2 – La production littéraire de Munch

Les fragments autobiographiques

Le rapport de Munch à la littérature ne s’est pas limité à la fréquentation d’hommes de lettres et la participation aux groupes de réflexion intellectuelle. L’artiste s’essaya de façon régulière à l’écriture. Encore plus que pour sa formation picturale, on peut considérer que Hans Jæger fut l’incitateur de ses expérimentations littéraires.

Dans le dernier numéro de Impressionisten, la bohème édictait ses neuf commandements, dont le premier en particulier eut d’importantes répercussions sur le jeune peintre : « Tu écriras sur ta propre vie151 ». La doctrine prévalante, celle d’une implication personnelle absolue, était héritée tant de « l’obsession du moi » des Romantiques152 que de l’exigence vériste des naturalistes. Sous l’influence de la bohème, le jeune peintre commence à écrire vers la fin des années 1880 sur ses propres expériences, en particulier sa liaison avec une femme mariée. Dans les années 1889-90, tandis qu’il réside à St-Cloud, il rédige ses souvenirs d’enfance : principalement les événements douloureux des décès successifs de sa mère et de sa soeur, ainsi que ses propres accès de maladie. Egalement dans les notes de ces années-là, ses impressions de la vie française, de ses voyages, qu’il envoie pour publication au journal Verdens Gang 153 , ainsi que son « Manifeste de St-Cloud », où l’artiste proclame ses ambitions picturales.

En 1898, probablement influencé par Le Plaidoyer d’un fou de Strindberg dont il possède le manuscrit original en français – l’auteur suédois exposait dans son roman les vicissitudes de son premier mariage avec autant de crudité que de partialité - Munch reprend la rédaction de ses notes autobiographiques et fait le journal de sa liaison tumultueuse avec Tulla Larssen. Celle-ci se termine de façon assez dramatique à l’été 1902, la jeune femme harcelant le peintre, utilisant chantage au suicide et mise en scène macabre. Lors d’une violente altercation, un coup de feu accidentel fait perdre à Munch le majeur de sa main gauche. De 1902 à 1908, l’artiste revient dans ses notes de façon constante, voire obsessionnelle, sur l’événement et le personnage de Tulla Larssen, dans ce qu’il intitule « Le Journal d’un poète fou ». En 1908, la tension nerveuse accumulée depuis le drame et entretenue par la vie de bohème de l’artiste aboutit à une grave crise paranoïaque, et Munch se fait interner à Copenhague. Interdit de peinture les premiers temps, il lit et essaye « ‘d’écrire un genre de livre à la Don Quichotte sur toutes mes expériences étranges »154. Au même moment, il rédige le texte du conte philosophique qui, accompagné de gravures, deviendra Alpha et Oméga (fig.8) : «  Je suis en plein travail, j’écris l’histoire du début à la fin (...) Je crois que ceux qui me connaissent comprennent que je peux aussi dépeindre en mots les instincts bestiaux de mes congénères d’une façon puissante et au caractère pictural (...) Maintenant je dois commencer à travailler sur le livre, qui je crois sera bientôt fini - il sera d’abord imprimé en quelques copies seulement’ ».155

L’artiste définit en 1929 cette production fragmentaire comme des « notes de journanux, (...) des expériences en partie vécues, en partie imaginaires »156, mais son caractère autobiographique, même lorsqu’il est romancé, est prédominant. On peut considérer, malgré l’absence de dates de la plupart des carnets, que l’artiste a tout au long de sa vie tenu ce genre curieux de journal intime. Sa structure reste inorganisée, constituée de notes plus ou moins longues, autonomes, comme des impressions instantanées, des « poèmes en prose »157. Le style en effet est à mi-chemin entre poésie et prose, par des phrases souvent elliptiques, juxtaposées, dans un rythme haché. La ponctuation est particulièrement caractéristique, tant dans les notes que dans la correspondance de l’artiste, subordonnée aux fluctuations de la pensée : les phrases peuvent s’enchaîner sans le moindre point ou au contraire être hachées par l’emploi systématique de tirets au lieu de points ou virgules (procédé utilisé abondamment par Ibsen lorsqu’il veut souligner une pensée inachevée ou un nondit) ; les retours à la ligne sont aléatoires. L’écriture est le reflet graphique du débit nerveux que l’artiste avait à l’oral : oscillant entre mutisme et flot de paroles, Munch pouvait être silencieux pendant des journées entières, ou à l’inverse monopoliser une conversation qu’il ne concevait qu’à deux interlocuteurs : « ‘Les phrases venaient en bribes courtes et hachées, une cascade que l’on ne pouvait arrêter. Il ne se laissait pas interrompre. Il était clair qu’il se protégeait en parlant d’un seul bloc. Il n’aimait pas qu’on lui pose des questions. Si lui-même en posait, il n’attendait souvent pas la réponse. Il trouvait sa réponse sur le visage de son interlocuteur’ ».158

Egalement significatif, un souci très relatif de la correction grammaticale : la concordance des temps n’est pas toujours respectée. De même, G. Woll note que Munch, comme Jæger, utilise une orthographe phonétique, écrivant les mots tels qu’ils sont prononcés – écriture qui s’éloigne du bokmål.159 Là encore, l’artiste affirme la prédominance de la fonction communicative de l’écriture au détriment de la prescription linguistique : le mot est conçu comme medium de restitution d’expériences sensorielles ou émotionnelles avant d’être un outil intellectuel obéissant à des lois grammaticales ou orthographiques. Ce caractère totalement inorganisé, d’une pensée toujours en éveil, fluctuante, éparpillée, se retrouve encore une fois à l’oral ; le livre d’I. Gløersen160 restitue merveilleusement les longs discours dans lesquels l’homme pouvait se lancer, passant sans transition apparente d’une idée à une autre, d’un thème à un autre, poursuivant dans des digressions en oubliant son auditoire pour finalement conclure par une interrogation.

La même caractéristique imprègne sa production épistolaire, dont une grande partie nous est parvenue, soit par la conservation par l’artiste des brouillons qu’il rédigeait, soit par celle de sa correspondance par les destinataires. De même, de précieuses sources ont été exploitées grâce à l’attitude presque fétichiste de l’artiste envers les papiers de quelque nature que ce soit – et particulièrement les lettres de ses intimes, qu’il emmagasina sa vie durant dans des malles et pour certaines emportait avec lui en voyage. De toute évidence, il leur accordait la même importance affective qu’aux portraits de ses amis, qu’il réalisait pour les garder auprès de lui, les considérant comme ses « anges gardiens » .

L’écriture de Munch est de façon générale difficile à lire, et devient sous le coup de l’émotion indéchiffrable. Est-ce pour canaliser l’émotivité et la spontanéité parfois éparpillée de ses pensées que Munch rédigeait des brouillons de ses lettres ? Celles-ci n’en restent pas moins ardues à déchiffrer, comme son amie Eva Mudocci le lui reprochait avec humour : « ‘Hélas - tu dis qu’un homme et une femme ne devraient pas se comprendre – c’est donc pour cela que tu écris aussi peu clairement !’ »161 Souvent, le brouillon diffère nettement de la lettre finale, car l’artiste a suivi un autre chemin de pensée et a oublié le destinataire pour s’absorber dans une réflexion intérieure : de la note rédigée à l’occasion de la mort de Strindberg, originellement une lettre adressée à une dame allemande, B. Torjusen remarque : « ‘As often is the case when Munch wrote drafts for letters, he dropped the original subject and continued with the thoughts that preoccupied him at the time’ ».162 La correspondance devient alors note intime, et témoigne d’une communication toujours aléatoire et fragile de la part d’un artiste tiraillé entre sa fragilité psychologique favorisant un constant repli sur soi et sa curiosité intellectuelle faisant de lui un spectateur avide de la réalité extérieure. Les témoignages de son entourage concordent pour souligner ce paradoxe de l’homme entre isolement absolu et besoin de communiquer163.

De même que l’artiste est constamment entre réalité extérieure et monde intérieur, il est lui-même son premier spectateur. L’auteur joue d’ailleurs sur les registres d’énonciation, et n’utilise pas systématiquement l’emploi de la première personne. Il se désigne parfois par son initiale ou utilise un nom d’emprunt : dans plusieurs de ses notes du « Journal d’un poète fou », il se décrit sous le nom de Nansen, qui est ‘« le nom que l’écrivain Herman Colditz avait donné à Munch dans le roman-clé sur la bohème de Christiania, Un intérieur d’atelier (1888), ce qui indiquerait que Munch avait véritablement un roman en tête’ ».164 Dans ses souvenirs d’enfance, en particulier ceux liés à la mort de sa mère, Munch donne à sa soeur Sophie et lui-même les noms d’emprunts de Berta et Karlemann. Cette autobiographie à la troisième personne a certainement été inspirée par Strindberg qui, dans La Chambre rouge, raconte ses expériences à travers le filtre du personnage Jean.

Le procédé de distanciation introduit ainsi entre l’auteur et le personnage qu’il crée165 est le reflet d’une volonté esthétisante – Munch s’éloigne en cela des prescriptions de ses amis de la bohème - mais il n’en a pas moins des causes psychologiques. Ce sentiment d’être étranger à soi-même, cette distance que l’homme prend avec son ego pour devenir spectateur de soi et du monde extérieur est une des caractéristiques essentielles du processus de création, mais il prend chez Munch des proportions extrêmes, et est retranscrit dans ses tableaux tout autant que dans ses écrits. Dans une peinture comme Mort dans la chambre de la malade (fig. 9), l’artiste se représente parmi ses frères et soeurs assistant à la mort de l’aînée Sophie. Le visage de sa soeur Inger, qui fait face au spectateur, est caractérisé en détail ; en revanche, les deux frères, de profil ou profil perdu et au visage sans traits, ne sont pas identifiables. La silhouette qui s’éloigne vers la porte à gauche paraît beaucoup plus jeune que celle qui se tient dans une masse unie avec les deux soeurs, et l’on pourrait y voir son frère Andreas, mais comme dans beaucoup de ses oeuvres basées sur des souvenirs d’enfance, l’artiste a joué avec la logique chronologique et représente la fratrie non à l’âge qu’elle avait au moment du drame, mais à l’âge de la réalisation du tableau, époque à laquelle l’écart d’âge entre les frères est à peine perceptible. La frêle silhouette d’adolescent qui se dirige vers la porte pourrait donc bien plutôt être l’Edvard de 1877 tandis que l’homme qui, adossé à Inger comme dans une relation siamoise, contemple l’agonie de Sophie, serait peut-être l’Edvard de 1892. Les deux « je », le je/acteur et le je/spectateur cohabitent ici, trouvant leur distinction dans une dialectique passé/présent. A moins que les deux silhouettes similaires aux actions opposées – l’une fuyant la scène, l’autre en étant acteur – ne soient les représentations des sentiments ambivalents qui habitent l’artiste témoin ; phénomène qu’E. Kris voit dans la littérature comme « l’interconnexion des figures parallèles » lorsque « ‘les pulsions relevant d’une seule situation ont été réparties entre deux personnages’ ».166 Dédoublement psychologique qui, dans les écrits, est exprimé par l’indifférenciation dans l’emploi du « je » et du « il », d’autant plus marquée que souvent à l’intérieur d’une même note alternent les deux pronoms, dans une écriture qui bouscule les règles traditionnelles de l’autobiographie :

«  Papa c’est si noir ce que je crache -
Vraiment mon garçon -
Il prit la lampe et regarda -
Je vis qu’il cachait quelque chose -
La fois d’après il cracha sur le drap et vit que c’était du sang -
C’est du sang papa -
Il me caressa la tête – n’aie pas peur mon garçon
J’allais mourir de phtisie - il avait tellement entendu
dire que quand on crache du sang c’est qu’on a la phtisie ».167

La fonction de catharsis semble être la principale raison de rédaction de ces notes, confessions intimes écrites pour la plupart dans un état émotif intense : cette note où l’artiste relate lors de son enfance sa confrontation avec la mort accompagnée des prières de son père porte la date de février 1890, peu après la mort du docteur Munch, et a vraisemblablement été écrite en plein deuil ; de celles relatant la relation avec Tulla Larssen, Arne Eggum note que « ‘souvent [Munch] a dû écrire sous une forte pression psychique ou sous l’influence de l’alcool ; l’écriture est en effet parfois complètement illisible ’».168

Une des nombreuses notes relatant l’accident de 1902 exemplifie l’écriture de Munch, tributaire de ses impressions et de son émotivité : les phrases se font toujours plus courtes, plus hachées pour exprimer la puissance dramatique du moment. Les mots sont extrêmement simples, les phrases détachées les unes des autres, comme sculptées, par un retour à la ligne systématique. L’écriture a des propriétés picturales qui ont conduit R. Rapetti à qualifier ces notes d’« esquisses autobiographiques »169: l’artiste exprime la profonde émotion des personnages non par la formulation de leurs pensées intimes, comme la littérature lui en donne la possibilité, mais par la description objective d’actions et de postures, la reconstitution d’impressions visuelles qui en eux-mêmes portent la tension dramatique :

« Tout son corps est secoué de crampes, il regarde égaré, se penche et tend les bras
Elle reste toujours droite et raide dans l’ouverture de la porte de la cuisine
Elle s’avance vers lui
Il baisse la tête
Que penses-tu faire avec ce revolver, dit-elle
Il ne répond pas - tient un revolver dans son poing crispé
Il est chargé ?
Il ne répond pas - regarde en l’air sans voir
Il est assis, tendu
Réponds - il est chargé ?
Un violent de coup de feu et la pièce se remplit de fumée
M. se lève - du sang goutte de sa main - il regarde étourdi autour de lui et se couche sur le lit ».170

Quel jugement porter sur ces notes autobiographiques ? Peuvent-elles constituer une véritable production littéraire ? L’artiste les a toujours considérées non comme un journal intime, mais comme un matériau pour une éventuelle création. Beaucoup de notes, comme celles-ci, sont d’une puissance émotionnelle qui les rend fascinantes, mais toutes n’ont pas une réelle valeur poétique. De façon générale, les trop nombreuses redites et l’absence de continuité rendent exclue la publication d’un livre achevé. Munch retravaillait ses motifs littéraires de la même façon qu’il retravaillait ses motifs picturaux : les mêmes scènes, les mêmes souvenirs resurgissent d’un carnet de notes à l’autre, de nombreuses années après, tout comme le peintre réalisait de véritables séries picturales sur un même sujet tout au long de sa vie.

Peut-on reprendre le terme qu’attribuait P. Georgel à Victor Hugo171, et dire de Munch qu’il fut poète « malgré lui » ? L’artiste prit incontestablement au sérieux ses activités littéraires. Dans ses années de fréquentation des cercles littéraires, il proclama à plusieurs reprises qu’il abandonnait ses pinceaux pour l’écriture : un article anonyme relatant les soirées au Schwarzen Ferkel rapportait que Munch, après avoir reçu deux bourses du gouvernement norvégien pour sa formation, abandonnait la peinture et « traduisait ses idées en mots et en gratifiait le public du Schwarzen Ferkel »172. En 1897, l’ancien membre Bengt Lidforss rapporta à Strindberg que Munch avait abandonné la peinture et écrivait un livre intitulé L’Enfer 173 - certainement sous l’influence de l’Inferno de Strindberg de 1896. Ses résolutions ne sont restées que des proclamations de principe, et il est vraisemblable qu’elles n’aient été considérées que comme des boutades par l’artiste. Il semble néanmoins que Munch ait eu des véritables prétentions littéraires, et bien que de qualité très inégale, ses écrits sont souvent empreints d’une poésie, d’une charge émotionnelle et d’une maîtrise des mots qui indiquent un talent littéraire indéniable.

L’idée de réaliser une création aboutie à partir de ces notes poétiques n’a jamais abandonné l’artiste, en particulier dans sa vieillesse. En 1929, il écrivait à l’historien d’art R. Hoppe qu’il cherche à « rassembler des notes .. ce que j’appelle des journaux de l’âme, en un tout, et cela prend du temps. J’essaye d’organiser cela, mais je ne sais pas à quoi cela va aboutir. J’ai fait imprimer quelques pamphlets »174, mais les pamphlets en question, qui exposent les théories artistiques et les sources d’inspiration du peintre, sont en réalité d’un intérêt plus historique que littéraire. La présence de nombreuses ratures et corrections ultérieures, en particulier entre 1909 et 1915 semble indiquer que l’artiste aurait envisagé sérieusement une publication à cette époque de sa vie, mais dans ses dernières années il insistait sur le caractère privé de ces essais littéraires, et exprima à plusieurs reprises son incertitude sur leur valeur : « Je n’utilise jamais de corbeille à papier, c’est pourquoi c’est terriblement difficile de discerner le bon grain de l’ivraie » écrivit-il quelque temps avant sa mort175. La publication lui paraissait plus dictée par le devoir d’une quête continuelle de création artistique, que par la satisfaction d’une oeuvre dont il doutait malgré tout de la valeur : « Quand je regarde mes notes, je trouve la plupart naïves .. mais puisqu’on doit les considérer comme de l’art - il faut les éditer quelque peu expurgées ».176 Vraisemblablement en vue de son legs, il les classa tout d’abord en deux parties, l’une portant l’inscription « A lire par moi seul » et l’autre « A brûler », mais en 1932 ces mentions manuscrites furent rayées et remplacées par « ‘A lire par des hommes capables de compréhension et libres d’esprit après ma mort ’»177.

L’artiste a de toute évidence été partagé entre son insatisfaction de la valeur artistique de ces notes et l’importance de leur dimension affective. Il n’a apparemment pas su utiliser son vécu personnel de la même façon qu’il l’a fait dans son art pictural, où la maîtrise de la forme plastique est le prisme à travers lequel la réalité devient art. Dans ses tableaux, l’implication personnelle est un outil important, au service de la « Déesse de l’Art » comme se plaisait à l’appeler Munch, mais non une fin en soi. « Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j’ai vu », un des aphorismes du peintre les plus fréquemment cités, peut être rapproché de nombre de déclarations analogues d’artistes, dont Manet, mais est plus probablement hérité des principes de la bohème, peut-être une référence directe à la profession de foi naturaliste de Jæger dans sa plaidoirie au procès de Christian Krohg : « ‘Ce que vous devez peindre maintenant, c’est ce que vous avez vu’ ».178 Munch reprenait les termes de Jæger dans un sens différent, sans songer à prêcher un naturalisme qu’il avait pratiqué à ses débuts mais dont il s’était éloigné - Jæger d’ailleurs n’appréciait pas outre mesure sa peinture, et déplorait le caractère « non fini » de ses tableaux. De même, la citation du peintre est trop souvent mal interprétée. La distinction que l’artiste fait entre « ce que je vois » et « ce que j’ai vu », vise à se positionner par rapport à l’impressionnisme prévalant, à revendiquer une lecture subjective qui ne se borne pas à restituer l’image du monde extérieur, mais la rend à travers le prisme de l’expérience et de la sensibilité personnelles de l’artiste, le facteur temps étant nécessaire à une ingestion de ces impressions et une maturation grâce à l’expérience de l’artiste pour aboutir à une restitution subjective et unique. Les principaux reproches que faisaient les artistes scandinaves à l’école impressionniste française étaient la neutralité de la restitution objective de l’instant et le manque d’implication émotionnelle de l’artiste. En opposant « ce que je vois » à « ce que j’ai vu », en insistant sur le rôle intermédiaire de l’artiste avec son vécu et sa subjectivité dans le processus de transformation de la nature en art – « L’art est le contraire de la nature »179 - Munch se démarquait de « l’impressionnisme naturaliste » de ses débuts pour poser les jalons des théories expressionnistes. Or, la phrase a souvent été lue simplement comme une revendication du poids du passé de l’homme dans son expression artistique, et utilisée pour justifier l’attribution à l’oeuvre de Munch d’un caractère autobiographique primordial - caractère surestimé. Les exégètes de l’artiste ont parfois trop tendance à lire ses oeuvres à la lumière de la biographie, au risque de montrer l’artiste comme un « peintre de soi-même », de réduire son oeuvre à une projection narcissique ou une tentative d’auto-thérapie. En réalité, si les tableaux ouvertement autobiographiques sont - et c’est naturel - parmi les plus chers au peintre, ils constituent une partie statistiquement minime de son oeuvre. Bien qu’on ne puisse nier que la dimension autobiographique soit l’un des ressorts essentiels de l’oeuvre du peintre, il serait erroné de ne juger celui-ci qu’en fonction de celle-là. « Ce que j’ai vu » ne veut nullement dire « ce que j’ai vécu » ; que le peintre se réclame le témoin du monde l’environnant, cela n’a rien de nouveau ni qui implique une vision égocentrique. Qu’il soit nécessairement enclin, lui qui traduit son environnement en formules plastiques, à restituer de même ses propres expériences, n’est que logique. Tant en peinture qu’en littérature, les artistes n’ont pas attendu la bohème de Christiania pour avoir recours à leur vécu comme matériau créateur, même s’ils n’ont pas fait de ce procédé un credo artistique. D’ailleurs, Munch prenait lui-même ses distances assez tôt avec cette proclamation dans une lettre à son ami poète Emmanuel Goldstein de l’été 1892 : « Je commence à être fatigué de tous ces gens qui écrivent leur vie - On vit dans l’angoisse d’être traîné au septième étage pour s’entendre raconter une vie en deux mille pages - ici il n’y a bientôt plus un homme qui n’ait pas écrit le roman de sa vie ».180 Refusant l’égocentrisme de la bohème, le peintre fit la distinction entre son besoin propre de réaliser son autobiographie, l’intérêt que celle-ci pouvait présenter au niveau artistique, et la création artistique qui peut être investie de la sensibilité de l’artiste sans être obligatoirement chargée de son vécu personnel.

Mentionnant cette question de la part autobiographique dans la création, E. Kris insiste sur l’importance de la distance à prendre entre vécu et création : « ‘Les grands écrivains se montrent, certes, aussi préoccupés de leur propre expérience, aussi égocentriques que les autres. Toutefois, leur réussite est peut-être, en partie, due à leur capacité de se détacher plus complètement de la réalité immédiate de leurs expériences réelles et de faire leur un éventail plus grand de sujets ’».181 Si Munch est parvenu à ce détachement dans son oeuvre pictural – et les milliers de tableaux qu’il a réalisés sur des sujets où il n’est pas lui-même acteur le démontrent assez -, on peut en revanche conclure à un échec relatif dans le domaine littéraire.

Dans son testament rédigé en 1940, où il léguait à la Ville d’Oslo l’ensemble de son oeuvre, le peintre a décrété que les « ‘oeuvres littéraires iront à la Ville d’Oslo qui, en accord avec le jugement d’experts décidera si, et dans quelle mesure, elles doivent être publiées’ ».182 L’artiste n’a curieusement pas précisé quels experts devaient se prononcer sur la valeur artistique de ses écrits. Les conservateurs successifs du musée Munch en charge de la gestion du legs, n’ont pour l’instant pas cherché à réaliser de publication, et se contentent de reproduire les notes qu’ils jugent les plus intéressantes dans les catalogues d’expositions.

Notes
151.

Traduction littérale. La phrase a parfois été traduite comme « Tu écriras ton autobiographie », ce qui nous paraît excessif. Le principe de la bohème est naturaliste : asseoir la littérature sur une étude approfondie de la réalité, sur son expérience subjective, sur le traitement de sujets réalistes. Cette littérature doit-elle nécessairement être historique, comme l’autobiographie l’induit, ou l’expérience personnelle peut-elle donner matière à fiction, la phrase ne le précise pas.

152.

G. Steiner, p.98.

153.

A. Eggum, « Importance des deux séjours de Munch en France en 1891-1892 », p.109. Il n’est pas précisé si ces impressions ont été finalement publiées. Il était assez fréquent, chez les peintres norvégiens en voyage, d’envoyer des articles de voyage.

154.

Lettre à C. Gierløff, 27.11.1908, publiée in C. Gierløff, Edvard Munch selv, Oslo, 1953, p.289.

155.

Lettre à C. Gierløff, 13.05.1908, OKK T 2745, citée in B. Torjusen, p. 42.

156.

T 2787, 15.02.1929, traduit in cat.1998, Paris, p. 332.

157.

Lettre de Munch à R. Hoppe, 03.03.1929, citée in B. Torjusen, p.27.

158.

R. Stenersen, p. 110.

Munch confirme cette interprétation : « Comme tous les êtres nerveux, je parle beaucoup. Quand je parle, je tiens captif celui que j’ai en face de moi et je me venge de ses attaques. Certaines personnes se servent des mots comme d’un gaz toxique pour engourdir leur proie et l’obliger à exécuter leur volonté. Moi, j’utilise les mots comme une arme de défense ». (video E. Munch, L’Expressionniste norvégien, Norsk Film A/S, 1963-1978, v.f. 1991 )

159.

G. Woll , « The Tree of knowledge » in cat. 1978-79,Washington, Edvard Munch – symbols and images, p. 229.

160.

I. Gløersen, Den Munch jeg møtte [ Munch tel que je l’ai connu], Oslo, 1956.

161.

Lettre d’Eva Mudocci, 1905, citée in B. Torjusen, p. 16

162.

« Comme souvent lorsque Munch écrivait des brouillons de lettres, il abandonna le sujet initial et suivit les pensées qui l’occupaient à cet instant ». B. Torjusen, p. 43, note 8.

163.

Parmi les nombreuses anecdotes attestant d’une distraction telle qu’elle devient mise à l’écart de la réalité : «  Souvent c’était par pure concentration que Munch faisait des impairs. Un jour il avait rencontré Ludvig Karsten dans la rue et l’avait invité à dîner. Ils entrèrent au Grand Café, mais ne s’assirent pas à la table habituelle de Munch. Munch commanda le menu et le vin, puis il se leva et alla aux toilettes. Lorsqu’il revint, il alla s’asseoir à sa table accoutumée. Il demanda la carte. Karsten alla vers lui et lui demanda : Tu ne veux pas manger avec moi ?

‘Si, volontiers’, dit Munch. ‘Alors tu es en ville en ce moment ?’ » (R. Stenersen, p. 118)

164.

A. Eggum, cat. expo. Oslo, 1999, Munch og Warnemünde, p. 45.

165.

Sur les différentes possibilités de l’écriture autobiographique, voir P. Lejeune, Je est un autre – L’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, 1980.

166.

E Kris, Psychanalyse de l’art, Paris, 1978, pp. 343-344.

167.

T 2771, datée 05.02.1890.

168.

Cat. expo 1999, Oslo, p. 31.

169.

R. Rapetti, « Munch et Paris : 1889-1891 », extr. de cat. expo. 1991-92, Paris-Oslo, p. 64.

170.

T 2732, 1902-08, cité in cat. expo 1999, Oslo, pp.30-34.

171.

J. Lafargue, Victor Hugo – dessins et lavis, 1983, p.9.

172.

R. Heller, in cat. 1978-79, Washington, Symbols and images, p. 109. Selon R. Heller, l’article fut écrit par un des membres du groupe, l’écrivain Franz Servaes.

173.

A. Eggum, 1990, p.16.

174.

Lettre E.M. à R. Hoppe, février 1929, cité in B. Torjusen, p. 18. Les pamphlets dont parle l’artiste sont Livsfrisen [La Frise de la Vie] (1918) puis Livsfrisens tilblivelse [La Genèse de la Frise de la Vie] (1929), publiés à l’occasion d’une grande exposition rétrospective à Oslo, dans lequel il expose ses conceptions artistiques, relate la visite d’Ibsen en 1895 et inclut quelques-uns de ses textes anciens comme « Le Manifeste de Saint-Cloud ». En outre, il en insère d’autres dans le catalogue d’exposition sous le titre « 1889-1929 : Quelques extraits de mon Journal ».

175.

Lettre à C. Gierløff, 1943, publiée in C. Gierløff, p. 295.

176.

OKK 2734, introduction rédigée en 1929 au « Journal d’un poète fou », citée in B. Torjusen, p.16.

L’artiste est également parfois plus optimiste, comme dans cette note de 1933 :

« J’ai aussi dans de grandes caisses des manuscrits qui dorment entre autres une biographie et de nombreux romans. Si je me décidais à les sortir je ferais sûrement de l’argent » (T 204-13). Les jugements de Munch sont souvent contradictoires, mais les faits ne laissent guère de doute sur son indécision quant à la qualité de sa production littéraire.

177.

A. Brenna, p. 197

178.

Verdens Gang, 19.10.1887

179.

«  Je ne peins pas d’après nature – je prends – ou je puise dans sa richesse.

Je ne peins pas ce que je vois – mais ce que j’ai vu –

L’appareil photographique ne pourra pas concurrencer le pinceau et la palette – aussi longtemps qu’on ne pourra pas l’utiliser en enfer ou au paradis. ( ...)

L’art est le contraire de la nature. » Livsfrisens tilblivelse, pp. 1-2.

180.

Lettre à E. Goldstein, non datée, été 1892.

181.

E. Kris, p. 41. Egalement, p. 355 : « L’analyse clinique des artistes créateurs fait penser que l’expérience vécue par l’artiste n’intervient pas pour beaucoup dans sa vision. Son pouvoir d’imaginer des conflits peut, de loin, transcender l’horizon de son expérience personnelle. » La proportion de l’expérience vécue varie selon chaque artiste, elle est – relativement – importante chez Munch, beaucoup moins chez Ibsen.

182.

Cité in B. Torjusen p. 16.