Pour accueillir le legs par Edvard Munch en 1944 de la quasi-totalité de sa production artistique encore en sa possession - plus de 1 100 peintures, près de 6 000 dessins, esquisses et aquarelles, environ 18 000 gravures - la Ville d’Oslo a dû réaliser la construction d’un musée, le musée Munch (Munch-museet), inauguré en 1963. Ce n’est qu’à cette date que le recensement de l’oeuvre entier de l’artiste a pu être commencé, opération d’autant plus laborieuse et délicate que les milliers de dessins et gravures étaient emmagasinés dans des cartons sans la moindre indication de date ou titre.
Parmi cette production, des oeuvres portant sur des pièces d’Ibsen. Quelques-unes étaient déjà bien connues, car elles ont été réalisées dans le cadre d’une commande extérieure, ont fait l’objet d’une correspondance entre les différents acteurs et ont été rendues publiques dès leur exécution : ce sont deux lithographies effectuées pour le Théâtre de l’OEuvre à Paris, en tant que programmes des pièces Peer Gynt (fig. 10) et John-Gabriel Borkman (fig.1), ainsi que les « Stimmungskizzen », « esquisses d’ambiance » demandées par le théâtre berlinois des Kammerspiele pour la production des Revenants (1906) et Hedda Gabler (1907) (fig.11 à 25) La restitution des oeuvres réalisées par le théâtre à l’artiste, une des conditions du contrat, a fait en sorte que la quasi-totalité du corpus qui nous intéresse est aujourd’hui en possession du musée Munch.
Outre ces réalisations, certains indices ont permis aux conservateurs du musée d’établir l’existence d’une production beaucoup plus importante liée à l’oeuvre d’Ibsen, bien que non rendue publique. C’est essentiellement par les témoignages des proches de Munch que l’on a eu connaissance de ce corpus. R. Stenersen est celui qui le décrit le plus précisément :
‘« Munch n’a jamais réalisé d’illustrations pour des livres, mais il a beaucoup dessiné à propos de pièces d’Ibsen. Entre autres sur Peer Gynt, Les Prétendants à la couronne, Les Revenants, Rosmersholm et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts . Il appelait Rosmersholm le plus grand paysage hivernal dans l’art norvégien. Le grand acteur allemand Moissi a dit un jour que pour son rôle d’Osvald dans Les Revenants d’Ibsen, il s’était beaucoup aidé de la gravure de Munch Osvald. Il a fait de la scène où Osvald annonce à sa mère qu’il est atteint d’une maladie incurable le point culminant de la pièce. Il a joué cette scène en s’inspirant du dessin de Munch où la mère s’effondre tandis qu’Osvald reste paralysé sur le fauteuil, brisé. Ce n’est guère un hasard si seules les pièces d’Ibsen ont inspiré des illustrations à Munch. Il devait se sentir une parenté spirituelle particulièrement forte avec Ibsen ».212 ’Le livre de Rolf Stenersen est celui d’un ami et d’un admirateur, l’un des rares à fréquenter intimement Munch dans ses dernières années. Si les commentaires manquent souvent de recul et dressent un portrait assez idéaliste de l’artiste, les informations restent précieuses du fait même de cette relation de proximité. Les souvenirs peuvent toutefois être imprécis, notamment en ce qui concerne Rosmersholm, qui correspond mal au « plus grand paysage hivernal dans l’art norvégien » – les informations et études ultérieures ont établi qu’il s’agit ici de JohnGabriel Borkman. Stenersen ne mentionne pas cette pièce, mais elle est très clairement citée dans le journal de Ludvig Ravensberg (annexe 5) : le 2 janvier 1910, celui-ci note qu’« il s’est remis ces derniers jours aux dessins d’Ibsen » et décrit plusieurs scènes de John-Gabriel Borkman.
Le Professeur Schreiner, ami et exécuteur testamentaire de l’artiste, mentionne également certaines des pièces déjà citées par Stenersen : « ‘Il est naturel que parmi les pièces d’Ibsen il [Munch] se soit senti particulièrement attiré par la figure de Skule dans Les Prétendants à la couronne, Les Revenants et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. ’»213
Ces quelques témoignages semblent assez concordants sur les pièces mentionnées. De la main de Munch lui-même, bien peu d’informations : une lettre de l’artiste à Max Reinhardt, pour lequel il a effectué ses esquisses pour Les Revenants et Hedda Gabler, où Munch envisage une nouvelle collaboration - qui n’a jamais eu lieu dans le domaine scénographique, mais qui a pu être à l’origine de certains dessins :« ‘J’ai souvent pensé à nos projets - dessins pour Peer Gynt, Rosmersholm, et d’autres pièces d’Ibsen - De merveilleux motifs - Il se peut que j’en fasse quelques-uns, après tout ’».214
Egalement manuscrite, dans de rares cas, la légende de certains dessins qui permet de les identifier de façon certaine comme issus de l’univers ibsénien : c’est le cas de la gravure sur bois (fig.26), où le titre « Kongsemnerne », « Les Prétendants à la couronne », apparaît, ou d’un dessin intitulé en haut de page « De døde vågner », « Les morts se réveillent »215. Il est difficile de dire si en utilisant cette formule, Munch retranscrivait le titre selon un raccourci personnel ou s’il s’agit d’une légende s’appliquant à une scène précise, comme celle qui figure sur un dessin de Peer Gynt 216, « Per Gynt paa flugt » -« Per Gynt en fuite ».
Autre indice, la présence d’un croquis laissé dans un des livres d’Ibsen possédés par Munch, feuille volante pliée entre deux pages du texte de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (fig.33) – unique cas d’une insertion concrète d’une image dans un ouvrage.
Ces trop rares titres confirment en tout état de cause les pièces déjà mentionnées. C’est à partir de ces bien maigres indices que les conservateurs du musée Munch se sont livrés à un travail d’investigation dont l’aboutissement fut le catalogue de l’exposition Munch og Ibsen de 1975, sous la direction de Pål Hougen.
Dans cette liste figurent 373 oeuvres, portant sur 6 pièces d’Ibsen : 26 dessins, aquarelles ou huiles sur Les Revenants, 7 sur Hedda Gabler, 160 dessins et aquarelles sur Peer Gynt, 90 dessins et gravures sur Les Prétendants à la couronne, 60 dessins, aquarelles et gravures sur John-Gabriel Borkman, 30 dessins sur Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. Les oeuvres recensées portent des datations s’étendant de 1877 aux années quarante, c’est-à-dire sur toute la période d’activité de l’artiste.
Le caractère remarquable de ce travail de recensement n’empêche pas la subsistance de nombreux points d’incertitude. Le corpus établi est, de l’aveu même des conservateurs, à réévaluer, et plusieurs attributions y figurant ont déjà été infirmées. Toute étude du sujet se heurte à deux éléments d’incertitude : le premier est le caractère éminemment hypothétique des dates qui ont été attribuées à ces dessins ou carnets de dessins. Très rares ont été ceux que l’on a pu situer chronologiquement, au mieux à quelques années près. Ne nous fions pas au nombre apparemment raisonnable des dates qui figurent sur le catalogue, celles-ci ont été avancées parfois un peu rapidement, précisent les conservateurs du musée Munch, dont la politique privilégie l’hypothèse, quitte à ce que celle-ci soit battue en brèche, à l’absence complète d’informations. Les dates figurant sur le catalogue seront donc prises comme sources tout en conservant une certaine vigilance à leur égard. Cette lacune reste, malgré les hypothèses que nous formulerons à ce sujet, le principal obstacle de notre étude.
Le second grand domaine d’incertitude, que nous nous proposons d’éclaircir, réside dans le rapport extrêmement étroit qui existe entre cette partie spécifique de la production de Munch et son oeuvre général. Les similarités et récurrences sont nombreuses entre dessins nés de l’inspiration personnelle et dessins liés au texte d’Ibsen, et la frontière entre illustration et oeuvre de source endogène est extrêmement ténue. En étudiant cette spécificité qui nous paraît une des principales caractéristiques de « l’illustrateur Munch », nous espérons affinier par là la définition du corpus établi.
Dans cette optique d’une révision nécessaire du catalogue, il paraissait donc essentiel d’utiliser plusieurs bases de données : si la référence première doit rester la liste de 1975, sont également utiles les classeurs de travail (« arbeidspermer ») élaborés pour cette liste, et conservés par le département graphique du musée Munch. Fruits d’une première sélection, beaucoup plus large que la liste finale, les classeurs de travail recensent près de 500 oeuvres qui présentent ou pourraient présenter un lien plus ou moins direct avec les illustrations proprement dites. Ces classeurs ont parfois été confondus avec le catalogue, et les conservateurs du musée Munch tiennent à en rappeler le caractère non officiel, mais ils se révèlent d’une grande utilité, en particulier en ce qui concerne certaines lacunes du catalogue qui depuis ont été établies. Enfin, l’ensemble de la production graphique reste à prendre en compte, pour parfaire un recensement effectué voilà vingt-cinq ans. C’est pourquoi dans le catalogue établi par nos soins seront précisées les divergences qui ont immanquablement surgi entre ce qui était partie de la liste officielle de 1975, ce qui a été pressenti comme illustration possible dans les classeurs, et nos propres propositions.
Le peu de documentation écrite rend difficile d’établir la proportion d’oeuvres détruites, mais étant donnée l’attitude particulièrement conservatrice de l’artiste, on peut considérer que le corpus étudié est très représentatif de la production réelle, et que la plupart des oeuvres réalisées nous sont parvenues. L’étude des catalogues et des documents révèle cependant que certaines des esquisses scénographiques ont disparu : pour Les Revenants, quelques photographies publiées révèlent l’existence d’oeuvres non localisées aujourd’hui, peut-être détruites (fig.15, fig. 18). Pour Hedda Gabler, les six dessins conservés - un croquis à peine ébauché, deux dessins du décor et trois esquisses d’ambiance ne peuvent constituer l’ensemble de la production, ce que confirme l’étude documentaire : un courrier du 2 février 1907 du Deutsches Theater accusait réception de sept esquisses (annexe 7), auxquelles s’ajoutent des propositions déjà restituées par Bahr en décembre 1906. En outre, Pål Hougen217 évoque un catalogue d’exposition de l’époque, qui mentionnait des esquisses, de dimensions plus grandes que celles connues. Il y a donc tout lieu de penser que les pièces les plus intéressantes ont été perdues. Il est vraisemblable que certains dessins n’ont pas survécu aux diverses manipulations dont ils ont dû faire l’objet, tant au cours du travail - dans son courrier, le Deutsches Theater déclinait toute responsabilité sur les esquisses, qui n’étaient pas sous verre - qu’au cours des voyages de l’artiste. On peut néanmoins espérer que ces esquisses ne sont pas définitivement perdues.
En ce qui concerne l’étude elle-même des oeuvres, nous disposons d’une partie documentaire extrêmement réduite sur le corpus : l’essentiel des sources écrites consiste en de rares courriers, quelques maigres souvenirs de tiers (directeurs de théâtre ou collaborateurs) ou des retranscriptions par divers intermédiaires des paroles de l’artiste, retranscriptions toujours sujettes à caution bien que leurs auteurs aient été des intimes. Les échantillons d’une fortune critique sont extrêmement rares (quelques malheureux articles sur les créations théâtrales mentionnent en passant le décor ou la scénographie) et apportent peu d’éléments. Notre étude se fondera dès lors essentiellement sur l’analyse de l’objet d’investigation lui-même, cherchant dans une définition de ses traits caractéristiques à reconstituer son cadre historique, à établir ses rapports avec sa source immédiate - le texte d’Ibsen – dans le contexte de l’oeuvre général de Munch.
R. Stenersen, p.92.
K. Schreiner, extr. de Vennene forteller, p. 28
Lettre de Munch à Max Reinhardt, automne 1909, citée in cat. 1978, Northfield, p.22.
Les Morts se réveillent, ca 1930 ?, encre, 338x208, inscription à l’encre (haut) : « De dode vågner », T 217-5. Les références utilisées pour les dessins sont celles du Munch-museet. Voir leur élucidation dans le catalogue en annexe.
Peer Gynt en fuite, ca 1933, encre, 108x175, inscription à l’encre (bas droite) : « Per Gynt paa flugt »,T 204-10.
Cat. 1978, Northfield, p.22. Le musée Munch n’a malheureusement pas pu nous indiquer de quel catalogue il s’agissait.