De l’illustration au commentaire ? Du problème de la mise en page

S. Le Men a récemment posé de nouveau le problème de la définition du terme « illustration » : s’il s’applique, dans son acception large, à toute « image relative à un texte » - traduction de la définition de M. Schapiro, « word-bound image » - encore faut-il préciser la nature de la relation établie entre texte et image, nature sur laquelle « bien des possibilités sont offertes ».318 Si des filières iconographiques peuvent être reconstituées, « l’illustration n’en reste pas moins déterminée, de façon générale, par quelques grands critères (...) dont les trois principaux ont trait à la localisation, à la forme et au genre » : la localisation, c’est-à-dire l’emplacement de l’image « à l’intérieur d’un volume donné, d’une entité éditoriale » ; la forme iconique, celle soit du « tableau-fenêtre » - figure délimitée et cadrée - soit de la « vignette » aux contours flous qui s’apparente davantage à l’ornement ; enfin, le genre, puisque les formules iconographiques de l’illustration « ‘se situent aux confins des genres littéraires et des genres picturaux, et (...) procèdent également de l’histoire de l’estampe et des genres éditoriaux’ ».

La problématique de la mise en page est donc un des critères essentiels de la notion d’illustration, indissociable de celle du « livre illustré », dans lequel « ‘paraît nettement la solidarité des parties verbale, typographique et picturale’ »319. Pour qu’il y ait illustration d’un texte par une image, encore faut-il la présence conjointe de ces deux objets - texte et image, le concept d’illustration étant la conséquence de leur interrelation. Une interrelation qui s’inscrit nécessairement dans la concrétisation matérielle qu’est le livre, selon un agencement formel qui va en souligner, voire déterminer, les caractéristiques. L’adaptation de l’image au support-livre est aussi inhérente à la démarche illustrative que l’adaptation de l’image au cadre spatial de la scène théâtrale l’est dans la démarche scénographique. Peut-on parler de scénographie si le peintre ne prend pas en considération l’existence d’une scène ? De même, peut-on considérer comme illustrations des dessins qui ne présupposent pas l’existence d’un livre ?

Or, il n’y a pas de livre de pièces d’Ibsen illustrées par Edvard Munch, et là réside la différence essentielle entre notre cas d’étude et la plupart des ouvrages de ceux que l’on nomme peintres illustrateurs. Les études sur le thème de l’illustration portent par principe soit sur des éditions d’ouvrages, soit sur des oeuvres réalisées dans l’optique d’une édition dont la réalisation n’a pas abouti pour des raisons diverses. Considérées comme inachevées, elles portent néanmoins souvent les marques de cette volonté initiale de publication dans leur agencement formel, soit dans le présupposé d’un texte à venir, pour lequel un espace blanc est laissé, soit dans la délimitation de l’image en un « tableau-fenêtre ». C’est ainsi que Munch lui-même insère les croquis de Désespoir destinés à l’illustration de Alruner de Goldstein dans un cadre oblong, plus ou moins épais, dont G. Aitken souligne la ressemblance tant dans leur format, leur mise en page que leur technique avec les programmes-vignettes que réalise Paul Sérusier pour le Théâtre d’Art320. De même, les trois dessins réalisés pour Les Fleurs du Mal, bien que différant légèrement de format, présentent le même espace blanc laissé dans la partie inférieure droite, réservé au texte, dont le titre a parfois été déjà inscrit.

Or, parmi la production spécifiquement « ibsénienne » de Munch, le nombre d’oeuvres témoignant d’une recherche de mise en page est extrêmement limité. Dans les gravures portant sur Les Prétendants à la couronne, se trouve un essai de page de titre. Sur la planche elle-même n’a été gravé que le frontispice, inséré dans un cadre n’occupant qu’une partie de l’espace. Une épreuve (fig.26) en a été tirée et l’artiste a ajouté au crayon le titre - après plusieurs corrections d’emplacement -, la signature et l’inscription « Titelblad » (« Page de titre »).

Toujours dans Les Prétendants à la couronne, une gravure321 dont le format très étiré témoigne d’une possibilité d’insertion dans le livre en tant que bandeau. Le sujet et la forme se différencient des autres gravures, et s’accordent bien avec la fonction plus accessoire, plus décorative du bandeau : l’image ne représente pas une scène du drame, mais le portrait d’un couple identifié comme Skule et Ingebjørg, c’est-à-dire d’un couple existant dans le récit mais non sur scène. L’image, évocation d’un lointain épisode de l’histoire relatée, ne nécessite pas un format de pleine page, mais on ne sait si le sujet a déterminé la forme ou si c’est l’expérimentation des possibilités de mise en page qui a inspiré le sujet. Ce cas reste quoi qu’il en soit l’unique exemple d’une tentative d’illustration marginale, un des procédés les plus classiques de l’illustration depuis l’enluminure et remis à l’honneur par les illustrateurs de la fin du XIXe siècle.

Ces deux cas - la page de titre et le bandeau - sont les deux seules oeuvres issues d’une volonté de mise en page. Quelques dessins - une minorité - ont été délimités par un cadre, mais ce simple élément ne suffit pas à leur attribuer une vocation illustrative. Le cadrage de l’image n’est en effet pas propre à l’illustration seule ; il peut s’inscrire comme héritage de la production picturale - rappelant le cadre du tableau - ou graphique - celui de la gravure. Munch pouvait parfois, à l’intérieur du cadre matériel, insérer un cadre fictif, à fonction décorative et symbolique, dans ses peintures ou ses gravures : le cadre initial, en bois sculpté, de sa Madone, réapparaît comme motif interne dans la gravure du même sujet322 ; même cadre fictif, entre autres, dans son portrait lithographié de Strindberg323, ou dans le tableau Métabolisme 324. Dans les dessins des Prétendants ou de John-Gabriel Borkman (fig.32), comme dans d’autres dessins de l’artiste n’ayant pas de source littéraire, le cadre a la même fonction structurante, mais il est tracé rapidement, avec désinvolture, sans nécessairement conférer à l’image une nature illustrative.

Un troisième dessin que l’on peut qualifier d’illustration au sens strict, non à cause d’une recherche de mise en page, mais par l’intention de mise en rapport avec le texte, est un croquis à l’encre portant sur Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, réalisé sur une feuille que l’artiste a pliée et insérée dans l’édition en sa possession, le cinquième volume des OEuvres complètes, édition commémorative325 de 1908. La feuille (fig. 33) a été trouvée entre les pages 400 et 401, tandis que plusieurs passages des pages 397 et 401 (fin de l’acte II) ont été cochés par l’artiste, et qu’au bas de la page 397 le commentaire manuscrit « Ducha et Stachu » met en relation les personnages et le couple d’amis de Munch Dagny Juel et Stanislaw Przybyszewski.

Mais cet exemple prend valeur d’exception : s’il démontre que l’artiste a pu, une fois au moins, mettre en relation directe un passage précis du texte et sa transposition visuelle, le fait que cette démarche n’ait pas été réitérée est significatif. Le même volume comporte, avant le texte de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, celui de John-Gabriel Borkman, sur lequel aucune illustration n’apparaît. Sur l’ensemble des nombreuses éditions en la possession de l’artiste (annexe 9), aucune autre annotation ou signe de reconnaissance n’a été fait, de même qu’aucune autre feuille n’a été adjointe à l’ouvrage. Phénomène d’autant plus surprenant que l’artiste est coutumier de commentaires graphiques, par exemple dans sa correspondance, lorsqu’il orne ses lettres de petits croquis ou qu’il retravaille au crayon les cartes postales qu’il envoie à ses amis – croquis hâtifs et humoristes, sans ambition mais qui témoignent de son besoin constant de restituer ses moindres pensées de façon graphique. De même, le fait que sur plusieurs centaines de dessins qualifiés a priori d’illustrations, seulement trois portent la marque d’une réelle intention de mise en rapport entre texte et image, révèle une démarche qui semble aller à l’inverse de celle que l’artiste expérimente dans ses propres productions mêlant texte et image.

Notes
318.

S. Le Men, « Introduction : Iconographie et illustration », extr. de Illustration (L’) - Essais d’iconographie, Paris, 1999, p. 9.

319.

S. Le Men, « Quant au livre illustré... », Revue de l’art n°44, Paris, 1979, p.86.

320.

Désespoir, 1891-92, plume, 170 x 270, T 129-38.

Cité in G. Aitken, « Edvard Munch et la scène française », p. 224-225

321.

Skule et Ingebjørg, 1916-17, gravure sur bois, 543x207, G/t 659.

322.

Madone, 1895, lithographie, 598 x 443, G/l 194.

323.

August Strindberg, 1896, lithographie, 600 x 460, G/l 219.

324.

Métabolisme, 1899, huile sur toile, 172.5 x 142, M 419.

325.

Henrik Ibsen, Samlede Verker, Mindeutgave, Femte Bind, Christiania et Copenhague, Gyldendal, 1908. Voir en annexe 9 les ouvrages d’Henrik Ibsen en la possession d’Edvard Munch.