Les portraits d’Ibsen par Munch

Le premier portrait que Munch réalise d’Ibsen est en réalité un programme pour la création de la pièce John-Gabriel Borkman au Théâtre de l’OEuvre en 1897, alors que l’artiste se trouve à Paris. La composition de la lithographie (fig.1) est dominée par le visage de l’auteur, s’inscrivant dans le paysage en arrière-plan d’une cité portuaire dominée par un phare projetant ses lumières. Par le caractère abréviatif du programme, le portrait reste conventionnel, restituant l’image officielle de l’écrivain, et est subordonné à la composition générale qui ressortit avant tout du programme de théâtre.

La première oeuvre qui relève véritablement du portrait étudié est une peinture à l’huile de 1898 (fig.2). Elle situe l’homme, comme le programme de l’année précédente, en relation avec un contexte extérieur : la foule animée de Karl-Johann Gata. L’artiste situe son personnage dans le lieu dans lequel il l’a côtoyé, cité dans toutes ses notes relatant leur rencontre : la salle de lecture du Café du Grand Hôtel. Mais la relation est celle d’une distanciation entre l’homme et la ville, qui apparaissent juxtaposés mais sans réelle communication. Ibsen est à l’abri de l’effervescence de la ville, telle qu’on l’aperçoit à travers les vitres du Grand Café. La mise à distance entre un individu cloîtré et la vie extérieure est un motif qui apparaît assez tôt chez Munch, dès Printemps (fig.3) puis dans les oeuvres de la première époque parisienne, telle La Malade à la fenêtre 90, la profonde mélancolie et le sentiment d’isolement, d’inappartenance, s’imposant dans la Nuit à St Cloud.91 Dans le portrait d’Ibsen, la distance entre intérieur et extérieur est réduite, et les détails de la vie urbaine se dessinent sur les carreaux de la fenêtre. Mais l’homme en est séparé par le lourd rideau noir contre lequel il se tient ; loin de la contempler avec envie, il tourne résolument le dos à cette vision et se concentre sur le spectateur, qu’il scrute avec méfiance. Relation ambiguë entre l’individu et la société, qu’il renie parfois et dont pourtant il se nourrit et pour laquelle il oeuvre. Version moderne des portraits sur fond de paysage, ce tableau rompt avec les représentations antérieures du poète par ses contemporains : la plupart des autres portraitistes ont dépeint le seul visage de l’écrivain ou l’ont montré à son bureau, dans une logique réaliste ; Munch, quant à lui, exploite la valeur symbolique du décor pour définir la vocation sociale de l’artiste.

Dans sa représentation du modèle lui-même, Munch a apparemment respecté l’iconologie traditionnelle d’Ibsen : sa mine sévère, la bouche pincée aux plis tombants, « symbole du sphinx silencieux », « le front du penseur »92, les sourcils froncés, et la dissymétrie du regard – l’oeil gauche plus ouvert que le droit - sont l’apanage de presque tous les portraits de l’écrivain. La particularité des yeux d’Ibsen a souvent été relevée, interprétée comme l’expression de sa dualité et le signe d’un esprit particulièrement pénétrant ; elle est l’élément essentiel du portrait que fait Lugné-Poe de l’écrivain: « ‘Le regard inhabituel de cet homme attira mon intérêt. Je n’ai jamais pu oublier ses yeux, et seul le peintre Edvard Munch a réussi à les reproduire dans un dessin. Un oeil, à moitié fermé, semblait examiner et réfléchir, et l’autre observait et était particulièrement plein de vie et de chaleur. Il me sembla que la couleur indéfinie de ses yeux rayonnait avec une luminescence inhabituelle derrière ses lunettes ’».93

Cette caractéristique que l’on a longtemps cru révélatrice du génie du poète est, beaucoup plus prosaïquement, due à un défaut congénital94, mais elle n’en a pas moins été exploitée à des fins symboliques. Munch l’accentue à l’extrême, montrant l’oeil gauche grand ouvert et l’oeil droit presque complètement fermé. Il choisit de représenter son modèle sans lunettes, contrairement à l’image habituelle, ce qui en durcit l’expression. Le plasticien qu’il est ne peut s’empêcher de jouer avec les formes si particulières du visage d’Ibsen, dont il restitue les masses de la barbe et de la chevelure en lignes ondulées et volutes qui en accentuent encore l’aspect singulier : pour R. Gray, « ‘the hair and the beard stand out from the portrait head like pointed flames, more resembling Blake’s Jehovah than a portrait of a man, and Munch had not misread Ibsen, in seeing him as seeking, and perhaps expressing, a kind of divinity’ »95. L.R. Langslet, pour sa part, y voit « un lointain écho d’une vieille iconographie »96, celle des Saintes Faces. Une essence divine ? Les deux touches qui gratifient les contours des favoris d’un ton roux flamboyant, et le traitement du buste qui le fond dans l’arrière-plan, faisant ressortir la seule tête du modèle comme une apparition rendue plus effrayante encore par son expression menaçante, concourent plutôt à faire du personnage un être diabolique. Sous le portrait apparemment officiel, l’artiste n’oublie pas les mots que le poète lui a dit en privé, lors de sa visite de 1895, à propos de sa prochaine pièce John-Gabriel Borkman : « ‘Ce sera encore, comme d’habitude, quelque chose de diabolique de ma part, quelque chose pour vous’ ».97

Munch reprend son tableau dans une lithographie de 1902 (fig. 4). La composition est identique, si ce n’est le cadrage resserré de l’image qui rend la tête encore plus monumentale. Un des tirages est aquarellé à la main98 et le jeu entre les couleurs vert pâle de la crinière, rouge du visage et noir du rideau restitue l’aura magnétique du modèle, que l’artiste rend définitivement borgne en raturant l’oeil droit d’un trait vert.

La grande majorité des portraits du poète – mises à part les caricatures, dont Ibsen a été une victime de choix – l’ont montré sévère, parfois menaçant, mais dont le caractère impressionnant résidait dans son autorité de penseur. Nul n’aurait songé à mettre en cause sa respectabilité ; même sa représentation « en Socrate » de Gustav Vigeland dans le projet de monument funéraire, est par son caractère volontairement traditionnel - un nu drapé à l’antique, couché sur un sarcophage supporté par deux atlantes recroquevillés - 99 sacralisante. Seul peut-être le tableau de Walther Firle100 déroge à cette image d’idole inaccessible, de statue du Commandeur. Son Ibsen se montre comme un troll ou un « Jack-in-the-Box », au regard mauvais, à la barbe hirsute. Ibsen concédait lui-même qu’il pouvait être parfois cruel, et Munch comme Firle délaisse les stéréotypes du prophète fustigeant pour insister sur la lucidité redoutable du penseur et le danger que celle-ci représente pour la société. Ce n’est pas le poète qu’il représente ici, mais l’iconoclaste - non l’un des « soutiens de la société », mais au contraire l’un de ses plus dangereux terroristes.

Dans le tableau de 1909-10 (fig.5) c’est une image radicalement différente de l’écrivain que Munch s’attache à restituer. Le tableau est visiblement conçu comme un hommage posthume, et l’émotion de Munch devant la mort d’Ibsen après plusieurs années d’infirmité n’est certainement pas étrangère à cette vision beaucoup plus adoucie.101 La reprise de la composition du tableau de 1898 fait lire ces deux oeuvres comme deux pendants, comme si l’artiste avait voulu exprimer les deux personnalités cohabitant dans le même homme, l’une redoutable, l’autre humaine et généreuse. Dans ce tableau de grandes dimensions, à la facture beaucoup moins soignée, Munch ne fait plus apparaître la seule tête du modèle, mais en donne une vision plus réaliste. Montré à mi-corps, il est assis, un large journal entre les mains ; il en a pourtant abandonné la lecture pour poser sur le spectateur un regard pénétrant mais nullement menaçant, dont l’étrangeté a été considérablement estompée. La douceur des tons confère à la scène une sérénité absente dans les versions précédentes, et le tableau devient presque une scène de genre. Le journal et les lunettes sont des éléments réalistes rappelant l’habitude du vieil homme de venir lire son journal au Grand Café ; mais dans ses notes l’artiste semble les considérer également comme des éléments de protection de l’écrivain, qui regarde « derrière son journal » ou « derrière ses lunettes », tandis que les brumes de fumée qui l’entourent insistent sur l’atmosphère de stimulation intellectuelle de ces années en rappelant les scènes enfumées de la bohème. Le jeu des couleurs dans la composition générale, entre rose, bleu turquoise et violet, à peine rehaussé par quelques touches plus vives pour l’animation de la rue, se poursuit dans le traitement même du visage. Le fin tracé des détails physionomiques, les touches colorées disséminées qui modèlent le visage et creusent le front, créent une expression énergique mais non dénuée de douceur, cependant que la bouche toujours serrée semble vouloir dessiner une ébauche de sourire. Peu de temps après la réalisation du tableau, Ludvig Ravensberg note les réflexions de Munch sur Ibsen : « ‘Il [Munch] pense qu’Ibsen survivra au temps comme Holberg, mais pas Bjrnson. Il voit en Ibsen un sorcier et ne pense pas qu’il voulait dans Maison de poupée que les femmes abandonnent leur mari, tout finit en question, en énigme. Il pense que comme beaucoup de gens nerveux et méditatifs, il a pu se dédoubler et s’examiner lui-même ’».102

Le peintre à travers ses différents portraits a restitué cette dualité du personnage Ibsen. Celui-ci ne lui servira plus de modèle en tant qu’étude individuelle, mais apparaît dans une toile de la même année, Les Génies (fig.6), étude pour une des décorations de l’Aula de l’Université d’Oslo. Dans un paysage désolé, Ibsen se tient au premier plan, assis, voûté et l’expression tragique, incarnation du génie mélancolique. A ses côtés, Nietzsche, puis d’autres figures fantomatiques parmi lesquelles on reconnaît le visage de Socrate, tandis que de ces hommes d’exception émanent des brumes qui s’élèvent vers le ciel. La compagnie à laquelle appartient Ibsen est, de façon significative, celle de grands penseurs, philosophes plus qu’artistes. Portrait allégorique, auquel le peintre renonce finalement, mais pour réaliser en oeuvre centrale de l’Aula un Soleil (fig.7) éclatant et irradiant, chauffant de ses rayons l’humanité : encore un hommage au poète et aux Revenants, qui se clôt sur l’appel désespéré d’un jeune homme mourant vers le soleil. L’homme Ibsen a sans aucun doute impressionné Munch, ému plus encore. Mais c’est dans son oeuvre que le peintre se retrouve réellement, et c’est avec l’oeuvre plus qu’avec l’homme que le dialogue artistique va se nouer.

Notes
90.

La Malade à la fenêtre, 1892, huile sur toile, 96 x 65, coll. part.

91.

Nuit à St-Cloud, 1892, huile sur toile, 64.5x54, Oslo, Nasjonalgalleriet.

92.

S. Høst, p. 4.

93.

A. Lugné-Poe, Ibsen i Frankrike [Ibsen en France], Oslo, 1938, cité in L.R. Langslet, p.133.

94.

« Hedvig et Ole Paus [soeur et frère d’Henrik Ibsen] partageaient avec Henrik un défaut à un oeil d’ordre héréditaire qui accentuait la taille de l’autre, ce qui plus tard, lorsque la réputation d’Ibsen d’être d’une impassibilité de Sphinx serait au plus haut, était communément associé à la profondeur de sa pénétration psychologique », R. Ferguson, Henrik Ibsen – mellom evne og higen, Oslo, 1996, p.4.

95.

« Les cheveux et la barbe jaillissent de la tête comme des flammes, s’apparentant plus au Jéhovah de Blake qu’à un portrait d’homme et Munch ne se trompait pas en voyant en Ibsen la quête, ou peut-être l’expression d’une sorte de divinité », R. Gray, Ibsen - a dissenting view, Londres, 1997, p.3.

96.

L.R. Langslet, p.35.

97.

Cité dans le journal de Ravensberg, 05.01.1910 (annexe 5). La traduction littérale de « Det vil som sedvanlig komme noe diabolsk igjen fra meg, noe for Dem » serait : « Il va sortir, comme d’habitude, quelque chose de diabolique de nouveau de moi, quelque chose pour vous ».

98.

G/l 244-2.

99.

G. Vigeland, Projet pour le monument funéraire d’Henrik Ibsen, 1906, gypse, 82 x 59 x 25, Oslo, Vigeland-museet.

100.

W. Firle, Henrik Ibsen, 1888, Oslo, Norsk Folkemuseum.

101.

Le tableau est exposé au Diorama de Christiania en 1910, aux côtés des portraits de Nietzsche, Børnson, et Lie. Les années 1906-1910 sont considérées comme une période de deuil pour la littérature norvégienne, marquée par la disparition des quatre « géants » - Ibsen, Bjørnson, Lie et Kielland.

102.

Journal de Ravensberg, 09.01.1910 (annexe 5). L.R. Langslet cite le passage ; dans la version anglaise (p. 124) « holde forhør over seg selv » est traduit par « passing judgement on himself » ; mais « forhør » signifie l’interrogatoire, l’audition, non le jugement.