Munch, tout au long de sa carrière, ne cessa de rappeler l’importance qu’avait eu la bohème dans sa formation intellectuelle106. Il en avait été pourtant un membre discret et réservé, qui n’en partageait pas les convictions les plus radicales, mais aimait ce climat intellectuel particulièrement stimulant dont il subit l’influence plus qu’il en fut acteur. Plus que le groupe, c’est d’ailleurs son amitié avec Jæger qui le marqua profondément. L’homme, avec lequel il entretenait des rapports assez passionnels107 l’inquiétait autant qu’il le fascinait par ses professions de foi cyniques auxquelles il semblait survivre mieux que ses disciples. Munch lui apporta un soutien résolu lors de ses démêlés avec la justice : lorsque Fra Kristiania-Bohêmen fut interdit et Jæger condamné à soixante jours d’arrêt pour obscénité et blasphème, Munch fut de ceux à venir régulièrement lui rendre visite, et lui fit même cadeau d’une peinture. Mais le peintre se lassa assez vite des aphorismes désabusés de son ami et des péripéties amoureuses parfois lourdes de conséquence des membres du mouvement, dont il ne partagea qu’un temps les positions sur l’amour libre. Après son départ à Berlin en 1892, il perdit peu à peu contact avec ses anciens amis, mais malgré sa brouille avec certains membres de la bohème dix ans plus tard, il resta profondément attaché à Jæger, dont il réaliserait plusieurs portraits, et retracerait l’agonie dans son tableau de La Mort du bohème de 1918.
Si Munch fut dans l’ensemble un « ‘membre tiède de ce groupe d’intellectuels plutôt bruyant’ »108, il forma une étroite amitié, qui perdurerait plus tard à Berlin et Paris, avec un jeune poète : Sigbjørn Obstfelder (1866-1900), considéré aujourd’hui comme « le premier moderniste de la littérature nordique » et « le seul symboliste de la Norvège »109. Spectateur silencieux de la bohème, peu enclin à mêler art et politique, Obstfelder s’était déjà tourné en 1884, pendant les heures glorieuses du naturalisme norvégien, vers une expression de « ‘l’indicible, [d]es sentiments qui n’ont pas la forme de la pensée’ ».110 Ses poèmes alternent entre célébration de la vie et expression d’une angoisse insupportable, nourrie d’un sentiment de culpabilité et du rêve inaccessible d’un amour pur, quasi religieux. Le mysticisme du poète aiguise encore son sentiment obsessionnel d’être étranger au monde, un monde anonyme et sans âme, qui ne peut qu’aboutir à un cataclysme dont l’homme sent l’imminence.
Obstfelder apparaît moderniste tant dans les thèmes que dans l’écriture, caractérisée par la rupture avec l’utilisation traditionnelle du rythme métrique et des rimes finales ressenties comme incompatibles avec le caractère intimiste de l’oeuvre. Sa poésie repose sur un caractère essentiellement musical - ses phrases simples, souvent par paires, forment une certaine litanie qui oblige l’auditeur à la concentration - tandis que la conscience omniprésente de son individualité induit l’utilisation quasi-systématique du « je ». Obstfelder aboutit naturellement vers les poèmes en prose avant même d’avoir eu connaissance de ceux de Baudelaire, présentés en 1889 dans le journal danois Ny Jord.
Obstfelder est l’un des rares artistes dont Munch ait ouvertement déclaré s’être inspiré : « ‘Je l’ai [Munch] entendu dire qu’il avait extrait beaucoup de matériau artistique de la poésie d’Obstfelder. Il disait qu’il avait dessiné Le Cri après avoir lu le poème d’Obstfelder Je me suis sûrement trompé de planète’ ».111 Comme souvent chez Stenersen, le raccourci des interprétations incite à les accueillir avec une certaine prudence. La genèse du Cri puise à de nombreuses sources, parmi lesquelles le vécu personnel se mêle aux influences extérieures – dont le poème d’Obstfelder fait sans aucun doute partie112. Si le peintre a pu s’inspirer du poète, la réciproque est certainement vraie, et Obstfelder fut un des rares à prendre la plume pour exprimer son admiration devant la peinture de son ami dans les années 1880. Les similitudes des oeuvres s’inscrivent dans le courant de l’Art Nouveau dont tous deux ont été proches sans pour autant y adhérer exclusivement ; on a pu souligner parmi elles le rythme de l’écriture : dans la poésie d’Obstfelder, « ‘le rythme ondulatoire que l’on remarque souvent, est musical. Il y a un parallèle entre cette sensation rythmique et les lignes ondulatoires qui marquent l’art pictural d’Edvard Munch à cette époque, et une parenté avec le style ornemental de l’époque dans l’art appliqué, art nouveau ou Jugendstil’ »113. Surtout, les poèmes d’Obstfelder et certains tableaux de Munch des années 1892-1893 présentent des affinités thématiques évidentes, qui laissent à penser à un véritable dialogue artistique, mais la difficulté d’établir l’antériorité d’une oeuvre à l’autre fait que cette influence réciproque est encore très mal connue. Là encore, une étude mériterait d’être menée en profondeur sur le rapport entre ces deux artistes, évoqué pour l’heure uniquement dans quelques articles s’attachant essentiellement à souligner les parallélismes entre les oeuvres sans chercher à définir réellement une éventuelle interaction. Au-delà de l’oeuvre pictural, l’influence d’Obstfelder se ressent également dans la production littéraire de Munch ; en particulier la simplicité du style, l’implication personnelle (l’omniprésence du « je ») et la préséance de l’expressivité sur la forme sont des caractéristiques propres aux deux auteurs.
Le départ de Munch pour Paris, en 1889, le coupa peu à peu de son ancien cercle, mais ne mit nullement fin à ses amitiés littéraires, puisque son séjour français se déroula principalement en compagnie du poète danois Emmanuel Goldstein, ancien compagnon de la bohème, les deux artistes envisageant plusieurs projets de collaboration artistique. Goldstein ne se distinguerait pas outre mesure en tant que poète, bien que son style décadent ait à l’époque joui d’une certaine reconnaissance. Son rôle dans la vie de Munch resterait celui d’un ami plus que d’un artiste ; il serait un des rares membres de la bohème à rester en contact avec lui, lui rendant visite pendant son internement à Copenhague en 1908. Les premiers séjours de Munch à Paris, entre 1889 et 1891, devaient lui permettre de découvrir les orientations symbolistes parisiennes, mais cette ouverture artistique semble avoir été vécue paradoxalement dans un grand isolement, vraisemblablement dû à des raisons linguistiques, et l’artiste ne noua pas de liens personnels suivis avec les hommes de lettres français. En revanche, quand Munch arrive à Berlin en 1892, il retrouve tout naturellement, dans la petite colonie d’artistes scandinaves, un cercle littéraire regroupé autour de la personnalité charismatique du suédois August Strindberg.
Munch à Pola Gauguin, cité in cat. expo. 1979, Norwich, p. 5.
Aucune monographie n’a malheureusement été faite sur ce mouvement, même en norvégien. L’analyse la plus complète se trouve dans l’Histoire de la littérature norvégienne, Norges Litteraturhistorie, III.
« Je pouvais l’aimer, mais aussi le détester. » Note ca 1891, cité in A. Brenna, p. 88.
R. Stenersen, p.13.
Norges Litteraturhistorie, IV, p. 111.
S. Obstfelder, Allegro sentimentale, 1884. Cité in Norges Litteraturhistorie, IV, p. 111.
R. Stenersen, p. 92. Le poème d’Obstfelder a en réalité pour titre Je vois, dont la phrase citée est la conclusion :
« Je vois le ciel blanc,
Je vois les nuages bleu-gris,
Je vois le soleil sanglant.
Ainsi, voilà le monde.
(...) Je vois, je vois ...
Je me suis sûrement trompé de planète !
Tout est si étrange, ici... »
(Obstfelder, Poésies complètes, poèmes en prose, nouvelles, P.J.Oswald, 1974 (coll.Unesco)).
Sur la genèse du Cri, voir R. Heller, The Scream, Londres, 1973.
Norges Litteraturhistorie, IV, p. 118.