Munch vient à Berlin à l’automne 1892, invité à exposer par le Verein Berliner Künstler, l’Association des artistes berlinois. Par le scandale que ses oeuvres provoquent, il acquiert une notoriété en une journée, et sait exploiter l’impact publicitaire de la controverse pour commencer des tournées dans le pays et s’y faire un nom. Il demeure entre 1892 et 1895 essentiellement à Berlin, et c’est là que se constitue ce qu’il considère comme son oeuvre majeure, le cycle de tableaux regroupés en 1902 sous le titre de La Frise de la Vie.
Pendant cette période-clef de son développement artistique, l’artiste a une vie sociale et intellectuelle intense. Il est en particulier l’un des piliers du cercle Zum Schwarzen Ferkel, baptisé ainsi d’après le nom dont Strindberg a gratifié l’auberge berlinoise constituant le point de rencontre. Parmi les membres, quelques plasticiens : Gustav Vigeland114, Axel Gallen-Kallela - avec lequel Munch expose en 1892 pendant le temps de leur amitié brève et explosive -, Jens Willumsen, parfois Krohg et Frits Thaulow.
Mais le cercle est essentiellement constitué d’hommes de lettres : sous l’autorité de Strindberg et de l’écrivain polonais Stanislaw Przybyszewski115, on y retrouve par intermittence des membres de l’ancienne bohème de Christiania tels que Jæger, Obstfelder, et le dramaturge Gunnar Heiberg ; le poète danois Holger Drachmann, le suédois Ola Hansson, les allemands Richard Dehmel et Franz Servaes. En font également partie le compositeur Christian Sinding, l’historien d’art Jens Thiis116 et le critique Julius Meier-Graefe. Celui-ci est l’un des principaux éditeurs de la revue littéraire et artistique Pan, fondée en 1894, à laquelle contribuent la plupart des membres du Schwarzen Ferkel. Le choix du titre de Pan, en hommage au roman de Knut Hamsun - dont Munch effectue en 1896 pour la revue un portrait lithographié - est révélateur de la large domination scandinave du groupe que Przybyszewski décrit ainsi dans ses souvenirs :
‘« Rund um Strindberg und den ihn auf Schritt und Tritt folgenden Adolf Paul sammelte sich das ganze künstlerische Ver sacrum, das Skandinavien, getreu der alten Wikingertradition, dem Ausland lieferte.Le cercle prolonge la réflexion entamée par la bohème de Christiania tout en s’inspirant des courants de pensée berlinois, marqués par les idées de Schopenhauer, Nietzsche et Wagner - en particulier leur conception du « Gesamtkunstwerk ». Il exige un art qui soit une dissection presque scientifique de la psyché humaine118:, dont l’idée triomphante est celle de « l’ego fracturé », de la complexité de l’esprit « à la merci d’impressions inconscientes », des « pouvoirs invisibles » qui assujettissent la conscience humaine.119
Egalement influent, l’ouvrage de Julius Langbehn Rembrandt als Erzieher (1890), qui conçoit chaque individu comme relié à un centre dérivant de sa terre natale et prône un art germanique, fondé sur le mysticisme et le jeu des ombres sublimé par Rembrandt, un art de la vision intérieure, dont les héros sont Hamlet et Swedenborg. Mais Pan, une des revues les plus novatrices de l’époque, nuance par son caractère cosmopolite l’esprit violemment pan-germaniste de l’époque et développe au contraire les échanges culturels entre Berlin et Paris. Elle propose entre autres des traductions (Verlaine, Verhaeren, Villon, Maeterlinck), des essais critiques, des publications graphiques, et veille à représenter tous les arts en insérant occasionnellement partitions de musique, croquis d’architecture et photographies de sculpture.
Les réunions du groupe sont marquées par les discussions sur l’art, la psychologie, la médecine, l’occultisme, ponctuées d’intermèdes musicaux120 et poétiques et prolongées à grand renfort de divers stimulants dont la consommation abusive aurait raison de la santé psychique de la plupart des membres. Sans réelle hiérarchie, le groupe construit sur l’interaction de fortes personnalités, serait à terme victime de leurs rivalités et déboires personnels. Mais les liens noués par Munch avec les deux personnalités dominantes dépassent en importance les brèves années de fréquentation.
La participation de Stanislaw Przybyszewski à la vie artistique est moins celle d’un créateur que celle d’un intellectuel permettant une synthèse des idées nouvelles : « ‘The role of Przybyszewksi may (...) be conceived not as a revolutionist but rather as a catalyst, whose ideas helped to intensify and strengthen the tendencies, which – having emerged earlier – could attain under his influence their full development’ ».121 Son amitié avec Munch date de l’exposition de celui-ci en 1892, depuis que Przybyszewski rédigea un article enthousiaste qu’il ne put publier dans la Freie Bühne que grâce à son autorité littéraire, le rédacteur Otto Bierbaum exprimant son avis contraire dans la préface. L’écrivain est aussi un acteur déterminant dans le développement des échanges culturels entre Norvège et Pologne, grâce à son mariage avec la norvégienne Dagny Juell, amie de longue date de Munch, et dont les traits apparaissent dans plusieurs de ses tableaux. Introduite par le peintre, Dagny est très vite devenue l’égérie du Schwarzen Ferkel, et le couple fascinant que forment « Stachu » et « Ducha » ajoute aux réunions littéraires une aura passionnelle. L’amitié entre Munch et Przybyszewski se double d’un dialogue artistique dans la recherche d’une sincérité et d’une libération absolues qui doivent permettre à l’artiste d’abandonner toute démarche cérébrale pour s’ouvrir à l’Inconscient : « L’Art est le résultat d’un contact inconscient avec l’Absolu ».122 Dans le sillage de Gauguin, les deux artistes se retrouvent dans le concept de « transgression », le « ‘processus psychique dont le but est de se libérer totalement des chaînes du monde des perceptions’ »123. Un des thèmes de prédilection de Przybyszewski, qu’il partage avec Strindberg, est le rapport entre les sexes conçu comme une relation non d’amour, mais de haine, née d’un désir mutuel de domination. La souffrance de l’homme est spirituelle, celle de la femme physique, cette souffrance inhérente à l’éros étant nécessaire dans une époque trop intellectualisée. Le poète est fasciné par la représentation de la femme par Munch, qu’il met en relation avec les deux principaux mythes fin-de-siècle, la « femme fatale » et « l’être androgyne ». Mais cette vision des rapports entre les sexes n’est partagée que dans une moindre mesure par Munch, qui tout en subissant l’influence de ses amis, aboutit par ses tableaux à une image kaléidoscopique, faite de contradictions et de nuances, de la femme. Le tableau Vampire (fig. 7) est significatif de l’importance du contexte littéraire, et dans une certaine mesure de son caractère pervers, dans l’interprétation des sujets de Munch. En réalité, l’artiste n’a jamais été particulièrement pointilleux sur les titres de ses oeuvres, et celui-ci a été attribué au tableau par Przybyszewski. Pourtant, les notes poétiques de l’auteur décrivent la scène dans un sens beaucoup plus positif :
‘« Et il coucha sa tête contre sa poitrine - il sentait en elle le sang courir dans les veines - il écoutait les battements de son coeur -Munch plus tard prendrait soin de préciser que le sens premier du tableau n’était pas celui interprété par ses amis, et que le titre avait vocation littéraire.
Przybyszewski participe à la littérature d’art en écrivant le premier ouvrage critique sur le peintre, Das Werk des Edvard Munch 125. Si Munch a été l’objet de plusieurs articles par les membres de son entourage, on ne peut pour autant parler à son égard de « lancement » de l’artiste par ses amis littérateurs, comme cela a été le cas pour Redon126, sa renommée aussi controversée qu’elle soit à l’époque ayant été antérieure à ces écrits. Przybyszewski écrirait également, bien plus tard, le roman Le Cri (1917), qui tout en utilisant ouvertement certaines références directes à son ami, ne constitue pas pour autant un roman sur lui, et se comprend plus comme une référence amicale, dans un roman traitant de peinture, comme on peut en trouver chez Huysmans ou Zola. Les relations personnelles entre les deux hommes s’espacent après le départ de Munch de Berlin, mais celui-ci garde un contact épistolaire avec Dagny qui se poursuit jusqu’à la mort tragique de celle-ci, assassinée par son amant en 1901. Le couple passionnel Dagny/Stanislaw a été pour Munch source d’inspiration picturale, constituant notamment le sujet des nombreuses variantes du tableau Jalousie 127 ; il lui reviendrait également à l’esprit lorsqu’il illustrerait la dernière pièce d’Ibsen Quand nous nous réveillerons d’entre les morts.
Mais les soirées au Schwarzen Ferkel sont indéniablement dominées par la figure emblématique d’August Strindberg. Plus âgé que ses compagnons, il est pour l’instant celui qui a atteint la plus grande notoriété, et est auréolé du scandale de sa pièce Mademoiselle Julie (1888), qui n’est encore jouée que clandestinement. L’Allemagne des années 1890 est en pleine effervescence culturelle, dans laquelle la culture scandinave est un phénomène à la mode. Otto Brahm a ouvert le Deutsches Theater en 1889 avec les sulfureux Revenants, et l’intelligentsia berlinoise se divise entre les partisans d’Ibsen et ceux de Strindberg128. Strindberg voue déjà à cette époque une haine démesurée à Ibsen, tout comme Hamsun, et on peut imaginer aisément les discussions virulentes des diverses personnalités passionnées « pour » ou « contre Ibsen ».
Malgré ses succès artistiques, Strindberg pourtant vit une grave crise ; l’échec de son premier mariage l’a fait sombrer dans un état dépressif, qui intensifie sa misogynie et ses tendances paranoïaques. Bien plus qu’Ibsen, il développe un idéal aristocratique qui le rapproche des thèses de Nietzsche. Dans les quelques mois qu’il passe à Berlin, il délaisse la littérature pour la science : intéressé depuis plusieurs années par la psychologie et l’hypnose, il se tourne vers la pratique de la chimie et des sciences occultes. Ce sont dans ces domaines, et dans leur contribution à une réflexion métaphysique plus que dans le champ littéraire que Strindberg semble avoir apporté à Munch, tandis que sous l’influence du peintre il renoue avec la pratique picturale. Strindberg a l’habitude de fréquenter des plasticiens : en 1883, convaincu par son ami Carl Larsson de le rejoindre en France, il a fait partie de la petite colonie des peintres scandinaves de Grez-sur-Loing. Il a exposé une première fois à Stockholm, mais c’est pendant cette période berlinoise, au contact de Munch129, que ses productions picturales - essentiellement des marines, dans un style expressif aux limites de l’abstraction - atteignent leur plus haut niveau. En juin 1893, les deux hommes présentent ensemble des tableaux à une exposition à Berlin. Mais leur collaboration se situe également dans un autre domaine expérimental, la photographie, où les artistes effectuent leurs premières tentatives ensemble130.
Les deux hommes se retrouvent à Paris, lorsque Munch y vient en 1896. Son français reste rudimentaire, et c’est certainement à Strindberg131 qu’il doit d’être introduit dans les milieux littéraires, tels que les mardis de Mallarmé ou le cercle symboliste gravitant autour du Mercure de France - éléments majeurs que l’artiste retient plus tard de son second séjour parisien :
‘« Il y avait Strindberg, et nos amis étaient ceux de Gauguin qui alors était à Tahiti, et aussi ceux de Van Gogh. A ce cercle appartenaient également les amis de Verlaine qui était mort et Stéphane Mallarmé et le groupe du Mercure de France – Il y avait encore Merrill – et pendant un temps Oscar Wilde – Molard rue Vercingétorix – Nous fréquentions le café des Lilas et puis nous allions au Harcourt – Nous déambulions le long du boulevard St Michel et nous allions souvent au Bulier – J’avais mon atelier rue de la Santé - ».132 ’Lors de ce séjour naît la seule réalisation concrète de leur dialogue artistique : Strindberg rédige dans La Revue Blanche un article sur l’exposition que tient Munch au Salon de l’Art Nouveau de Samuel Bing, en mai 1896. Les textes portent sur huit tableaux parmi les plus importants de la Frise de la Vie, entre autres Le Baiser, Jalousie, Vampire, Madone et Le Cri 133, et sont moins un commentaire critique qu’une interprétation subjective, ce que Munch qualifierait bien plus tard de « poèmes en prose »134. Cette initiative peut évoquer la publication simultanée en 1885 de l’album lithographique Hommage à Goya de Redon et de sa transposition littéraire par Huysmans dans La Revue indépendante 135; pourtant, elle s’en distingue profondément en donnant la préséance au caractère pictural : la rédaction de l’article bien postérieure à la conception des tableaux établit une influence unilatérale, tandis que chez Redon et Huysmans même si les deux publications séparées ont conservé l’autonomie formelle, « l’idée de la publication simultanée d’un album et de sa ‘transposition littéraire’ a pu être évoquée assez tôt pour influencer l’album lui-même sur le plan structurel »136 ; influence qui se retrouve dans la forme même du texte : Huysmans transposait un album en une narration continue, tandis que Strindberg, par ses courts poèmes successifs, reproduit le caractère sériel de la Frise exposée. Si l’initiative de Munch et Strindberg atteste de leur intérêt pour les expériences menées par d’autres dans le domaine de la collaboration entre les arts, elle ne peut pas pour autant être considérée comme une réelle création en commun.
L’article de La Revue blanche constitue un témoignage des impressions littéraires de Strindberg sur l’oeuvre de Munch, mais l’inverse peut difficilement être trouvé. Quelques cas isolés ont été relevés : une vignette représentant un soleil éclatant, entouré des sommets des Alpes, destiné à la revue Quickborn pour illustrer la nouvelle de Strindberg Vers le soleil (1898)137 ; une lithographie de Munch Le Baiser de la mort (1899) utilisée comme frontispice de la pièce en un acte de Strindberg Samum 138 - utilisation a posteriori que l’on ne peut guère qualifier d’illustration. L’amitié entre Munch et Strindberg est demeurée essentiellement privée. Le dialogue entre deux telles personnalités ne pouvait bien sûr qu’être fécond en échanges intellectuels et en réflexion artistique pour l’un comme pour l’autre, mais il n’a pas donné naissance à une production créatrice directement inspirée d’un dialogue entre littérature et peinture. Ibsen, avec lequel Munch n’a jamais atteint la même intimité, se montrerait beaucoup plus influent dans le domaine artistique. L’amitié explosive entre Munch et Strindberg allait prendre fin à Paris, la grave crise paranoïaque de Strindberg le poussant à fuir ses amis. Mais, contrairement à l’idée communément admise, la rupture n’a pas été définitive et les deux artistes ont continué à correspondre de loin en loin139. Munch reconnaissait volontiers son admiration pour le poète, s’il restait méfiant envers la personnalité de l’homme. A sa mort en 1912, il lui rendrait un émouvant hommage dans une note privée :
L’influence de ces années de fréquentation de cercles littéraires s’observe dans l’évolution picturale, tant stylistique que thématique, de l’artiste dans les années 1890. Initié aux préoccupations symbolistes pendant son premier séjour parisien en 1889-1891, c’est pendant les années berlinoises qu’il les absorba puis les restitua concrètement dans la réalisation de sa grande Frise de la Vie. Son ouverture vers les domaines spirituels les plus obscurs de la psyché humaine – jusqu’aux expérimentations ésotériques – a conféré à son art la conscience d’un « ailleurs », qui pour Alcanter de Brahm est son mérite essentiel : « cette préoccupation de l’au-delà, du mystique, parfois du diabolique, trop négligé en ce siècle d’affaires (...), et aussi de l’hypnose naturelle à laquelle tous les êtres sont sujets ».141 Ces affinités avec le mouvement symboliste européen l’ont définitivement éloigné de ses collègues compatriotes restés pour la plupart prisonniers de l’héritage du romantisme national142, mais l’ont en revanche rapproché de la nouvelle littérature scandinave telle que l’instaurait au même moment Knut Hamsun. Les artistes du Schwarzen Ferkel ont poursuivi l’entreprise de la bohème de Christiania en en rejetant le statu quo naturaliste : en cela éminemment représentatif de l’évolution de l’art européen, Munch comme Strindberg, Hamsun et bien d’autres a pu, après des débuts émerveillés par les découvertes de l’impressionnisme et les espoirs du réalisme social, se diriger dans une quête plus universelle, vers une sonde de la psyché humaine à travers l’examen sans complaisance de son propre être intérieur. Les années berlinoises et le Schwarzen Ferkel ont indubitablement été fructueuses pour Munch, mais lui-même n’y voyait pas le caractère décisif que les critiques et plus tard les historiens d’art leur ont attribué, et insistait en revanche pour souligner l’influence sur la formation de son art à la bohème de Christiania, et au sein de la bohème non à Christian Krohg, qui fut pourtant son principal professeur et celui qui l’a le plus soutenu, mais bien à Hans Jæger : « ‘Mes idées ont mûri sous l’influence de la bohème ou plutôt celle de Hans Jæger. Nombreux sont ceux qui soutiennent par erreur que j’ai été influencé par Strindberg et les Allemands lors de mon séjour à Berlin en 1893-94. Mes idées étaient déjà formées et j’avais déjà commencé la Frise de la vie ’».143
La Frise de la vie en effet reflète l’influence littéraire dans sa structure même. Conçue comme un cycle, elle repose sur une construction sémiologique pour illustrer une réflexion intellectuelle bien plus que pour restituer une impression visuelle. Les dix-huit tableaux sont répartis en quatre phases : « Eveil de l’amour », « Epanouissement et déclin de l’amour », « Angoisse de la vie », « Mort » – quatre chapitres de cette « dissection de l’âme humaine »144. Lorsque l’artiste en outre considère qu’« ils étaient assez difficiles à saisir, je crois – quand ils seront regroupés, ils seront plus faciles à comprendre »145, il récuse la distinction traditionnelle opérée entre le caractère immédiat et synthétique de l’art pictural et celui successif et analytique de la littérature. En accordant autant d’importance au récit qu’à l’image, Munch se situe dans la suite de Redon et des symbolistes qui n’ont cessé de revendiquer la valeur intellectuelle de l’art. Cette caractéristique est d’ailleurs une de celles les plus souvent relevées par les critiques, en particulier les critiques français – qu’elle soit appréciée par Rambosson146 ou déplorée par Gérard, qui trouve qu’elle subordonne les qualités picturales qui « ne font que concourir à l’atteinte d’un but qui n’est certes pas l’émotion que doit nous donner la seule peinture ».147
Cette fréquentation assidue des milieux littéraires, si elle a marqué profondément la formation picturale de Munch, ne peut cependant être considérée comme une caractéristique essentielle de sa carrière ni de son art. Elle reste dans la vie de l’artiste circonscrite à une période d’une quinzaine d’années, débutant vers 1882-83 et se terminant avec la fin du séjour parisien en 1897. Après cette date, Munch ne fut plus affilié à un cercle précis, et poursuivit ses réflexions en solitaire. Sa fréquentation du milieu théâtral à Berlin en 1906-07, loin d’être intensive, resta celle d’une collaboration professionnelle source de réalisations concrètes, mais non d’une communauté de réflexion ou de liens personnels. Il fit la connaissance à Weimar en 1907, sous l’égide d’Elisabeth Forster-Nietzsche, de personnalités telles que Gerhard Hauptmann ou Hugo von Hoffmansthal, mais ces rencontres restèrent sporadiques et ressortissant au domaine personnel plus qu’au mouvement artistique. La réclusion volontaire que l’artiste s’infligea de 1909 jusqu’à ses derniers jours contribua à écarter définitivement toute possibilité d’échange avec d’autres artistes, plasticiens ou hommes de lettres. C’est au travers des lectures plus que des discussions avec les hommes que Munch continua sa réflexion intellectuelle.
Hormis peut-être Obstfelder, la relation de Munch avec les auteurs fut donc une relation d’hommes plus que d’artistes. Les oeuvres littéraires qui ont véritablement marqué le peintre furent abordées par le biais de la lecture, non de la rencontre avec l’auteur. Munch venait d’une famille bourgeoise désargentée mais d’intellectuels ; sa lignée paternelle comptait l’historien Peter Andreas Munch, qui avait donné à la Norvège sa première encyclopédie historique, et le poète Andreas Munch, deux ascendants que le peintre aimait à revendiquer. Tant les écrits de l’artiste, lettres ou notes, que les souvenirs de ses amis regorgent de références littéraires qui attestent de la grande culture de l’homme - Shakespeare, Dante, Dostoïevski, et naturellement Ibsen étant parmi les plus fréquemment cités. H. Dedichen rapporte quant à lui : « ‘Lorsque j’ai demandé un jour à Munch quelle oeuvre d’art avait produit sur lui la plus profonde impression, il a nommé Les Histoires fantastiques d’Edgar Poe et L’Idiot et Les Frères Karamazov de Dostoïevski. (...) Aucun autre artiste n’est allé aussi loin dans les contrées mystérieuses de la vie de l’âme (...) Ils considèrent tous les deux le monde visible comme un simple signe, un symbole du monde spirituel’ ».148
Les souvenirs de Przybyszewski font également mention de cette érudition qui valut à Munch l’estime des hommes de lettres : ‘« Munch besaß in hohem Masse, was man selten bei Malern antrifft : eine wirkliche literarische Kultur ; er kannte die zeitgenössische Literatur vorzüglich, und sein Urteil über ein literarisches Werk war für mich höchst wertvoll. Darüber hinaus interessierte ihn der Okkultismus (...) Der Umgang mit Munch war mein letztes tiefes geistiges Erlebnis im Deutschland - unter Freunden’ ».149
Dans le rapport de Munch à la littérature, nous n’essayerons pas de citer tous les ouvrages que sa bibliothèque personnelle comprenait . Elle fait partie du legs de l’artiste à la ville d’Oslo et se trouve maintenant dans le centre de documentation du musée Munch, mais l’entreprise serait aussi longue qu’en conclusion peu pertinente, d’une part parce que la collection est nécessairement incomplète de par les années d’errance de l’artiste (elle commence en 1909) et ne peut représenter de façon exhaustive la culture littéraire de son propriétaire, d’autre part parce qu’inversement, possession n’implique pas nécessairement lecture : en témoigne le nombre non négligeable de livres en français, que les connaissances linguistiques de l’auteur ne lui permettaient pas de lire, et qui vraisemblablement lui ont été dédicacés. Notons seulement, à l’issue d’une brève revue de la bibliothèque, mise en corrélation avec les différents témoignages et citations, que se dessinent trois types de relation dans le rapport entretenu par le peintre avec l’oeuvre littéraire :
les auteurs qu’il aimait à lire essentiellement par goût de la littérature, et qui nourrirent sa culture générale : catégorie extrêmement vaste ; on citera entre autres Ibsen, Zola, Hamsun, Strindberg – dont il possédait de nombreux ouvrages ;
les auteurs dont la fréquence des citations par l’artiste semble indiquer une influence beaucoup plus profonde dans sa formation intellectuelle : des oeuvres porteuses d’une réflexion philosophique, éthique ou artistique que l’artiste utilisa comme référence ; c’est La Divine Comédie de Dante, Faust de Goethe, les oeuvres de Dostoïevski, Ibsen, Poe, Shakespeare, Kierkegaard dans les dernières années, Nietzsche également que l’artiste considèrait comme un poète plus que comme un philosophe.150 ;
les auteurs qui l’inspirèrent en tant que plasticien, et dont la lecture donna lieu à une création picturale ou graphique : Ibsen, Obstfelder, Baudelaire dans une moindre mesure.
Seul homme de lettres à figurer dans les trois catégories : Ibsen, qui représenta à la fois le plaisir de la lecture, la réflexion métaphysique et l’ouverture à un dialogue artistique entre texte et image.
Gustav Vigeland (Gustav A. Thorsen, dit Vigeland ; 1869-1943), élève de Rodin en 1893, est le plus célèbre sculpteur norvégien ; il a marqué de son empreinte la physionomie de la ville d’Oslo en créant un immense parc de sculptures – « cycle de la vie » monumental (réalisé de 1905 jusqu’à sa mort) comprenant plus de deux cents statues, groupes et monuments.
Stanislaw Przybyszewski (1868-1927), après des études d’architecture puis de neurologie, devint un des représentants les plus éminents des écrivains décadents polonais. Il est un des rares à être connus en Europe, grâce aux oeuvres écrites en allemand et publiées à Berlin et Munich, essentiellement études critiques, poèmes en prose, romans et pièces de théâtre. De retour en Pologne, il marqua profondément la vie culturelle à Cracovie, constituant la source d’inspiration du mouvement La Jeune-Pologne. Ses pièces connurent leur heure de gloire dans la Russe du XXe siècle grâce aux mises en scène de Meyerhold.
Jens Thiis deviendrait conservateur de la Nasjonalgalleriet de Christiania, et y ferait entrer les oeuvres de Munch.
« Autour de Strindberg suivi comme son ombre par Adolf Paul, se rassemblait tout le Ver sacrum artistique qui, fidèle à la vieille tradition Viking, faisait connaître la Scandinavie à l’étranger. (...) Le célèbre peintre norvégien Christian Krohg, qui avait avec Hans Jæger créé la diaboliquement sombre et tragique bohème norvégienne de Christiania. (...) Sur d’étroites petites tables se répandait le large peintre norvégien Frits Thaulow, qui par son volume nous rappelait vivement notre Stanislavski – d’ailleurs les deux devaient nouer plus tard à Paris des liens d’amitié. (...) Holger Drachmann, (...), le célèbre peintre suédois Liljefors, qui vénérait Strindberg avec fanatisme (...) Quelque part dans un coin méditait près d’un verre de whisky le grand visionnaire Edvard Munch, et tournant le dos à tous, Gabriel Finne, l’un des plus doués des jeunes dramaturges norvégiens (...)
Et ainsi ils buvaient, une heure, deux heures durant, perdus dans leurs pensées, ne lâchant que rarement un mot hostile et venimeux. C’était surprenant de voir à quel point ils ne pouvaient se souffrir à ce moment-là. Puis la conversation s’animait peu à peu, pour enchaîner des jugements sans indulgence ».
( S. Przybyszewski, Erinnerungen an das literarische Berlin, Munich, 1965, p. 152 )
A. Strindberg écrit à Georg Brandès dès 1886 : « A mon avis, la littérature doit complètement s’affranchir de l’art et devenir une science. Les auteurs doivent apprendre leur métier en étudiant la psychologie, la sociologie, la physiologie, l’histoire et la politique. Sinon, nous ne serons que des dilettantes ». (Cité in G. Vogelweith, Le Psychothéâtre de Strindberg, Paris, 1972, p.44).
C. Lathe, 1972, p. 59.
Munch, dans son hommage posthume à Przybyszewski, se souvient comme l’artiste plongeait l’assemblée dans une sorte de transe incantatoire en jouant du piano et lisant des poèmes.
« So konnte er aber auf einmal in Ekstase aufspringen und zum Klavier hinlaufen und in solcher Eile als ob er inneren Stimmen folgte, die ihn riefen. Und während der Totenstille, die nach dem ersten Akkord folgte, ertönte die unsterbliche Musik Chopin’s durch dem engen Raum und verwandelte es plötzlich zu einem strahlende Festsaale, zu einer Festhalle der Kunst.
[Il pouvait cependant bondir d’un coup, en extase, et courir vers le piano en hâte, comme s’il obéissait à des voix intérieures. Et dans le silence de mort qui succédait au premier accord, l’immortelle musique de Chopin résonnait dans la pièce exiguë qu’elle transformait soudain en une salle de spectacles resplendissante, en une salle de célébration artistique] ». (Munch, « Mein Freund Przybyszewski », La Pologne littéraire, 1928 ).
« Le rôle de Przybyszewski peut (...) se concevoir non comme celui d’un révolutionnaire mais comme celui d’un catalyseur, dont les idées contribuèrent à intensifier et renforcer les tendances qui, ayant émergé plus tôt, purent sous son influence atteindre leur pleine maturité ».
K. Nowakowska-Sito, « Expression of the ‘Naked Soul’ and European Art at the turn of the XIXth century », extr. de P. Paszkiewicz, dir., Totenmesse - Modernims in the culture of northern and central Europe, Varsovie, 1996, p. 37.
I. Burzacka, « Kunstnerisk dialog – Om maleriet Skrik av Edvard Munch og romanen Skrik av Stanislaw Przybyszewski [Dialogue artistique – Sur le tableau Le Cri d’Edvard Munch et le roman Le Cri de Stanislaw Przybyszewski] », Edda, Oslo, 1989, p.5.
I. Burzacka, p.4.
T 2771, ca 1892-93.
PRZYBYSZEWSKI Stanislaw & al., Das Werk des Edvard Munch – Vier Beträge von S. Przybyszewski, Dr F. Servaes, W. Pastor, J. Meier-Graefe, Berlin, S. Fischer, 1894.
D. Gamboni, La Plume et le pinceau, Paris, 1989, p.116. Il utilise même le terme d’« invention » (« Redon inventé par les littérateurs », pp. 63-90)
Jalousie, 1895, huile sur toile, 67x100, Bergen, Collection Rasmus Meyer (fig. 63) ;
Jalousie, 1896, lithographie, 577x789, G/l 202.
C. Lathe in cat. expo. 1992, Londres, Munch - The Frieze of Life, p. 40.
Munch plus tard prétendit avoir appris à peindre à Strindberg. Cette affirmation doit être relativisée, mais il n’est guère douteux qu’il ait exercé une grande influence sur son ami dans ce domaine, bien que l’écrivain ne l’ait jamais reconnu. La gratitude et la constance ne sont pas les principales qualités de Strindberg, comme il en ressort de sa biographie par Michael Meyer (Strindberg, Paris, 1993).
Sur les expérimentations photographiques de Munch et Strindberg, comme sur la production picturale de Strindberg, voir M. Frizot, « L’âme au fond - L’activité photographique de Munch et Strindberg », extr. de cat. expo. 1998, Paris, Lumières du monde – Lumières du ciel, pp. 193-199.
La maîtrise du français de Strindberg, qui a vécu plusieurs années en Suisse et en France, était assez approfondie pour lui permettre de réaliser des traductions et de rédiger divers articles en français.
N 224 (ca 1934), cité in A. Eggum, « Munch tente de conquérir Paris (1896-1900) », p. 203.
Le Baiser, 1892, huile sur toile, 73x82, Oslo, Nasjonalgalleriet.
Madone, 1893, huile sur toile, 90x68.5, Oslo, Nasjonalgalleriet.
Le Cri, 1893, huile sur toile, 91x73.5, Oslo, Nasjonalgalleriet.
Lettre d’Edvard Munch à Ragnar Hoppe, datée 03.03.1929, citée in B. Torjusen, Words and images of Edvard Munch, Londres, 1989, p.27. L’article de Strindberg est reproduit dans les catalogues 199192, Paris-Oslo, p. 201 et 1998, Paris, p. 356.
Voir D. Gamboni, « Un album lithographique et sa transposition littéraire » in La Plume et le pinceau, pp. 110-124.
Op. cit., p.115.
G. Woll in cat. 1993, Lillehammer, p. 60.
A. Eggum, Edvard Munch - Livsfrisen fra maleri til grafikk [Edvard Munch - La Frise de la Vie du tableau à l’oeuvre graphique], Oslo, 1990, p.203.
Strindberg, pendant sa crise paranoïaque en 1896, s’était brouillé avec Munch comme avec la plupart de ses amis, persuadé qu’ils complotaient pour l’assassiner. On a coutume de considérer la rupture entre les deux hommes comme définitive, mais c’est certainement surestimer l’incident. En réalité, quelques cartes postales conservées au musée Munch, dont deux de Strindberg - une du 20 juillet 1897, l’autre du 8 janvier 1909 en réponse à un courrier de Munch - indiquent que tout contact n’a pas été rompu.
Note non datée, 1912, commencée comme un brouillon de lettre à une dame allemande inconnue, citée in B. Torjusen, p. 22-23. Raskolnikov est le titre norvégien de la traduction de Crime et châtiment.
Alcanter de Brahm, 1895, cité in R. Rapetti, « Munch face à la critique française : 1893-1905 », p. 21.
Les contemporains de Munch connaissent également une époque que l’on a appelé « symboliste », avec des artistes comme Halfdan Egedius, mais qui relève plus des naïfs par le style, du néo-romantisme par les sujets essentiellement folkloriques.
Brouillon de lettre à Broby Johansen, 11.12.1926, cité in R. Stang, Edvard Munch – Mennesket og kunstneren, Oslo, 1978, p. 45 ; R. Täuber, Der häßliche Eros, Berlin, 1997, p. 75.
L’artiste réitère dans une lettre de février 1929 à Ragnar Hoppe : « La Frise de la Vie et mon art spirituel ont leur origine dans les années de la bohème ». ( cité en note par R. Stang, p. 45)
T 2734, non datée.
Cité in G. Svenæus, Im männlichen Gehirn, I, Lund, 1973, p. 82.
Yvanhoé Rambosson est un des rares critiques français à faire l’éloge de Munch au Salon de 1897 :
« L’ensemble le plus intéressant du Salon est celui qui nous expose M. Edward Munch. L’effort de cet artiste est des plus à part. Il y eut devant son panneau bien des éclats de rire. (...) Sa pensée, très torturée, trouve souvent une façon de s’exprimer spéciale et impressionnante. Lorsque le talent manque, l’extravagance est ridicule, mais lorsqu’un artiste est réellement un intellectuel, il a le droit de se débarrasser de toutes les formes d’art reconnues par le passé et de produire hors de toute loi qui ne soit celle de son tempérament ».
(Cité in J.P. Bouillon, dir., La Promenade du critique influent – Anthologie de la critique d’art en France 1850-1900, Paris, 1990, p. 402-403.)
E. Gérard, article non publié sur le salon des Indépendants de 1897 ; cité par R. Rapetti, op.cit., p. 28.
H. Dedichen, Edvard Munch, Christiania, 1909, cité in R. Stang, p.111.
« Munch possédait à un haut niveau ce qu’on trouve rarement chez les peintres : une réelle culture littéraire ; il avait une connaissance remarquable de la littérature contemporaine, et son jugement sur une oeuvre littéraire était pour moi des plus précieux. En outre il s’intéressait à l’occultisme (...) La fréquentation de Munch fut ma dernière expérience spirituelle profonde en Allemagne – parmi des amis ». S. Przybyszewski, 1965, pp. 222-223.
R. Stenersen, p. 92.