C’est ainsi, assez logiquement, que Munch revient à Ibsen par ses fréquentations littéraires françaises, en 1896. Dès son premier séjour à Paris, Munch a fréquenté les milieux théâtraux d’avant-garde, dans une époque particulièrement novatrice et riche en propositions aussi antagonistes que complémentaires : André Antoine qui dans son Théâtre Libre développe ses recherches sur la mise en scène naturaliste ; sur le conseil de Zola, il introduit Ibsen pour la première fois en France avec la création des Revenants en mai 1890 - à laquelle Munch assiste - puis du Canard Sauvage l’année suivante. L’engouement pour le théâtre scandinave se révèle, relayé par les productions d’Aurélien Lugné-Poe, qui au Théâtre de l’OEuvre choisit une esthétique symboliste et sollicite le concours de ses amis nabis pour les programmes et les décors : Pierre Bonnard, Maurice Denis, Edward Burne-Jones, Paul Sérusier et surtout Edouard Vuillard, qui « ‘rompant définitivement avec le programme traditionnel réservé à la physionomie de l’acteur principal, (...) en quelques mois avait créé un nouveau style et de surcroît l’avait imposé ’»270. Autre symboliste, Paul Fort, fait également appel pour son Théâtre d’Art à ces artistes en qui il voit moins des décorateurs que des « accompagnateurs picturaux »271. Tous ces hommes de théâtre s’engagent sur des voies différentes mais s’accordent pour reconnaître la nécessité d’une entière reconception de l’art scénique. Le réalisme illusionniste des décorateurs du XIXe siècle est considéré comme stérile, et les metteurs en scène (le nom comme la fonction naît au même moment) font appel non plus à des artisans, mais à des plasticiens indépendants. « ‘In diesem von Künstlern geprägten Klima des Aufbruchs wird zum ersten Mal das Bedürfnis nach einer Theaterreform geweckt. Das Theater muß nicht nur erneuert – nein, es muß neu erschaffen werden. Aber wie ? Es boten sich zahlreiche Vorschläge an. Aber für alle stand eines im Zentrum : die Tyrannei der Literatur sollte gebrochen werden. Vor allem aber mußte man sich auf zwei vordringliche Aufgaben konzentrieren : die vorrangige Stellung des Schauspielers mußte gewahrt werden, zugleich aber sollte eine Totalität der ästhetischen Aussage die Theateraufführung beherrschen. Mit anderen Worten : man strebte ein Gesamtkunstwerk an’ ».272
La décennie 1890 voit ainsi le triomphe de la « communion des arts », et la collaboration entre arts visuels et arts de la scène : « ‘Ce qui dominait maintenant les préoccupations des peintres, c’était plutôt le symbolisme littéraire. Nous avions la prétention de renouveler l’art du décor du théâtre, et les essais d’E. Dujardin ou Paul Fort ou de Lugné entraînaient notre collaboration assidue’ » se souviendra Maurice Denis.273 Cette association étroite entre arts visuels et art de la représentation n’est pas conçue seulement en tant qu’un artifice supplémentaire à des fins esthétiques, elle répond à un profond bouleversement dans la conception même de l’art scénique, qui abandonne la primauté du texte pour exploiter d’autres moyens d’expression faisant appel au sensible autant qu’à l’intellect.
La représentation de L’Intruse de Maeterlinck en 1891, citée par A. Eggum pour son influence sur Munch 274, était liée à l’exposition des oeuvres de Gauguin dans le foyer du théâtre, le Théâtre du Vaudeville, dirigé à l’époque par Aurélien Lugné-Poe. Il n’est donc pas impossible qu’un premier contact ait eu lieu entre les deux artistes à cette époque ; plus probablement, cependant, c’est lors d’une tournée dans les pays du Nord à l’automne 1894 que Lugné-Poe fait la connaissance de Munch à Stockholm, par l’intermédiaire du comte Prozor. L’année suivante, le metteur en scène fait un voyage à Christiania avec Thadée Natanson, rédacteur en chef de La Revue blanche, qui écrira un article sur l’exposition de Munch. A cette époque, Lugné-Poe a le projet de mettre en scène la pièce du membre de la bohème Gunnar Heiberg, Le Balcon ; il demande à Munch de réaliser le programme. Le projet ne voit pas le jour - la pièce ne sera créée qu’en 1900 avec un autre peintre ; en revanche, Munch réalise le programme publicitaire pour la création de Peer Gynt programmée en novembre 1896 (fig.10), la réalisation des décors étant confiée à Frits Thaulow. Choix qui paraît assez paradoxal, car si les orientations symbolistes de Munch à l’époque correspondent à l’esthétique théâtrale du Théâtre de l’OEuvre, la peinture de Thaulow consistant principalement en paysages impressionnistes en est très éloignée. En réalité, il semble bien que le choix de Lugné-Poe ait été dicté moins par des convictions artistiques que par sa détermination de s’entourer de personnalités nordiques. Sa tournée en Scandinavie de 1894 a connu un succès mitigé, les critiques soulignant l’incapacité de la troupe à restituer les caractères spécifiquement nordiques de l’oeuvre d’Ibsen. L’homme de théâtre sollicite ainsi la collaboration de Munch essentiellement en sa qualité de compatriote, sorte de garantie d’une atmosphère scandinave. Sa requête, pour légitime qu’elle soit, n’est pas totalement dénuée d’une vision un peu floue d’une culture étrangère, sensible à un « exotisme scandinave », celui-là même qui conduit les critiques à voir dans les tableaux de Munch des « atmosphères ibséniennes »275 et à comparer assez systématiquement les deux artistes :
‘« Un penseur doublé d’un artiste, c’est le seul homme du nord qui rappelle les vérités brutales mais saisissantes d’Henrik Ibsen »276 ;Le parallèle est utilisé en tant qu’éloge ou au contraire reproche : si A. de Brahm constate avec une « belle satisfaction » que « l’ibsénisme a trouvé son interprète dans la peinture »278, W. Ritter au contraire voit dans les peintures de Munch un « cauchemar macabre » représentatif de « ‘la laideur de notre temps (...) [du] théâtre d’Ibsen et [des] romans hallucinés de Strindberg ’»279.
Cette mise en équation est cependant tout aussi fréquente chez les critiques étrangers qu’elle est assez rare en Scandinavie. De tels commentaires sont naturellement loin d’être infondés, mais la mise en parallèle de ces deux artistes nécessiterait d’être étayée par une analyse détaillée de points communs allant au-delà du concept flou « d’atmosphères », comme elle se devrait d’être nuancée par la constatation de différences profondes entre les deux oeuvres ; les auteurs de ces critiques ont peut-être cédé trop vite à la tentation d’un parallèle facile, dû souvent à une connaissance approximative de la culture scandinave. Lorsque W. Ritter en outre qualifie les personnages féminins de Munch de « créatures d’Ibsen » et « d’échappées de maisons de poupées », alors que les deux artistes ont une vision de la femme, sinon contradictoire, du moins fort éloignée, la comparaison devient aussi oiseuse qu’erronée. De façon générale, cette comparaison dont les critiques sont si friands relève du même procédé de raccourci que le mythe du « scandinave mélancolique » (voire de « l’esprit malade nordique »280), épithète dont on a gratifié la plupart des artistes scandinaves, autant Munch qu’Ibsen, Strindberg, Sibélius ou Bergman, lieu commun qu’il faudrait mettre en parallèle avec le mythe semblable de « l’artiste saturnien » - le terme de « mélancolique » s’appliquant aussi mal aux norvégiens Hamsun ou Bjørnson qu’il convient à des génies aussi peu scandinaves que Géricault, Vigny ou Kokoschka.
La question d’une communauté de patrie entre auteur et illustrateur a cependant été posée souvent, non sans pertinence, même si les exemples abondent dans l’histoire du livre illustré qui infirment la nécessité d’un héritage culturel commun comme garantie d’une symbiose spirituelle. Delacroix en illustrant aussi bien Byron et Shakespeare que Dante ou Goethe, a fait la preuve, si besoin était, du caractère universel de l’oeuvre d’art, de même qu’à la différence culturelle s’ajoute souvent le fossé des siècles : on ne s’étonne pas aujourd’hui de voir Balzac illustré par Picasso, Hésiode par Braque, Dante par Dali. Odilon Redon voyait même dans la dissemblance culturelle un atout pour l’illustrateur, qui peut prétendre à l’égalité face à une oeuvre littéraire nécessairement appauvrie par une traduction. Considérant que la perfection d’un texte littéraire est parfois le principal obstacle à la réussite de son illustration, Redon affirme : «‘Si nous voulons bien nous rappeler les meilleures pages illustrées de notre siècle, nous verrons à l’appui de ces assertions, qu’elles ont été faites, sinon sur des textes sans beauté, du moins sur des oeuvres littéraires étrangères à notre langue dont la traduction évitait de mettre en concurrence et l’intérêt artistique du texte et l’intérêt des dessins ’». 281
Pourtant, le critère de nationalité et celui de parenté stylistique restent à l’origine de nombre de propositions d’illustrations ; ils seraient par exemple considérés comme assez déterminants pour être la source d’une vive polémique lorsque Vollard confierait en 1926 à Chagall l’illustration des Fables de La Fontaine, les critiques s’élevant contre le choix « d’un peintre d’origine russe et de tempérament romantique pour illustrer un auteur aussi classique et aussi français : il y eut même une interpellation à la Chambre ».282 Universalité artistique contre inévitable empreinte culturelle sur la production d’un individu nécessairement soumis à son environnement – la question mérite d’être débattue. De fait, la réception actuelle des pièces d’Ibsen en souligner le caractère paradoxal, car leur succès démontre leur dimension universelle tandis qu’elles sont exploitées essentiellement en tant que phénomène culturel. 283
On ne peut guère accuser Lugné-Poe de céder à une vision folkloriste de la culture scandinave, lui qui au contraire a exploité la lecture symboliste pour en montrer le caractère universel. Les programmes des premières créations scandinaves, d’ailleurs, ont été réalisés avec succès par des artistes bien francophones tels que Vuillard (Audelà des forces de Bjørnson, 1894 puis 1897, Les Soutiens de la Société, 1896), Maxime Dethomas (Brand, 1895) ou Félix Vallotton (Père de Strindberg, 1894). Mais la nécessité d’une appréhension du contexte culturel de l’oeuvre reste inhérente à toute interprétation, qu’elle soit théâtrale ou illustrative - pour reprendre l’exemple de Chagall, celui-ci en était assez convaincu pour entreprendre, pour illustrer la Bible, un voyage de trois mois en Palestine, tout en craignant « d’être distrait par le ‘pittoresque’ oriental »284. Si le résultat d’un dialogue entre deux oeuvres issues de cultures profondément différentes peut se montrer d’autant plus riche, ce n’est que sur la base d’une compréhension mutuelle, et non de l’appropriation de l’une par l’autre. Peer Gynt reste un morceau de bravoure en la matière, car la dimension universelle de la réflexion philosophique est présentée au travers des filtres de la comédie et du conte folklorique. Ibsen lui-même était le premier à reconnaître l’importance de l’héritage culturel dans la lecture du texte, « le moins fait pour être compris ailleurs que dans les pays scandinaves »285. Le souci de Lugné-Poe de s’entourer d’artistes pouvant lui apporter les éléments de connaissance culturelle complétant sa propre lecture plus universelle n’est donc que légitime286, et la violente réception de la création par les critiques tant françaises qu’européennes allait montrer que si ses craintes étaient fondées, le choix de seuls peintres nordiques s’avérerait nettement insuffisant pour comprendre l’esprit de la pièce. Le même souci de collaboration interculturelle aurait été heureux dans le domaine textuel également, et aurait évité de grossières erreurs d’interprétation. Avec une mise en scène au symbolisme hermétique et une lecture dont le sentimentalisme était aggravé par des coupes sombres dans le texte qui en ôtaient la dimension philosophique, la mise en scène de Lugné-Poe fut dénoncée par des personnalités telles que Georg Brandes, Bjønstjerne Bjørnson et Bernard Shaw comme une véritable trahison de la pièce, Shaw concluant que cette lecture était la seule que pouvait en faire. « ‘a congenitally unmetaphysical nation, to which the play seems as much a mixture of sentiment and stage diablerie as Faust seemed to Gounod’ ».287 Pour autant, l’échec relatif de la pièce ne doit pas faire oublier la réelle évolution que cette démarche amorce dans l’esthétique du Théâtre de l’OEuvre, où la lecture symboliste se fait moins péremptoire : « ‘En s’entourant de peintres nordiques pour les programmes et les décors, Munch et Thaulow pour Peer Gynt, Munch et Wang pour John-Gabriel Borkman, Lugné-Poe réagit, annonce la nouvelle orientation de l’OEuvre et cherche à faire taire les critiques. Aux décors aussi peu ‘couleur locale’ que ceux de Vuillard ou de M. Denis pour les premières saisons, succède la représentation ‘réaliste’ avec des paysages enneigés effectués par Frits Thaulow ‘l’aimable peintre de la neige’ et par Wang. L’appel aux peintres du Nord est le gage de cette nouveauté, comme la collaboration de ses amis nabis avait marqué la destinée de l’OEuvre pour les années 1893 à 1895’ ».288
Munch est parfaitement conscient de cette demande de « couleur locale », et y pourvoit en introduisant dans son programme de Peer Gynt un motif on ne peut plus norvégien : le paysage grandiose du fjord, que contemplent deux femmes : la mère du héros Åse et sa fiancée Solveig, les deux ‘anges gardiens’ de Peer. La scène choisie par l’artiste est celle de l’acte II, lorsque les deux femmes scrutent l’horizon dans l’espoir de retrouver Peer avant les paysans du village à sa poursuite. Après de premières esquisses cherchant à rendre la relation entre Peer et Solveig - fascination instantanée, absolue et fantasmée plus que vécue - en montrant simultanément Peer dans ses aventures et Solveig l’attendant, l’artiste a finalement pris le parti de faire vivre le héros, non pas physiquement, mais par son absence, telle qu’elle est ressentie par celles qui l’aiment. Alfred Hauge, peintre qui partage l’atelier de Munch à l’époque, commente ainsi le programme : « ‘Pour la première de Peer Gynt au Théâtre de l’OEuvre, il avait fait quelques esquisses qui étaient affreuses. Pour le programme, il avait dessiné Peer Gynt dans l’air sur un bouc et Solveig qui se tord les mains en l’attendant. Du gribouillage sentimental, pas décoratif du tout. Alors je suis parvenu à le convaincre de dessiner une de ses toiles (une figure de jeune fille et un tronc de sapin). Et maintenant le plus beau programme qu’on ait jamais vu au monde est terminé’ ».289
Hauge fait sans doute allusion non pas à une toile, mais à un dessin de Munch intitulé La Solitaire, qui serait la source de la toile Les Solitaires 290 et de la gravure Jeune femme au bord de l’eau 291 En réalité, cependant, le choix des personnages et la composition font plus références à des influences extérieures qu’au monde pictural de l’artiste : le programme semble directement inspiré par celui de Maxime Dethomas pour Brand au Théâtre de l’OEuvre en 1895, dans lequel la silhouette droite d’Agnès, l’épouse de Brand, se dresse contre un massif montagneux. A. Eggum ne note que cette figure féminine292 , mais l’ombre qui la précède semble bien être la silhouette indistincte de Brand, sur l’épaule duquel elle pose la main dans un geste de soutien et protection. Il est difficile d’être catégorique sur cette masse noire aux contours indéfinis, mais le geste de la femme révèle que l’artiste a cherché volontairement l’ambiguïté, que la présence de Brand soit réelle ou suggérée. Munch a donc repris le rapport des figures, l’une droite et verticale faisant contrepoint à l’horizontalité du paysage, l’autre plus compacte et ramassée, qui se traduit chez Munch par le visage tragique de mère Åse, au tout premier plan, qui le tourne le dos à la scène . L’artiste a opté pour un format en hauteur qui aère la composition. Dans les deux scènes, en effet, le cadrage restitue avec beaucoup de justesse l’atmosphère de la scène étudiée : sentiment de claustration et d’étouffement dans Brand, car le drame d’Agnès est d’être prisonnière dans cette vallée encaissée au climat insalubre qui va causer la mort de son enfant, dans Peer Gynt au contraire sentiment de vaste liberté et de possibilités infinies dont jouit notre héros au début de la pièce. De même, le thème apparemment très personnel de la confrontation entre Solveig et mère Åse - la jeune fille droite et énergique, incarne l’espoir de la jeunesse triomphante, tandis que la vieille femme a le visage creusé par la souffrance de la vie - thème qui réapparaîtra à plusieurs reprises dans l’oeuvre peint et graphique de l’artiste 293, avec comme modèles sa soeur Inger et sa tante Karen, naît en réalité à Paris, et présente de fortes affinités avec le tableau de Vuillard Intérieur - Mère et soeur de l’artiste de 1893294, qui sur une composition semblable véhicule une atmosphère tout autre : de la même disposition entre la mère et la fille, Vuillard exprime un rapport de forces totalement opposé, car la domination est clairement celle de la mère, en noir, assise au centre de l’image, la main posée sur la jambe dans un geste presque masculin, faisant face au spectateur, tandis que la jeune fille, d’autant plus discrète que sa robe à motifs semble se fondre avec le papier peint, se penche comme si plafond était trop bas pour elle, montrant sa fragilité et sa soumission. Chez Munch, au contraire, comme chez Ibsen, la vigueur et la confiance de la jeune fille qui reste le dernier appui de la vieille femme, font d’elle le personnage fort. Solveig a le hiératisme des figures proprement munchéennes, mais sa douceur rêveuse la rapproche plus que les autres représentations féminines des femmes peintes par les Nabis, tout comme le souci d’une illustration « décorative » que mentionne Hauge témoigne des influences que subit l’artiste.
De la même façon, le programme de l’année suivante, John-Gabriel Borkman (fig.1) porte les empreintes de l’environnement parisien de l’artiste : le choix surprenant de dessiner, non pas une scène de la pièce ou le personnage, mais l’auteur - le visage sévère d’Ibsen se détache devant le paysage d’un port illuminé par un phare - était peut-être dicté par la nature publicitaire du tract : la pièce étant une création, il était certainement plus efficace d’utiliser la renommée de l’auteur plutôt que l’oeuvre elle-même. Il est cependant plus raisonnable de l’attribuer à l’influence de précédents programmes, tel celui par Vallotton de Père de Strindberg295, où l’artiste avait choisi de donner au personnage les traits de l’auteur. Le graveur suisse avait également exécuté en 1895, toujours pour le Théâtre de l’OEuvre, un portrait d’Ibsen, dont A. Eggum explique les similarités avec celui de Munch par l’utilisation comme source de la même photographie de l’auteur, le peintre norvégien choisissant de réaliser un portrait officiel pour toucher un large public296. Autre programme utilisant l’image de l’auteur, celui de Toulouse-Lautrec annonce la double production Raphaël de Romain Coolus et Salomé d’Oscar Wilde, à l’OEuvre en février 1896, c’est-à-dire juste avant Peer Gynt.297 L’artiste a partagé l’image en deux, et exécuté sur chaque moitié de page les portraits respectifs des auteurs. Sur la partie dévolue à Salomé, la figure imposante d’Oscar Wilde se redresse avec insolence, et son visage se détache avec blancheur contre l’arrière-plan des brumes londoniennes laissant entrevoir Big Ben. De la même façon, le portrait d’Ibsen dans John-Gabriel Borkman s’insère dans un paysage typique de sa patrie, un village côtier illuminé par un phare. La dernière scène du drame se déroule en surplomb d’un fjord, d’où le héros revit son passé en contemplant la ville illuminée, mais l’élément du phare en est absent. Pour A. Eggum, « ‘Munch veut représenter Ibsen comme un phare ‘qui illumine tout’, en analogie avec la façon dont il avait une fois caractérisé Rembrandt : ‘un phare qui illumine tout - encore plus brillant que l’art français’’».298 Cette métaphore ne serait-elle pas héritée des Fleurs du Mal, que Munch a commencé à illustrer en 1896 ? Le poème Les Phares est en effet un hommage que Baudelaire rend aux plus grands peintres : Rubens, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Goya, Delacroix... et parmi eux Rembrandt, dont le génie éclaire le monde :
Les procédés formels que choisit l’artiste pour ses programmes sont donc directement inspirés par les créations modernes qu’il voit autour de lui, mais il sait toujours les intégrer aux thèmes qui lui sont propres et répondant à sa logique intérieure : le choix de représenter l’auteur répond à l’appréhension du héros de la pièce par Munch comme étant l’alter ego de son créateur. Appréhension dont il est difficile de dire si elle est déjà consciente ou encore intuitive à l’époque du programme - la pièce, éditée en 1896 en Norvège, ne fait pas partie comme d’autres de l’héritage culturel de l’artiste - mais que Munch formule dès qu’il reprend ses travaux sur le sujet en 1909 : « ‘John-Gabriel Borkman est Ibsen ; d’abord il a voulu écrire sur quelqu’un de ce genre ; ensuite c’est lui qu’il avait en tête.’ » (annexe 5) - une opinion que Munch n’est pas seul à avoir. La pièce connaît par exemple son premier grand succès au Théâtre Royal danois de Copenhague en janvier 1897, dans une mise en scène d’Emil Paulsen qui s’appuie sur la ressemblance du héros avec Ibsen, tandis qu’au Deutsches Theater de Berlin, « le personnage était conçu pour évoquer à la fois le dramaturge et son éternel rival, Bjønstjerne Bjørnson »299. Nos contemporains émettent la même conviction, tel Ingmar Bergman qui voit dans la dernière tirade du héros une implacable auto-critique d’Ibsen : « ‘In every word and every phrase, Ibsen is talking about his own poetry, his own life’s work - and judging it. Passing a terrible judgement on it ’».300. Par l’équilibre qu’ils montrent entre ouverture aux influences extérieures et reflet de l’intention profonde de l’auteur, ces programmes sont typiques de la production de Munch à cette époque de sa vie. Ils témoignent également du paradoxe selon lequel le peintre, choisi pour sa culture scandinave, exécute des oeuvres qui sont parmi les plus françaises de sa production ; la restitution qu’ils offrent de la lecture d’Ibsen par Munch reste relativement limitée, et ils reflètent finalement plus les diverses influences que l’artiste absorbe à ce moment précis de son évolution picturale, un stade d’ouverture à la modernité - une ouverture qui a un temps fait craindre à l’artiste qu’il allait perdre son caractère germanique301 – qu’un rapport spécifique avec l’oeuvre d’Ibsen.
C’est également par le biais de tiers, qui voient en lui « non pas le meilleur, mais le seul peintre envisageable » pour la visualisation d’une pièce d’Ibsen, que Munch aborde les travaux de scénographie en 1906. Là encore, son statut de compatriote a sans aucun doute joué un grand rôle. Berlin est depuis les années 1890 sous la même fascination scandinave que Paris, et Max Reinhardt joue dans l’évolution de l’art théâtral le même rôle d’avant-garde que celui qu’a exercé Lugné-Poe à Paris une décennie auparavant. Il poursuit les orientations des années 1890 dans le développement des caractères visuel et sensible au détriment de « la tyrannie du verbe ». L’heure est « ‘au symbolisme et au néo-romantisme, à l’imprécise évocation des énigmes de la vie et du secret des choses’ »302. Plus encore qu’à Paris, les auteurs scandinaves sont à l’honneur, et Stefan Zweig se souviendrait en 1929 à quel point « ‘die ganze schöpferische Literatur um die Jahrhundertwende verfiel damals dem magischen Zauber des Nordens. Skandinavien bedeutete jener Generation (...) ein Neuland der Seele, einen Urquell noch ungeahnter Probleme ’»303.
Max Reinhardt apprécie tout particulièrement Strindberg ainsi que Bjørnson et Ibsen, « ‘les deux grands fils de ce pays, qui tout comme ils se dressent devant le Théâtre National norvégien, comme les emblèmes du noble idéalisme et de la profonde connaissance de la vie, se sont érigés en monuments impérissables sur nos scènes. Ce n’est pas un hasard qu’Ibsen ait pu en Allemagne plus que dans tout autre pays faire naître une nouvelle époque dans le théâtre allemand et lui insuffler son esprit ’».304.
Le mythe scandinave perdure. Ibsen meurt le 23 mai 1906. Cette saison-là, 932 représentations de ses pièces ont lieu en Allemagne305. Reinhardt ne fait pas exception, mais il choisit une pièce qui lui permette d’appliquer ses conceptions théâtrales dans son tout nouveau lieu :
‘« Als Eröffnungsstück hatte man nach sorgfältiger Überlegung Ibsens Gespenster-Drama gewählt, das mit seiner physischen Konzentration im Gegeneinander seiner fünf Figuren die beste Gelegenheit zu schauspielerischer Kammermusik, zu einem Quintett fünf erlesener Instrumente bot. Die Besetzung stand fest : die Sorma, Moissi, die Höflich, Reinhardt und Kayssler. Der Maler fehlte noch : nach Reinhardts Prinzip, für jedes Stück, nicht bloß der besten, sondern der einzig möglichen zu finden, kam nur Edvard Munch in Frage ».306 ’Reinhardt choisit donc Munch, d’une part pour sa culture scandinave, d’autre part pour le caractère intime de son oeuvre pictural qu’il a pu apprécier dans l’exposition de La Frise de la vie. Il ne lui demande d’ailleurs pas d’illustrer, ou même d’effectuer des travaux de scénographie au sens propre, mais des « esquisses d’ambiance »307, des « esquisses pour un décor » ou plus simplement « quelque chose qui puisse l’inspirer pour la mise en scène. »308 C’est donc plus au pouvoir évocateur du peintre qu’il s’adresse qu’à sa connaissance du texte. Effectivement, les esquisses réalisées par l’artiste se révèlent très proche de son oeuvre, et témoignent d’un fort caractère pictural ; tout en ayant ceci de commun avec les programmes parisiens qu’elles s’attachent à donner une vision suggestive de la pièce, elles amorcent une évolution dans une lecture du texte toujours plus approfondie.
Si l’intérêt de l’artiste pour cette forme de création nouvelle est indéniable, il est resté à l’état de curiosité artistique, sans provoquer un investissement démesuré. Il ressort de la correspondance de l’artiste, comme de l’étude de ses expositions, que Munch a toujours privilégié sa production propre dans ces périodes, considérant ces travaux comme un intéressant à-côté : « Je m’occupe donc en ce moment d’art plus léger et de théâtre »309 écrit-il à son ami Nørregård pendant cette période. Pourtant, à ces travaux de commande s’ajoutera toute une production spontanée, instaurant une nouvelle relation entre l’artiste et l’oeuvre d’Ibsen.
F. Fossier, La Nébuleuse nabie, Paris, 1993, p. 72
Op. cit., p. 67.
« Dans ce climat de rupture influencé par les artistes, le besoin d’une réforme théâtrale se ressent pour la première fois. Le théêtre ne doit pas seulement être renouvelé - non, il doit être créé de nouveau. Mais comment ? De nombreuses propositions furent avancées. Mais toutes convergeaient sur un point : la tyrannie de la littérature devait être brisée. Avant tout, cependant, on devait se concentrer sur deux tâches impérieuses : le rôle prédominant de l’acteur devait être conservé, mais en même temps devait régner une union complète des éléments esthétiques de la représentation théâtrale. En d’autres termes : on devait aspirer à une oeuvre d’art totale ».
D. Bablet et E. Billeter, « Zur Austellung » in cat. 1986, Francfort, Die Maler und das Theater im 20. Jahrhundert, pp. 10-11.
F. Fossier, pp. 63-64.
A. Eggum, « Importance des deux séjours de Munch en France en 1891-92 », p. 118
Kunstchronik, 17.11.1892, cité in cat. expo. 1991-92, Paris, Oslo, p. 189 et p. 207.
J.G. Huneker in Ivory Apes and Peacocks, 1901, cité in A. Werner , Graphic works of Edvard Munch, New York, 1979, p. V.
J.N. Laurvik, cat. exposition San Francisco, 1915, cité in A. Werner, op. cit.
Alcanter de Brahm, « Un côté inconnu de l’art scandinave – Edward Münch », La Revue de l’Est, 15.02.1895, cité in E. Lachana, p. 34.
William Ritter, « Etudes d’art étranger – Un peintre norvégien : M. Edvard Munch » in Mercure de France, 1906, cité in E. Lachana, p. 37.
Hector Passard, Le Gaulois, 31.05.1890, cité in E. Lachana p. 37
O. Redon, Critiques d’art, cité in D. Gamboni, p. 34.
F. Meyer, Marc Chagall, Paris, 1995, p. 163.
Ibsen est un des auteurs au retentissement le plus large, joué en Afrique, en Inde, au Japon, à chaque fois selon une lumière propre à la culture et aux préoccupations de la troupe considérée. A l’inverse, Maison de poupée qui apparaît dans la Norvège d’aujourd’hui comme le vestige d’une époque oubliée, est encore pour les Japonais - et bien d’autres nations - un texte extrêmement provocateur.
M. Meyer, 1967, p. 181
Lettre à Passarge, 18.05.1880, citée in G. Aitken, « Edvard Munch et la scène française », p. 234.
Ajoutons que les structures profondément différentes du norvégien et du français rendent peu satisfaisante toute traduction, et plus que toute autre pièce Peer Gynt, écrite en alternance de prose et vers libre. En outre, l’auteur y exprime souvent l’ironie en utilisant la large palette de niveaux linguistiques qu’offrent les deux formes de norvégien, le bokmål hérité du danois dont il reste très proche, étant la langue traditionnelle de la littérature, et le nynorsk, issu des différents dialectes de l’ouest norvégien, la langue populaire. De façon générale, les traductions du comte Prozor restent très pertinentes, mais privilégiaient l’exactitude linguistique à l’aisance de la lecture. Les traductions contemporaines pécheraient plutôt par excès inverse, et les publications actuelles relèvent souvent de l’adaptation plus que de la traduction.
« une nation par naissance tout sauf métaphysique, à laquelle la pièce apparaît comme une mixture de sentimentalisme et de diableries de scène comme a pu l’apparaître Faust à Gounod ». G.B. Shaw, 1896, cité dans F. &L.L Marker, 1989, p.22. Sur la fortune critique de Peer Gynt, voir op. cit., pp. 20-22.
G. Aitken, « Edvard Munch et la scène française », p. 234.
Lettre d’A. Hauge à Erichsen, citée in G. Woll, « Le graveur », cat. 1991-92, Paris-Oslo, p. 259
La Solitaire, 1892, crayon, 171x217, Les Solitaires, 1892, huile sur toile, détruite ; reproduites in cat. expo. 1991-92, Paris-Oslo, p. 139.
Jeune femme au bord de l’eau, 1896, aquatinte grattée et pointe sèche sur zinc, 285 x 265, impression en noir, jaune et dégradé de bleu, G/r 86-1.
A. Eggum, « Munch tente de conquérir Paris », p. 207
Voir Troisième partie, III.
Vuillard, Intérieur : Mère et soeur de l’artiste, ca 1893, huile sur toile, New York, Museum of Modern Art.
Félix Vallotton, , Père de Strindberg programme-brochure pour le Théâtre de l’OEuvre, 1894, lithographie, 24.5 x 13.8.
A. Eggum, 1987, p. 71.
Toulouse-Lautrec, programme pour Raphaël et Salomé, 1896, lithographie au crayon, pinceau et crachis, 303 x 490, Paris, Bibliothèque Nationale, repr. in cat.1991-92, Londres-Paris, p.364.
Note de Munch ( MM N 231), citée in A. Eggum, 1987, p. 71.
F.&L.L. Marker, p. 198.
« Dans chaque mot, chaque formule, Ibsen parle de sa propre poésie, du travail de sa propre vie - et le juge. Prononce dessus un jugement terrible ».I. Bergman cité in F.&L.L. Marker, p. 209 (voir également I. Bergman et F. Marker, « Bergman’s Borkman : an interview », Theater n°17, 1986, pp.4855.
« Munch, mit dem ich über seinen Pariser Aufenthalt spreche, sagt, er lebe lieber in Berlin als in Paris ; er fürchte immer, in Paris seine germanische Eigenart zu verlieren. {Munch, avec qui je parle de son séjour parisien, dit qu’il préfère vivre à Berlin qu’à Paris ; il a toujours peur à Paris de perdre sa spécificité germanique » Journal de Schiefler, 06.11.1903 (Munch/Schiefler I, § 52 )
D.Bablet,1968, p. 76.
« toute la création littéraire du tournant du siècle subissait l’envoûtement du nord. La Scandinavie signifiait, pour cette génération, une terre vierge de l’âme, une source primitive de problèmes encore insoupçonnés ». S. Zweig, 1929, cité in G. Gerkens, « Munch und Vuillard », extr. de BOCK, dir., Edvard Munch : Probleme - Forschungen - Thesen, Munich, 1973, p. 133.
Max Reinhardt, cité in Midbøe, p. 17.
Reinhardt fait allusion aux deux statues de Bjørnson et Ibsen érigées devant le Nationalteatret à Oslo
H. Ibsen, Peer Gynt, catalogue TNP, 1981, p. 57.
« Comme pièce d’inauguration avait été choisi, après mûre réflexion, le drame d’Ibsen Les Revenants, qui physiquement condensé dans la confrontation de ses cinq personnages, offrait la meilleure opportunité pour une musique de chambre théâtrale, un quintette de cinq instruments choisis. La distribution était établie : Sorma, Moissi, Höflich, Reinhardt et Kayssler. Le peintre manquait encore : d’après Reinhardt, pour cette pièce, non pas le meilleur, mais le seul peintre envisageable était Edvard Munch ». Arthur Kahane, Berliner Tagblatt, 28.10.1926. Cité in cat. expo. 1976, Zürich, p. 54.
« Stimmungsskizzen », lettre de Reinhardt à Munch non datée (avant le 11.07.1906)
Lettre du Deutsches Theater à Edvard Munch, 11.06.1906.
Lettre à Nørregård, 1906 (non datée). La formule intégrale laisse entendre que l’artiste n’a pas grande estime pour le milieu théâtral et culturel de son pays : « Je m’occupe en ce moment d’art plus léger et de théâtre - cela me gagnera peut-être un peu plus de respect dans le cercle journalistico-théâtro-cannibale, adepte du whisky-soda des snobs de Christiania ».