Il n’existe aujourd’hui aucune production publiée d’illustrations par Edvard Munch, ce qui étant donnés ses fréquentations littéraires et le nombre d’écrivains et poètes parmi ses amis, reste curieux. Pourtant, les projets n’ont pas manqué, mais ont pour beaucoup avorté pour diverses raisons. On peut considérer sans grande hésitation que c’est à Paris, sous l’influence des expériences françaises, que Munch prend conscience des possibilités de l’illustration et de son extraordinaire évolution au moment de ses premiers séjours français entre automne 1889 et été 1891. L’illustration est en France une pratique séculaire, objet d’enjeux économiques importants. Son épanouissement à l’époque romantique n’empêche nullement une certaine polémique, l’illustration participant pour certains écrivains - parmi eux Musset, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé - d’un « culte des images » nuisible à l’oeuvre littéraire ; mais ce rejet même est un aveu de l’importance à la fois commerciale, artistique et technologique du livre illustré dont la pratique est un métier à part entière.260 Tandis qu’en Norvège, le retard culturel tant littéraire que pictural fait que de telles questions ne sont pas à l’ordre du jour - elles naîtront toutefois très vite grâce à des peintres comme Erik Werenskiold, Christian Krohg, Halfdan Egedius - et que « ‘le climat inauguré par l’Art Nouveau qui cherchait à rompre le cloisonnement entre les beaux-arts et les arts appliqués, [et] encourageait de telles initiatives’ »261 n’est encore pas ressenti, Munch peut en revanche découvrir toute une production d’ouvrages illustrés par les artistes qu’il admire et qu’il est venu étudier, tels que Manet, Toulouse-Lautrec, Raffaëlli. L’ouvrage Les Types de Paris, par exemple, paru en avril 1889, regroupant entre autres des textes de Daudet, Zola, Maupassant, Mallarmé, est illustré par Raffaëlli, dont l’influence sur Munch s’affirme lors de ce premier séjour.262
C’est donc, de façon peu surprenante, lors de son séjour à Saint-Cloud en 1891 qu’il s’essaye pour la première fois à illustrer les oeuvres de ses amis. Il effectue à la demande de son ami Goldstein quelques dessins pour son recueil de poèmes symbolistes Alruner, ainsi que quelques esquisses sur les poèmes de Vilhelm Krag263 - aucun n’ayant donné lieu à une publication finale. De ces travaux, G. Aitken considère que leur format, mise en page et technique imposent la comparaison avec les programmes-vignettes de Paul Sérusier pour le Théâtre d’Art de Paul Fort264.
L’année suivante, Munch envisage d’illustrer les poésies d’Obstfelder : dans une lettre à son frère en juillet 1892, le poète lui annonce que l’éditeur John Grieg « va éditer mes poésies pour Noël - le peintre Edvard Munch dessinera une ou plusieurs vignettes »265. Le projet n’aboutit pas, peut-être à cause du départ du poète aux Etats-Unis. Il retrouvera pourtant Munch à Stockholm en 1894, puis à Berlin et Paris. De leur amitié et surtout de leurs affinités artistiques, aucune réalisation ne naît dans le domaine de l’illustration. De même, on ne connaît aucune suite à la proposition que lui fait en 1894 la danoise Anna Mohr d’illustrer sa traduction de la pièce de Maeterlinck, Pelléas et Mélisande. 266, ni à celle l’année suivante du comte Prozor, traducteur attitré d’Ibsen en France, qui pour l’édition projetée de sa traduction du Balcon de Gunnar Heiberg, souhaitait ‘« un élégant volume dans lequel notre ami Munch placerait quelques dessins de sa façon ’».267
Toujours à Paris, en 1896, un nouveau projet semble tenir à coeur à l’artiste, qui rédige plusieurs notes à ce sujet268 : l’éditeur parisien Alfred Piat lui confie l’illustration d’une nouvelle édition des Fleurs du Mal. Les dessins que Munch effectue sur trois poèmes, Le Baiser, Une Charogne et Le Mort Joyeux 269 sont dans le plus pur style « fin-de-siècle »; fort éloignés des nus alanguis que Rodin a pu faire sur le même sujet en 1888, ils témoignent que l’artiste s’intéresse chez Baudelaire beaucoup moins à ses passions érotiques qu’à ses spéculations sur la vie et la mort. Cette fois-ci, c’est la mort de l’éditeur qui met malheureusement fin à un projet dont la réalisation aurait été des plus intéressantes.
L’artiste se trouve en France pendant l’année 1896, année charnière dans le domaine de la bibliophilie ; c’est à cette époque en effet que les efforts des éditeurs pour renouveler le marché donnent lieu à des initiatives amenant à la naissance du « beau livre illustré », du « livre de peintre », ouvrages de luxe illustrés par des artistes célèbres. Samuel Bing organise dans sa galerie L’Art nouveau une Exposition internationale du livre moderne, à laquelle participent notamment Besnard, Bonnard, Forain, Jeanmiot, Lautrec, Rippl Ronaï, Vallotton et Vuillard. Les projets de Munch ont indubitablement été influencés par les préoccupations artistiques contemporaines. Pourtant, ceux-ci se sont soldés par des abandons successifs, dont les raisons, hormis le cas des Fleurs du mal, restent inconnues : les projets n’ont-ils pas abouti pour une raison extérieure, ou l’artiste a-t-il renoncé de lui-même ? Le rapport que Munch entretient avec l’illustration au sens strict du terme, dans le cadre d’une édition, s’avère difficile. C’est un rapport passionnel au texte d’autrui, fait de doutes autant que d’intérêt, qui émerge des différentes réalisations - ou non-réalisations. Le cas des pièces d’Ibsen ne dérogera pas à la règle.
A. Arnar, « Je suis pour .. aucune illustration : le phénomène du rejet de l’illustration en France au XIXe siècle », extr. de Illustration (L’) - Essais d’iconographie, actes du séminaire CNRS, Paris, 1999, pp. 341-359.
Sur la condition de l’illustrateur au XIXe siècle, voir P. Kaenel, Le Métier d’illustrateur en France : 1830-1880, Paris, 1996.
Cat.1992, Londres-Paris, Toulouse-Lautrec, p. 174.
R. Rapetti, « Munch et Paris : 1889 et 1891 », extr. de cat. expo. 1991-92, Paris-Oslo, pp. 87-90
A. Eggum, « Importance des deux séjours de Munch en France en 1891-92 », p. 138.
G. Aitken, « Edvard Munch et la scène française », p. 225
Cité in Ø. Hjort, p. 33
Lettre d’Anna Mohr, 23.01.1894, citée in A.Eggum, « Munch tente de conquérir Paris (1896-1900) »,p. 189.
Lettre du comte Prozor à G. Heiberg, février 1895, cité in A. Eggum, op. cit.
Ces notes, parmi les très rares extraits littéraires publiés et traduits de l’artiste, figurent dans le catalogue 1991-92, Paris-Oslo, p. 363.
Le Baiser, Les Fleurs du Mal, 1896, crayon, plume et lavis, 290 x 205, T 404 ;
Une charogne, Les Fleurs du Mal, 1896, crayon, plume et lavis, 261 x 226, T 403 ;
Le Mort Joyeux, Les Fleurs du Mal, 1896, crayon, plume et lavis, 281 x 205, T 402.