peintres, avec lesquels le maître n’avait qu’un rapport officiel de modèle ’».80
Cette assertion fut longtemps relayée avec d’autant plus d’enthousiasme que l’idée d’une amitié entre les deux artistes les plus célèbres de Norvège est bien évidemment très flatteuse. Mais le mythe ne résiste guère aux investigations. Høst était un ami proche de Munch, et son admiration pour l’artiste l’a visiblement entraîné, soit à en amplifier les dires, soit à prendre pour argent comptant des paroles spontanées souvent aussi exagérées que contradictoires. L’artiste lui-même, dans ses notes, n’a jamais parlé ni d’amitié ni même de fréquentation particulière, et s’il s’efforce de relater plusieurs rencontres, celles-ci prennent justement par là valeur d’exception.
Lorsque Munch commence à fréquenter les milieux littéraires dans les années 1880, Ibsen réside en Allemagne et n’exerce son influence sur ses compatriotes que par ses oeuvres et ses déclarations à distance. Ce n’est qu’en 1891 que l’écrivain revient dans son pays - peu de temps avant que Munch lui-même n’entame ses années d’errance. Il constitue alors, à son corps défendant, l’attraction de la capitale, tant par l’amusement que procurent sa physionomie caractéristique et ses habitudes d’une régularité métronomique que par sa renommée d’intellectuel. Lui-même souffre de cette popularité peu gratifiante et tend à éviter les contacts. La première rencontre que relate Munch est ainsi très significative, tant du prestige de l’écrivain sur ses jeunes compatriotes, que de la distance que celui-ci tient à instaurer au niveau humain :
Le deuxième contact est plus aimable, grâce à l’amitié commune des deux hommes avec le docteur Julius Elias, ami et éditeur d’Ibsen, que Munch fréquente à Berlin ; il entérine, peut-on dire, la reconnaissance du jeune artiste par le dramaturge : en 1893, de retour d’Allemagne, Munch est chargé de transmettre les salutations du docteur à Ibsen ; il se rend à son domicile, mais est soulagé d’apprendre qu’il est absent et laisse sa carte. Peu après, il voit Ibsen dans la salle de lecture du Grand Hôtel :
‘« Là, au coin près de la fenêtre donnant sur Karl Johan Gata, dans la pénombre, Ibsen est assis derrière son journal - de derrière ses lunettes, il jette de temps à autre un coup d’oeil étincelant dans la pièce. Il avait l’habitude de s’installer là tous les jours avant le repas – pour lire les journaux et boire un verre – Ici, il gardait un peu le contact avec l’Europe qu’il avait laissée.Mais ces rencontres s’en tiennent aux civilités d’usage, et n’ont pas d’impact artistique. Le seul réel échange d’ordre créatif entre ces deux personnalités d’exception a lieu en 1895, lorsque l’écrivain renommé, qui a dû retrouver dans la notoriété controversée du jeune peintre des réminiscences de sa propre carrière, prend la peine de venir visiter son exposition.
Parmi les multiples paradoxes d’Ibsen, son attitude toujours ambivalente entre conservatisme et modernité se reflète également dans le domaine pictural. Si sa production propre83 et sa collection personnelle d’oeuvres d’art ne témoignent en rien d’un goût pour l’avant-garde et restent dans le domaine de l’ordinaire, on doit lui reconnaître un intérêt constant envers les jeunes artistes. Il a entre autres acheté le portrait de Strindberg par Krohg, a encouragé le jeune sculpteur Gustav Vigeland en visitant son exposition en 1894. Son jugement en matière d’art est d’ailleurs connu et tenu en estime, puisque l’écrivain en 1873 a été choisi pour être le jury norvégien à l’Exposition Universelle de Vienne.
Lorsqu’il se rend à la galerie Blomqvist en 1895, l’exposition Munch est au coeur du scandale, et les réactions sont encore plus violentes que celles qui ont suivi l’exposition de Berlin trois ans plus tôt. Une polémique passionnée est en cours à la Société des Etudiants entre défenseurs et détracteurs du peintre ; parmi ces derniers, l’étudiant en psychiatrie Johan Scharffenberg a fait une conférence sur la psychopathologie de Munch, devant l’artiste assistant aux applaudissements « tandis qu’il se tenait contre le mur et écoutait, pâle comme la mort »84. Bjørnstjerne Bjørnson lui-même participe à cette attaque générale, lui qui a déjà rédigé un article peu amène envers Munch quelques années plus tôt.85 La prise de position de son éternel rival n’est peut-être pas totalement étrangère au fait qu’Ibsen vienne en personne apporter son soutien au jeune peintre, mais l’estime de l’écrivain n’en est pas moins sincère. Munch, plus de trente ans après, a relaté cette visite de l’exposition dans sa publication Livsfrisens tilblivelse (Genèse de la Frise de la Vie), lui donnant une importance toute particulière dans sa vie et son oeuvre de créateur (annexe 4). L’épisode est également évoqué dans plusieurs notes privées86, dans lesquelles l’artiste insiste tout autant sur le soutien moral de l’homme – « ‘Cela m’intéresse beaucoup. Croyez-moi, il en sera pour vous comme pour moi, plus vous vous ferez d’ennemis, plus vous vous ferez d’amis’ »87 - que sur les affinités entre leurs oeuvres respectifs. Munch en particulier établit un parallèle entre ses tableaux et la dernière pièce d’Ibsen, Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, dont le peintre sans l’affirmer vraiment laisse à penser que l’écriture aurait été inspirée par la visite de l’exposition.
L’hypothèse d’une éventuelle influence du peintre sur le dramaturge sera étudiée plus loin, mais il faut dès maintenant souligner le caractère unilatéral des commentaires sur cette visite en particulier et plus généralement sur la relation entre les deux artistes. Nulle part dans la production privée d’Ibsen, que ce soit dans sa correspondance, ses notes ou des témoignages, on ne trouve mention du peintre ni de cette fameuse exposition, et M. Meyer dans son encyclopédique biographie du dramaturge passe totalement sous silence un quelconque lien personnel entre les deux hommes. Quelle qu’ait été l’estime du vieil écrivain devant un des membres de la génération montante - estime non dénuée d’envie et d’appréhension, comme elle est ouvertement exprimée dans Solness le Constructeur - il est clair que cette rencontre a, des deux artistes, beaucoup plus marqué le cadet que l’aîné. On ignore si d’autres réunions ont fait suite à celle-ci ; seule la dernière entrevue entre les deux hommes est évoquée par Munch, non sans regret car elle fut malheureuse. La date reste inconnue, mais elle se situe vraisemblablement vers 1900, peu avant la première attaque cérébrale d’Ibsen qui allait marquer le début d’une claustration de plusieurs années, et surtout la fin de son activité d’écrivain. Munch la relate à son cousin Ravensberg dix ans plus tard :
‘« Cela ne s’est pas très bien terminé entre nous. Malheureusement, j’étais déjà à cette époque en lutte avec cette fille, j’habitais rue de l’Université (Hauge était parti) dans ma petite chambre, une fois je me suis senti malade soudainement sur Karl Johan , le coeur qui palpite, fiévreux, je suis rentré au Grand Hôtel, j’ai pris une chambre, je ne voulais pas être seul chez moi si j’étais malade. Le soir, je suis descendu dans la salle de lecture, je suis resté avec Pettersen et Vaitz pour discuter de gravures, on a bu quelque chose et on devait partir, quand je vois le serveur debout qui refuse de s’en aller, il veut être payé, je dis que j’ai une chambre ici et je lui demande de mettre ça sur ma note comme on le fait dans tous les hôtels. Le serveur devient grossier. Je vais voir Ibsen pour me plaindre, c’est vrai que j’avais pas mal bu pour calmer ma bronchite.La querelle eût été sans gravité, ne révélant rien d’autre que leurs susceptibilités respectives, si Ibsen n’était tombé malade peu de temps après, et Munch ne put pour lui témoigner son estime que faire transmettre ses amitiés par une tante qui soigna l’infirme dans ses derniers mois.89
Ces quelques entrevues, aussi importantes qu’elles aient été pour le peintre, ont souvent été surestimées, et doivent être resituées dans le contexte de la ville encore très provinciale qu’est Christiania à la fin du XIXe siècle – où les rencontres sont fréquentes, encore plus dans le milieu artistique, dont la taille reste modeste. Etant donnée la régularité avec laquelle l’un comme l’autre se voyaient au Grand Café, il est étonnant qu’aucune discussion artistique autre que la visite de l’exposition n’ait eu lieu. La relation entre les deux hommes est moins révélatrice d’une soi-disant amitié qu’au contraire, d’une absence d’échanges personnels entre ceux qui allaient devenir les deux plus grands artistes norvégiens. Dans les dernières années de la vie d’Ibsen, la renommée de Munch était déjà suffisamment installée pour que celui-ci puisse se permettre de solliciter l’écrivain. Il aurait pu, comme d’autres artistes, chercher à obtenir d’Ibsen que celui-ci pose pour lui - Vigeland par exemple était venu portraiturer le vieil homme chez lui ; il n’en a rien fait. Depuis son premier portrait pour l’affiche de John-Gabriel Borkman en 1897, l’artiste a utilisé pour ses portraits successifs des photographies, jamais le modèle lui-même, alors qu’il en avait la possibilité. Les relations personnelles entre Munch et Ibsen seront restées empreintes d’une estime réciproque, mais également d’une distance respectueuse maintenue par le peintre avec son aîné, qu’il ne pourra s’approprier qu’à travers sa propre production artistique : s’approprier l’homme par ses portraits, et surtout s’approprier l’oeuvre écrite par ses travaux graphiques.
S. Høst, « Ibsen portretter » [« Les portraits d’Ibsen »], Kunst og Kultur, Oslo, 1928, p. 12.
Note de Munch, T 2774. Une traduction anglaise est publiée dans le catalogue de 1978, Nothfield, Edvard Munch and Henrik Ibsen, p.12.
La date de 1877 est erronée : Ibsen n’est rentré définitivement qu’en 1891. Mais la rencontre peut dater de son premier séjour en Norvège en 1885. Jappe Nilssen est un membre de la bohème, parent et amis intime de Munch. Karl Johan Gata, où se trouve le prestigieux Grand Hôtel (et Grand Café), est l’avenue principale de Christiania, qui relie le Parlement au palais royal.
Note de Munch, citée in cat. expo. 1979, Norwich, Munch and his literary associates, p. 31.
Sur l’activité de peintre amateur d’Ibsen, voir O.L. Mohr, Henrik Ibsen som maler [Henrik Ibsen peintre], Oslo, 1953. Celle-ci n’a pas dépassé le niveau du simple passe-temps, et l’artiste l’a interrompue dès que sa carrière d’écrivain s’est établie.
Edvard Munch som vi kjente ham - Vennene forteller [Edvard Munch tel que nous l’avons connu – Témoignages d’amis], Oslo, 1946, p. 41.
Son article « Du mauvais usage des bourses d’études »(Dagbladet, 12.12.1891) est directement dirigé contre Munch. Cité in A. Eggum, « Importance des deux séjours de Munch en France », extr. de cat. expo. 1991-92, Oslo-Paris, Munch et la France, p. 128.
Livsfrisens tilblivelse, Christiania, 1929. La note N 314 (non datée) est certainement un brouillon pour la publication. L’épisode est rapidement évoqué dans une autre note :
« Ibsen fut très intéressé par mes tableaux lors de mon exposition chez Blomqvist 1895 - Je dus lui montrer chaque tableau - Il s’intéressa beaucoup au jeune homme assis, mélancolique, sur une plage - et les trois femmes que j’ai appelées la Nonne - la putain et la femme à la fleur -
Les trois faces de la femme
Dans Les Morts se réveillent la même triade apparaît » (N 68, non datée)
La phrase apparaît souvent mentionné dans les notes de l’artiste, parfois sans que le contexte soit relaté, comme dans les courtes notes écrites sur une page d’un carnet de croquis : « Les mots qu’Ibsen m’a dits – Plus vous aurez d’ennemis – plus vous aurez d’amis » (T 195-167, 1925-30) La phrase est également rapportée à Ravensberg (Journal de Ravensberg, 07.01.1910, annexe 5) mais l’artiste a ajouté : « Je reconnais que j’ai été un peu déçu quand j’ai lu plus tard qu’il avait dit exactement la même chose à John Paulsen ».
Journal de Ludvig Ravensberg, 07.01.1910 (annexe 5).
Lettre de Munch à sa tante Karen Bjølstad, Bad Egelsburg, Thüringen, 17.11.1905 (publiée in Edvard Munch - Brev til familien [Edvard Munch, Lettres à sa famille], Oslo, 1949) : « Ce serait drôle si Laura Bjølstad pouvait saluer Ibsen de ma part d’une façon ou d’une autre - il a toujours été des plus gentils envers moi - mais malheureusement juste quand j’ai attrapé cette grippe qui a duré si longtemps, il y a eu des complications - il est tombé malade lui aussi après ».
Laura Bjølstad est une des demi-soeurs de la mère et la tante d’Edvard. Nous prenons la liberté de traduire « elskverdig » par « gentil » plutôt qu’« aimable » comme c’est la traduction habituelle, car il y a une notion de chaleur humaine qui nous semble importante ici.