Les productions mixtes texte/image

La rédaction de son autobiographie, ou d’une oeuvre littéraire fortement autobiographique - l’artiste n’a apparemment jamais cherché à écrire sur un sujet entièrement fictif - est restée une tentative avortée. Sans doute la continuité parfois fastidieuse qu’exige la construction d’un livre, une biographie qui plus est, s’éloignetelle trop de la technique picturale comprise par Munch comme la restitution d’impressions ressenties dans un espace/temps délimité. Il n’est certes pas un hasard que les notes écrites qui ont pu être exploitées par l’artiste pour une création plastique sont en majorité des impressions sensorielles instantanées. La poésie consiste pour Munch en « des pensées et des sensations concentrées »183 que l’artiste peut exprimer soit à l’aide du mot, soit à l’aide de l’image. C’est ainsi que luimême a souvent précisé que les motifs les plus importants de son oeuvre ont vu le jour sous la forme écrite avant la forme picturale.184 En témoigne la genèse du Cri : les notes dans lesquelles l’artiste relate son expérience d’un soir où la vue d’un coucher de soleil a provoqué une soudaine angoisse, sont antérieures à la création du tableau, à laquelle Munch est parvenu difficilement, se plaignant longtemps de ne pouvoir trouver les moyens d’exprimer ce qu’il avait ressenti. Une feuille de 1892 montre l’utilisation simultanée des deux langages : une vignette au crayon, fusain et gouache est une première étude de ce qui deviendra Désespoir, tandis qu’à côté un texte explicite la narration :

«  Je marchais sur la route avec deux amis - alors le soleil se coucha
le ciel devint soudain rouge sang
( rayé : et je ressentis un souffle de tristesse )
une douleur diffuse au coeur
Je m’arrêtai, me penchai contre la rampe fatigué
à mourir - au-dessus du fjord et de la ville bleus noirs
une étendue de sang et de langues de feu
Mes amis poursuivirent leur route et je restai
tremblant de peur -
et je ressentis un cri large et infini traverser la nature. » 185

Après bien des recherches, Munch parvient à donner une forme plastique à cette expérience sensorielle qui le hante dans Le Cri de 1893, puis en effectue plusieurs versions picturales et graphiques, dont une lithographie de 1895 à laquelle il adjoint un titre et une légende en allemand : « Geschrei / Ich fühlte das große Geschrei durch die Natur » (fig. 34). Il reprend néanmoins le motif à l’écrit : une note à la datation incertaine, entre 1897 et 1905, est très semblable à celle de 1892186 ; une autre, plus tardive, restitue l’expérience de façon aussi courte et condensée que possible. Ecrite en majuscules rouges, elle assène :

«  JE MARCHAIS SUR LA ROUTE
AVEC DEUX AMIS ALORS
LE SOLEIL SE COUCHA LE
CIEL SOUDAIN DEVINT
DU SANG ET JE RESSENTIS
LE GRAND CRI DANS LA NATURE » 187

Un autre texte, sur Le Baiser, témoigne de la même évolution du texte explicatif à la phrase expressive :

«  Le baiser -
il pleuvait une pluie chaude
je la pris par
la taille - elle s’approche
lentement -
deux grands yeux contre
les miens - une joue
mouillée contre la mienne
mes lèvres plongèrent dans les siennes
les arbres et l’air et
toute la terre disparurent
et je regardai dans un nouveau
monde- que jamais
auparavant je n’avais vu »188.

Dans la version de L’Arbre de la connaissance, la narration disparaît pour laisser place aux pures sensations ; le « je » en tant qu’être actif est devenu un « je » uniquement réceptif :

«  LE BAISER
DEUX LEVRES BRULANTES CONTRE LES MIENNES
LE CIEL ET LA TERRE ONT DISPARU
ET DEUX YEUX NOIRS REGARDAIENT
DANS LES MIENS - » 189

Le texte est écrit en majuscules multicolores - les mots CIEL en bleu turquoise et TERRE en vert se détachent du reste de la phrase en gris - et le graphisme joue autant sur les impressions visuelles que sur la sémiotique. Comme ses peintures, les textes de Munch s’épurent au fil des années, se font de moins en moins narratifs et se resserrent toujours plus autour de l’expérience sensorielle à retranscrire.

La plupart des oeuvres de la Frise de la Vie apparaissent également sous la forme de poèmes en prose, mais l’ordre de création entre tableau et commentaire littéraire est variable : entre le poème de 1893-94 et le tableau La Voix 190, il est malaisé de déterminer lequel est postérieur à l’autre. Les poèmes sur Le Cri étaient nés du besoin de retranscrire une expérience initiale extérieure ; à l’inverse, on peut se demander dans quelle mesure certains des textes n’ont pas été inspirés à l’artiste, non par une stimulation extérieure directe, mais par la vue de ses propres créations picturales. La série graphique Le Miroir a ainsi été conçue comme un portfolio des principaux motifs de la Frise de la Vie, auxquels l’artiste entendait « ajouter [s]es mots ».191 Présentée lors de la large exposition rétrospective de Christiania à l’automne 1897, la série était composée de vingt-cinq gravures reprenant les motifs des principaux tableaux de l’artiste, collées sur des feuilles de carton brun, parfois aquarellées. Il n’y a pas trace de textes, mais la mise en page des gravures sur les cartons considérablement plus larges semble indiquer que Munch aurait eu l’intention initiale de publier un portfolio mêlant gravures et poèmes en prose. Le concept du portfolio de gravures est pour Munch le pendant naturel dans le domaine graphique de la construction sérielle que constitue sa Frise de la Vie, et les deux formes de travaux sont utilisées conjointement : la première publication d’une série graphique date de 1895, à l’initiative de Julius Meier-Graefe, dans la mouvance du cercle littéraire du Schwarzen Ferkel. Mais l’artiste a certainement été influencé également, dans sa tentative d’élaborer une oeuvre à la fois graphique et littéraire, par le Noa Noa de Gauguin. Lors de son séjour à Paris en 1896-1897, Munch a étroitement été lié à William Molard,192 ami intime de Gauguin qui avait travaillé chez eux à ses gravures sur bois de Noa Noa, dont il leur avait laissé à son départ en 1895 un certain nombre. Il est très vraisemblable que Munch a vu ces épreuves, de même qu’il a pu être informé de la version du manuscrit de Noa Noa remaniée par Charles Morice, et publiée par celui-ci dans La Revue blanche en 1897. Munch a sans aucun doute discuté avec Molard de son projet du Miroir, puisque celui-ci lui écrit en mars 1898, lui demandant s’il travaille toujours à son album lithographique « ‘dans lequel vous vouliez refléter toutes les différentes phases de votre vie - de la vie de votre âme’ ».193

La série n’ jamais été exposée de nouveau, et par la suite a été démantelée. Mais l’artiste a concrétisé ses recherches dans un autre album, « L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal ». Commencé vers 1900 mais retravaillé au cours des années - certains textes dateraient des années 1920 - le cahier allie les principaux motifs graphiques du peintre aux notes écrites. Les dessins ou gravures chers à l’artiste sont insérés, soit collés, soit redessinés, et accompagnés des textes relatifs aux oeuvres, sans qu’une réelle adéquation entre sujet graphique et sujet écrit soit recherchée dans la mise en page. De même que les motifs graphiques datent pour la plupart des années 1890, les textes sont des reprises, souvent épurées de notes antérieures : souvenirs d’enfance, extraits du « Journal d’un poète fou », impressions instantanées auxquelles l’artiste a ultérieurement donné une forme plastique, ainsi que des réflexions métaphysiques témoignant d’une philosophie proche d’un panthéisme religieux. Cet album est resté pour l’artiste un matériau de travail, et n’a jamais été publié, mais tout laisse à penser que Munch tout au long de sa carrière avait la volonté d’aboutir à la réalisation d’un tel ouvrage permettant la symbiose entre texte et image.

Fin mai 1906, Munch écrit à son ami allemand Gustav Schiefler : « ‘Es wird Ihnen interessieren, daß ich beinahe einem Drama fertig geschrieben habe.’ » 194

La pièce de théâtre dont parle Munch - La Cité de l’amour libre - est en réalité de portée modeste, et se lit plus comme une fantaisie satirique que comme une oeuvre littéraire. Après un incipit sous la forme du conte, elle se révèle une pièce en un acte, une de ces sortes de nouvelles dramatiques que Strindberg a inaugurées, bien que l’auteur ne respecte pas la structure dramatique entièrement et mêle narration et dialogues.195 Basée sur la liaison avec Tulla Larssen et le drame de 1902, elle dresse un portrait féroce de la bohème de Christiania et de son apologie de l’amour libre. Le Chanteur (un autoportrait déguisé), « fatigué des grandes souffrances » , pénètre dans la ville de l’Amour libre, où le mariage est une simple procédure qui ne peut durer que de trois jours à trois ans. La réalité se révèle tout autre, les lois n’étant qu’une arme permettant à la femme d’assouvir son besoin de possession. Le Chanteur, harcelé par la Princesse Dollar, se voit faire une parodie de procès et est mis à mort.

Le texte comme les illustrations adjacentes sont d’un style délibérément grotesque, les phrases regorgeant de références parodiques à des oeuvres littéraires telles que Macbeth. Sans réelle valeur artistique, rédigée comme un exutoire (on pourrait même qualifier l’oeuvre d’acte de défoulement) au même titre que les nombreux croquis caricaturaux que l’artiste réalise à la même époque, figurant ses anciens amis de la bohème en autant d’animaux répugnants, la pièce dans l’oeuvre de Munch ressortit plus au chapitre de la caricature qu’à celui de la littérature.

Beaucoup plus intéressant est le portfolio lithographique que Munch réalise pendant son séjour à Copenhague en 1908, Alpha et Oméga (fig. 8). Le thème est le même que celui de La Cité de l’Amour libre - l’utopie amoureuse, et la trahison de la femme - mais conçu sous la forme d’un conte philosophique. Alpha et Oméga, premiers êtres humains sur une île, grandissent heureux jusqu’à ce qu’ils découvrent l’amour. Après un bref état de grâce, Alpha découvre que « le coeur d’Oméga était volage ». Elle le trompe en effet avec tous les animaux de l’île, puis s’enfuit sur le dos d’un chevreuil. Alpha reste seul, désespéré, entouré de tous les enfants d’Oméga, bâtards d’homme et d’animaux. Lorsqu’Oméga revient, Alpha fou de rage la tue. « Quand, penché sur le corps, il vit son visage, il fut terrifié par son expression. C’était exactement celle qu’elle avait eue dans la forêt, lorsqu’il l’avait le plus aimée ». Alpha est mis à mort par les petits d’Oméga, qui peupleront l’île.

Souvent ironique mais dépourvu de la hargne qui nuit tant à la pièce, le texte comme les dix-huit lithographies qui l’illustrent peut se teinter de douceur et d’émotion ; l’ensemble est d’une sincérité qui fait d’Alpha et Oméga une poésie en texte et en images.

Paradoxalement, ce sont ces deux productions, de qualité inégale, qui ont vu le jour en tant qu’oeuvre publiée. Mais c’est avant tout dans les poèmes en prose que le talent littéraire du peintre se révèle. Les recherches que Munch a effectuées tout au long de sa vie pour une oeuvre réalisant la symbiose entre texte et image témoigne de son besoin d’utiliser les deux médias, mais si la production picturale peut se réaliser indépendamment du texte, le texte peut difficilement se réaliser indépendamment de la formulation visuelle - pour preuve l’inachèvement des expérimentations purement littéraires. A propos de son journal intime et de ses poèmes, l’artiste insiste : « Mes tableaux constituent le journal de ma vie ».196 Proposition qui semble très proche et pourtant témoigne d’une démarche inverse de celle de Kokoschka, qui lui affirme : « C’est vrai, je suis devenu peintre, mais je peins comme j’écrirais un journal intime ».197 Tandis que Kokoschka revendique une égale valeur pour ses productions littéraire ou picturale, Munch n’a cessé d’affirmer son état premier de peintre. L’intérêt littéraire est indéniable chez cet artiste, mais sa formation l’a contraint à voir plus qu’à écrire ; même lorsque le bagage intellectuel de l’artiste le poussait à chercher les mots pour rationaliser ses impressions sensitives, la concrétisation artistique finale se devait d’être plasticienne. La forme picturale est demeurée la vocation réelle, l’aboutissement de l’oeuvre dont la verbalisation constituait une étape dans le processus de maturation artistique.

Ces tentatives avortées d’une oeuvre littéraire semblent correspondre à la même passion pour l’expérimentation que celle qui a poussé l’artiste à pratiquer la musique, la photographie et la sculpture : un artiste de l’envergure de Munch ne pouvait pas ne pas s’essayer dans tous les domaines de la création, et c’est ainsi que doivent se lire ses notes comme ses saynètes : des expérimentations artistiques. On ne peut guère considérer Munch comme un peintre écrivain, bien qu’on ne puisse lui contester l’état d’une « vocation latente »198 - vocation latente que nombre d’artistes ont partagé avec lui, et qui est à situer dans le contexte général des liens entre littérature et arts. La pratique parallèle de différentes formes artistiques est estimée depuis la Renaissance et le mythe de l’ « uomo universale », et loin d’être le seul fait de l’Italie, elle est ancrée dans la tradition de l’Europe du Nord où les artistes défendent l’analogie entre poésie et peinture. « ‘Certains peintres rédigeaient leurs propres poèmes ou pièces de théâtre. A partir du XVe siècle, les artistes hollandais avaient souvent appartenu à des sociétés littéraires locales, connues sous le nom de ‘chambres de rhétoriciens’. (...) Au cours du XVIIe siècle, cependant, la poésie et le théâtre devinrent progressivement l’apanage d’auteurs et d’acteurs professionnels, et les chambres de rhétoriciens périclitèrent’ ».199 La fréquence de tableaux à caractère théâtral dans la peinture hollandaise du XVIIe, ou de portraits d’artiste tel L’Autoportrait allégorique de Gerrit Dou200, dans lequel le peintre se montre la plume à la main, un livre ouvert, montre cependant que la perte d’une tradition certes minée par la querelle de la hiérarchie des arts, a été relativement lente, jusqu’à ce que les théories classiques ne concluent à la prohibition de tout mélange des genres : « ‘l’âge classique, au cours duquel apparaissent la ‘littérature’ et l’‘écrivain’ au sens moderne (...) voit aussi la domination du paradigme littéraire marquer de part en part la théorie artistique. Lessing opère une rupture esthétique en condamnant en 1766, dans son Laocoon ou Des limites de la peinture et de la poésie, la ‘confusion des arts’ au nom de la spécificité de leurs moyens d’expression ’»201 - ce qui n’empêche pas un artiste comme William Blake de se distinguer aussi brillamment dans les deux formes d’arts.

L’époque romantique a fait revivre l’intérêt pour les « correspondances » artistiques, que dans le sillage de Delacroix et Baudelaire en France, Nietzsche et Wagner en Allemagne, les artistes s’employent à concrétiser à la fin du XIXe siècle. Victor Hugo et Henrik Ibsen avaient refusé tous deux d’exploiter leur don pour la peinture, sentant leur véritable vocation mise en danger par la pratique d’un autre art, et renonçant à ce qui constituait pour eux un simple loisir de peur qu’il n’empiète sur leur temps précieux202. Ce choix était-il réellement dicté par une sensibilité propre ou était-il l’héritage de la querelle des arts ? Les artistes qui leur succèdent ont une conception diamétralement opposée, et la génération symboliste voit le développement des cercles artistiques qui défendent l’art contemporain dans ses différents domaines ; « ‘jamais autant qu’à cette époque (1870-1910), il n’y eut de relations aussi étroites entre artistes, hommes de lettres, philosophes et musiciens qui, les uns comme les autres, rejetaient la civilisation industrielle et le rationalisme pour quérir ailleurs la part d’imagination et du rêve que chaque être humain revendique’ ».203 Relations qui se manifestent, d’une part par la prolifération des cercles artistiques – en France, les groupes autour du Mercure de France et de La Revue blanche, les mardis de Mallarmé (que Munch fréquente mais dont la relation avec le poète reste un « décevant échange »204), au Bénélux La Jeune Belgique, le Haagsche Kunstlering, le Rotterdamsche Kunstkring, en Allemagne Zum Schwarzen Ferkel -, d’autre part par les incursions que font certains artistes dans un domaine qui n’est pas le leur. Incursions qui, pour la plupart, restent du domaine de l’expérimentation, mais qui annoncent certaines réalisations du XXe siècle. Si l’époque est fertile en amitiés entre peintres et poètes, rares sont encore ceux qui osent véritablement franchir les barrières de leur art et s’essayer alternativement aux deux disciplines. La pratique littéraire, pressentie par Delacroix, s’amorce de façon encore hésitante chez Gauguin, Redon, Munch, Hodler – qui manifestent dans ce domaine des dons certains, entravés par une timidité peu justifiée : la demande de collaboration littéraire que fait Gauguin à Charles Morice pour la rédaction de Noa Noa est due plus à des scrupules soudains qu’à un réel besoin, puisque l’artiste avait déjà fait preuve de ses capacités littéraires. ‘« Permets-moi de pleurer l’écrivain qui meurt en toi » dit Zola à Cézanne qui dans sa jeunesse hésite entre poésie et peinture205. Les symbolistes ont amorcé une tendance qui ira s’affirmant malgré la poursuite des querelles renouvelées par la « crise [du symbolisme] au terme de laquelle Irving Babbit publie en 1910 un Nouveau Laocoon et préconise un retour au ‘centre’ de chaque art et aux ‘genres tranchés’’ »206. Les peintres dans l’ensemble ne considèrent pas la multiplicité des pratiques artistiques comme un obstacle, mais bien plutôt comme un atout dans leur recherche créatrice, tendance qui s’impose au XXe siècle, avec les essais concluants des expressionnistes : les nouvelles et les pièces de théâtre d’Oscar Kokoschka, les romans autobiographiques d’Emil Nolde207, les pièces d’Ernst Barlach comme son autobiographie208, sont cette fois consacrés par leur publication, tandis que la production picturale de Strindberg – qui, contrairement à celle de Munch, est totalement dissociée de sa production littéraire - celle graphique d’Antonin Artaud sont aujourd’hui reconsidérées. Les expérimentations de fusion entre ces deux formes artistiques donnent également naissance au XXe siècle au « livre de peintre », forme noble du livre illustré lancée par Manet, et au « livre d’artiste », création double sous l’entière autorité d’un seul artiste, qui apparaît avec l’avant-garde russe en 1912, et se développe dans la seconde moitié du siècle.

Les études commencent à poindre sur ce phénomène de « double aptitude » (« Doppelbegabung », que pour W. Hofmann l’usage allemand donne un peu trop généreusement209), mais se heurtent cependant à plusieurs obstacles, dont le plus important reste le critère de jugement artistique. Les catalogues d’exposition ou travaux scientifiques cherchant à établir un recensement des « écrivains-dessinateurs » ont à l’heure actuelle évoqué plus de deux cents hommes de lettres célèbres qui pratiquaient aussi le dessin ou la peinture210, mais cette littérature anthologique ne fait que donner quelques éléments et ne saurait constituer une étude typologique du phénomène. Pour W. Hofmann, « tant que la compilation obéit au désir d’être exhaustif, notre phénomène échappe à toute structuration esthétique. Il en résulte une promiscuité sympathique où le document banal côtoie l’étincelle pleine d’audace »211. Egalement source de contestation, le critère d’« écrivain-dessinateur » par rapport à celui de « peintre-écrivain », impliquant la primauté d’une vocation sur l’autre. Primauté qui serait ainsi évaluée selon des critères assez subjectifs de quantité, qualité ou antériorité, parfois peu pertinents. Si indubitablement Victor Hugo fut un « écrivain-dessinateur » et Michel-Ange un « peintre-écrivain », que dire d’un artiste comme William Blake, un des très rares artistes pour W. Hofmann à mériter l’épithète de « génie double » ? De même, le « Dictionnaire » de la Revue de l’Art n’inclut pas Kokoschka, certainement pour la raison qu’on le considère avant tout comme un peintre. Pourtant, il reste le meilleur exemple d’une réelle dualité artistique, et peut être considéré autant comme écrivain que comme peintre. Non seulement, à l’instar de Munch, il a allié fréquentation des cercles littéraires (participant aux revues Der Sturm, Die Fackel), créations d’illustrations (Shakespeare, Kleist) et productions personnelles combinant texte et image (Assassin, espérance des femmes, 1908), mais il a en outre une réelle activité de pure littérature : plusieurs drames, une autobiographie – dont le caractère stylisé, voire falsifié pose la question de la biographie ou de la fiction – des essais et nouvelles, pour la plupart publiés et traduits. Dans ce sens, on peut lui attribuer les qualificatifs de « peintre-écrivain », voire de « double aptitude », témoins non seulement d’une vocation comme chez beaucoup d’artistes, mais surtout d’un réel aboutissement de cette vocation – que Munch n’a fait que préfigurer.

Notes
183.

Lettre de mars 1898 au poète Max Dauthenday, citée in B. Torjusen, p. 20.

184.

A. Eggum, 1990, p. 17.

185.

T 2367, 1892.

186.

« Je marchais sur la route avec deux amis -

et le soleil se coucha

Le ciel soudain devint du sang - et je sentis

comme un souffle de tristesse

Je m’arrêtai - me penchai contre la rampe

fatigué à mourir

Au-dessus du fjord et de la ville bleus noirs des nuages de sang

Mes amis poursuivirent leur route et me laissèrent

Terrifié avec une blessure ouverte dans la poitrine.

un grand cri traversa la nature. » ( T 2782-as ; 1897-98 ? 1905 ?)

Sur les multiples versions du Cri, voir R. Heller, 1973, pp. 103-109.

187.

T 2547-53, ca 1912-1915.

188.

T 2783-46/47, 1905-1908 ?

189.

T 2747 A1.

La traduction du norvégien se heurte aux mêmes difficultés que celle de l’anglais en ce qui concerne les temps du passé. Le verbe traduit en anglais par « vanished », nous semble dans T 2783-46 correspondre au passé simple « disparurent » car il se situe dans une logique narrative, tandis que dans T 2747 le passé composé « ont disparu » paraît plus approprié dans cette restitution immédiate de sensations multiples.

190.

La Voix, 1893, huile sur toile, 90x118.5, M 14.

191.

Lettre février 1929 à Ragnar Hoppe : « Il y a longtemps j’ai aussi eu l’intention de faire un gros portfolio de mes principales gravures de La Frise de la Vie et d’y ajouter mes mots - essentiellement des poèmes en prose. » Cité in B. Torjusen p. 19, qui considère que « the big portfolio mentioned by Munch could hardly be anything else but the graphic series The Mirror [le grand portfolio mentionné par Munch pouvait difficilement être autre chose que la série graphique Le Miroir] ».

192.

Franco-norvégien, Molard était marié à une sculpteur suédoise. Leur foyer a constitué un important point de rencontres entre artistes français et scandinaves, comme Strindberg, Bonnard, Vuillard, Marquet, Delius ou Jarry.

193.

Cité in B. Torjusen p. 29. La traduction en anglais respecte l’identité du verbe « speile »/refléter et du titre « Speilet »/ le miroir : « in which you wanted to mirror all the differentes phases of your life’s - your soul’s life. »

194.

« Cela vous intéressera d’apprendre que j’ai presque fini d’écrire une pièce de théâtre ». Lettre de Munch à Schiefler, mai 1906, Munch/Schiefler I, § 221. La syntaxe est celle de l’auteur. B.Torjusen (p.16) date pourtant la pièce vers 1904.

195.

Publiée pour la première fois dans le catalogue 1981, Oslo, Alpha og Omega, elle ne compte qu’une quinzaine de pages.

196.

« Mes tableaux constituent le journal de ma vie. Ces notes que j’ai prises ne constituent pas un journal dans le sens coutumier du terme. Il s’agit parfois de longs récits de mes expériences spirituelles, parfois de poèmes en prose. Mon art a été une auto-révélation ; il m’a aidé à trouver un sens à la vie. » (vidéo Edvard Munch, l’expressionniste norvégien).

197.

Interview d’O. Kokoschka in documentaire video ‘Vielleicht bin ich der letzte Maler’ - Oskar Kokoschka, réal. D. Feicher – H. Sterk, prod. ORF-ZDF, 1986, 45’.

198.

Pour reprendre le terme attribué à Delacroix dans cat. 1998, Paris, Delacroix, les dernières années, p. 197.

199.

M. Westermann, Le Siècle d’or en Hollande, Paris, 1996, p. 61.

200.

Gerrit Dou, Autoportrait allégorique, 1647, huile sur panneau, Dresde Gemäldegalerie Alte Meister.

201.

D. Gamboni, p. 11.

202.

Les dessins d’Ibsen sont effectivement assez médiocres, et ne présentent un intérêt qu’anecdotique, bien que l’écrivain ait pu être influencé par sa pratique picturale dans son écriture. Ceux de Victor Hugo, en revanche, présentent des qualités expressives indéniables. Le poète, dont la production graphique s’élève à plus de trois mille dessins, avait curieusement vécu une grave crise en 1850 pendant laquelle il avait cessé d’écrire, mais s’était mis à dessiner. Pourtant, lui aussi renonce à sa pratique : « J’y passerais des jours et des nuits, et mon temps ne m’appartient pas. Je ne suis pas sur cette terre pour mon plaisir. Je suis une espèce de bête de somme attelée au devoir ». ( Lettre 19.04.1864, citée in J. Lafargue, p. 10 ).

203.

P. L. Mathieu, La Génération symboliste, Genève, 1990, p. 8

204.

R. Rapetti, « Munch face à la critique française », p. 17.

205.

Lettre du 01.08.1860, citée in R. Jean, p. 40.

206.

D. Gamboni, p. 12.

207.

E. Nolde, Das eigene Leben, 1913 ; Jahr der Kämpfer, 1934.

208.

E. Barlach, Ein selbsterzähltes Leben, 1928.

209.

W. Hofmann, « Les écrivains-dessinateurs – Introduction », Revue de l’art, n°44, Paris, 1979, p.7.

210.

L’article « Les écrivains-dessinateurs – Dictionnaire » (Revue de l’art, 1979, n°44, pp.19-56) recense 222 noms de la littérature internationale ayant produit des oeuvres graphiques ou picturales. On y trouvera également, bien que déjà ancienne, une bibliographie des catalogues d’exposition consacrés au sujet.

211.

W. Hofmann, p.18.