Un rapport à l’oeuvre qui devient exclusivement privé

L’internement psychiatrique que subit Munch en 1909 est la source d’un profond changement de style de vie, qui a naturellement des répercussions dans son oeuvre. Les années d’errance, de fréquentation de cercles, de vie de bohème cessent brusquement, pour laisser place à un isolement quasi absolu qui pousse le peintre à puiser toujours plus dans son univers et son imaginaire propres tout en le maintenant à l’écart des influences extérieures, dont il n’a connaissance que par la visite d’expositions ou la lecture, refusant à de rares exceptions près tout contact nouveau et n’admettant la visite que de ses intimes.

Lorsque le peintre entame ses dessins de John-Gabriel Borkman, ses préoccupations sont dès lors très différentes de celles qui ont pu donner lieu aux travaux précédents. Malgré bien des hésitations, Munch est finalement rentré en Norvège en mai 1909. Fuyant Christiania et le milieu artistique par lequel il se considère persécuté, il s’est installé près de Kragerø, petite station balnéaire sur la côte sud ; la propriété qu’il acquiert, Hvitsen, est pour lui un havre destiné à le protéger du monde extérieur. C’est là, pendant le premier hiver qu’il passe à nouveau dans sa patrie, que Munch entreprend les dessins de John-Gabriel Borkman. Il n’est pas impossible que Munch ait envisagé ces dessins dans l’optique d’une nouvelle collaboration éventuelle avec Max Reinhardt, auquel il a écrit à l’automne 1909: «  J’ai souvent pensé à nos projets... »310 L’étude des oeuvres laisse pourtant imaginer que les motivations de Munch ont été essentiellement d’ordre privé : dessins pour la plupart, exécutées souvent dans des carnets d’esquisses, les illustrations de John-Gabriel Borkman ont un caractère intime qui les différencie profondément des oeuvres des Kammerspiele. L’incomparable paysage hivernal de la Norvège, que Munch retrouvait après plusieurs années d’exil, tout comme l’état d’isolement total dans lequel l’artiste se tenait, sont autant de parallèles entre sa situation et celle du héros de la pièce, auquel il fait de même référence en évoquant les moments de gloire et de doute qu’il a connus dans sa carrière : « ‘J’ai eu trois victoires ces derniers temps (...) et pourtant je dois tourner en rond et me sentir comme un Johan Gabriel Borkman ’».311 Tout en gardant à l’esprit l’analyse de 1897 – « ‘Borkman, c’est Ibsen ’» - l’artiste glisse doucement vers un investissement personnel dans la lecture du drame que l’on retrouve également dans les dessins de Peer Gynt et de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts 312 .Cette appropriation s’accompagne d’une évolution dans la manière de mettre en image. Si les illustrations de John-Gabriel Borkman portent encore les traces des travaux scénographiques, en particulier dans les quelques aquarelles, la production privée, en majorité dessins au crayon ou à l’encre, délaisse peu à peu les possibilités de suggestion visuelle ou de décoration pour une transposition visuelle plus interprétative : l’artiste se concentre sur les enjeux de la situation dramatique, la caractérisation des personnages, leurs relations, proposant plusieurs versions d’une même scène ou d’un même personnage.313 Cette tendance ne fait que s’accentuer au fil des ans, pour donner lieu dans les dernières séries à de multiples croquis, autant d’instantanés témoignant de l’omniprésence des personnages ibséniens dans l’esprit du peintre, qui surgissent au milieu des carnets d’esquisse sans lien logique apparent avec les croquis qui les précèdent ou les suivent.

L’année 1909 marque ainsi la charnière entre deux types de production de l’artiste : l’une définie dans le temps comme dans la destination, organisée et aboutissant à une création de nature publique, l’autre s’étendant de façon aussi indistincte que continue sur toute la carrière de l’artiste, création spontanée et de toute évidence de nature privée, sur laquelle nous possédons extrêmement peu de documentation.

Ce basculement du public à l’intime n’est nullement interrompu par l’épisode des illustrations des Prétendants à la couronne, en 1917, épisode dont l’inachèvement démontre justement que l’artiste renonce à faire de l’illustration une oeuvre destinée à un public. Le projet, vraisemblablement à l’initiative de l’éditeur Gudmund Stenersen – le père de l’ami de Munch – avait pour ambition de concurrencer le formidable événement qu’avait constitué en 1899 l’édition des Sagas de Snorre, illustrée par un symposium des plus célèbres artistes norvégiens : Christian Krohg, Erik Werenskiold, Halfdan Egedius, Eiliff Peterssen, Gerhard Munthe. Dans le domaine de l’édition comme tant d’autres domaines artistiques, la Norvège est au tournant du siècle encore au stade de la découverte. L’immense majorité des livres est encore imprimée à Copenhague jusque dans les années 1890, lorsque Hans Matheus Refsum, après six années aux Etats-Unis, implante une maison d’édition à Christiania et offre la possibilité aux artistes norvégiens de s’essayer à la décoration et à l’illustration. Thorolf Holmboe, un ami de Munch, est celui « ‘que l’on doit considérer comme le premier artiste à faire du livre relié un art à part entière en Norvège’ »314, tandis que les premières réalisations dans le domaine de l’illustration consacrent dans ce domaine la figure emblématique d’Erik Werenskiold, qui avec Kittelsen illustre les Contes populaires norvégiens de Moe et Asbjørnsen (1879), puis dirige l’édition de Snorre (1899). Cette naissance de l’art de l’illustration en Norvège se concrétise par la création d’une Association pour l’art du livre norvégien en 1900 par ses principaux acteurs, entre autres Holmboe, Werenskiold, Munthe et Nygaard. Lorsque Stenersen propose le projet des Prétendants à Munch en 1917, l’art de l’illustration est en Norvège une branche artistique à laquelle les représentants les plus prestigieux de la peinture ne dédaignent pas de participer, tandis qu’à la même époque sur le continent une évolution du jugement sur l’illustrateur aboutit au même phénomène.

Le fait que l’initiative ait donné lieu à une série de gravures, et non seulement à quelques dessins comme les tentatives antérieures de Munch, atteste qu’elle a été poursuivie pendant un certain temps. Le choix de la gravure sur bois est peu surprenant, car non seulement le medium est un des matériaux de prédilection de l’artiste, mais il est également depuis quelques années remis à l’honneur dans le domaine de l’illustration. La gravure en taille d’épargne, née avec les premiers livres illustrés, est tombée en désuétude par son caractère contraignant dès la seconde moitié du XVIe siècle au profit de la taille-douce. L’époque romantique, époque phare de l’illustration, a cependant fait de la vignette xylographique son principal outil ; le boit de bout est alors exclusivement utilisé, mais les symbolistes à la fin du XIXe siècle renouent avec le bois de fil, ce matériau archaïque qui les séduit par le caractère simple et tranché des compositions. Dans le sillage de Gauguin, c’est à Paris que Munch s’est essayé pour la première fois à la gravure sur bois, en 1896, et il en devient très vite l’un des principaux experts et novateurs, inspirant les expressionnistes allemands qui feront de la technique le principal instrument de leur art. Grâce à des artistes comme Lepère et Vallotton, on redécouvre également les possibilités que ces images simples et élégantes offrent dans le domaine de l’illustration, et le médium trouve sa consécration dans les premières années du XXe siècle, avec en France les illustrations des Fleurs du mal par Emile Bernard (1905), celles de L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire par Derain (1908) , celles du Bestiaire d’Orphée du même auteur par Dufy (1910). Conscient de « ‘l’adaptation nécessaire des moyens d’expression à la signification du sujet choisi ’»315, Munch choisit ce matériau dont le caractère archaïque répond au contexte médiéval du drame historique d’Ibsen. Le témoignage de Stenersen, bien qu’erroné en ce qui concerne le titre de la pièce, indique que l’ouvrage a été conçu initialement, soit comme une suite directe à la Saga de Snorre, soit tout au moins en prenant cet ouvrage comme modèle : l’artiste aurait dans un premier temps tenté de s’inspirer des réalisations de la Saga, vignettes réalisées dans une grande fidélité au contexte historique, mais l’empreinte beaucoup plus moderne qui marque ses propres illustrations l’aurait vite découragé :

‘« Il fit quelques gravures sur bois dans le style saga, puis renonça. Il disait qu’il n’arrivait pas à adapter son tracé pour qu’il corresponde aux autres dessins. (Il admirait les dessins d’Egedius et de Munthe.) Mais son refus avait une autre raison. Ce n’était pas dans le tracé de la ligne qu’il échouait. C’était que les tableaux de la Frise de la vie se glissaient aussi dans les dessins et les gravures sur bois qu’il faisait pour Snorre. C’est pour cela qu’il abandonna. Des images comme celle de Jappe sur le rivage, celle de Gierløff et sa femme, lui assis, puissant, elle debout toute petite, s’imposaient dans les nouvelles images qu’il créait. Il leur a simplement mis une épée et une cotte de mailles ».316

Cette interprétation, qui reste à nuancer, est la seule hypothèse proposée pour expliquer l’abandon du projet par l’artiste, et paraît convaincante. Après les oeuvres faites pour Lugné-Poe ou Reinhardt, portant la marque première de la collaboration de l’artiste avec son environnement, après les premières illustrations de John-Gabriel Borkman entièrement fictives, les gravures des Prétendants à la couronne se caractérisent par l’apparition – encore discrète – d’éléments hérités de l’oeuvre personnel de Munch ; caractère qui s’affirmera dans les dessins ultérieurs. Cet investissement personnel du texte aurait, selon Stenersen, dérangé l’artiste, mais la production des dernières années prouve qu’il n’en est rien. Si Munch a renoncé à l’édition des gravures, il n’a nullement renoncé à leur réalisation et a poursuivi ses dessins sur la pièce au-delà de la date 1916-17, tout comme il a continué à illustrer Ibsen avec un vocabulaire formel toujours plus inspiré par ses propres réalisations picturales. Le refus final ne doit donc pas se lire comme l’expression d’un dilemme de l’artiste entre son monde personnel et celui de l’auteur qu’il illustre, mais comme le refus de présenter un dialogue artistique considéré comme ressortissant exclusivement au domaine privé – caractère qui marque l’intégralité de la production ultérieure. Le destin des gravures des Prétendants à la couronne, tout comme la reprise dix ans plus tard de certains motifs des travaux des Revenants sans raison particulière, est révélateur de la nature très relative du critère de distinction entre oeuvre de commande et oeuvre privée qui, s’il est souvent pertinent chez beaucoup d’artistes, n’a guère été pris en considération par un artiste comme Munch.

Cette production illustrative a ainsi une nature mixte, fruit d’un dialogue artistique ininterrompu qui ne se limite ni dans les conditions édictées par les circonstances extérieures, ni dans le temps, et où les frontières entre oeuvre sur commande et oeuvre privée sont extrêmement perméables. Un dialogue qui, commencé sur la scène publique, a progressivement mais fermement été confisqué par l’artiste. Des premières oeuvres, effectuées à la demande d’acteurs étrangers - principalement pour la raison contestable de parenté culturelle - jusqu’aux derniers dessins, fragments d’une série où les liens entre texte et image, entre source littéraire et source picturale personnelle sont toujours plus étroits, se révèle toute l’évolution de la relation du peintre à l’oeuvre d’Ibsen - d’héritage culturel propre à tout un pays au dialogue créateur le plus intime.

En cela, ce corpus se distingue de la plupart des productions d’illustration des grands artistes, qui dans la grande majorité se sont concentrés sur une pièce en particulier, dans un temps donné. Munch, quant à lui, n’a jamais estimé le sujet épuisé, et devait vivre tout au long de sa vie entouré des personnages d’Ibsen qu’il s’appropria comme autant d’amis fictifs ou de projections symboliques de ses états d’âme317.

Mais la prédominance des illustrations à caractère privé pose le problème même de leur définition : peut-il y avoir illustration lorsqu’il n’y a pas de lecteur ? En quoi ces dessins et gravures ont-ils une vocation illustrative ?

Notes
310.

Lettre de Munch à Reinhardt, non datée (automne 1909), citée in cat. 1978, Northfield, p.22. Reinhardt créera cette pièce quelques années plus tard, en mars 1917, non pas aux Kammerspiele mais sur la scène beaucoup plus large du Deutsches Theater. Cette mise en scène, avec une scénographie et des esquisses d’ambiance d’Ernst Stern, est considérée comme déterminante, particulièrement novatrice dans « l’utilisation interprétative de l’espace, de la ligne et de la couleur. » (F.&L.L. Marker, p. 206 )

311.

Journal Ravensberg, 07.01.1910 (annexe 5)

312.

Voir Troisième partie, I.

313.

Voir Deuxième partie, I.

314.

T. Skedsmo, « Norsk bokkunst rundt århundreskiftet », in cat. expo 1994, Oslo,.Tradisjon og fornyelse – Norge rundt århundreskiftet, p. 308.

315.

Derain, lettre de 1903, cité in G. Bertrand, L’Illustration de la poésie à l’époque du cubisme, Paris, 1971, p.21.

316.

R. Stenersen, p. 135.

317.

Voir Troisième partie, I.