Munch et la mise en page dans ses productions : de la séparation à la fusion entre texte et image

Cette séparation hermétique entre mots et image, ce désintérêt total de mise en relation entre le texte et les dessins qu’il a inspirés, pourraient paraître anodins chez certains artistes privilégiant leur formation première de plasticien. Or, il n’en est rien chez Munch, dont nous avons déjà vu l’importance qu’il accorde à la fonction intellectuelle de l’art, et qui dans ses propres productions mêlant mots et image, effectue justement des recherches témoignant d’une préoccupation bien réelle envers les possibilités qu’offre la concrétisation plastique d’une combinaison texte-image dans le domaine du livre.

Les premières réalisations graphiques mêlant texte et image dans les années 1890 subissent l’influence des essais d’illustration de l’artiste à la même époque : la reprise de Désespoir pour son propre texte du Cri 326 a la même délimitation en tableau-cadre que celle conçue comme illustration d’Alruner de Goldstein, tandis que le texte est manuscrit à l’extérieur du cadre, dans la partie droite de la feuille. De la même époque, Vision 327 associe texte et image dans la même structure séparée, le texte s’nscrivant dans un cadre qui occupe la plus grande partie de la feuille, tandis que l’image s’adapte à l’espace restant.

Après ces premiers essais, encore très imprégnés d’une vision illustrative du rapport entre fait scripturaire et fait iconique, l’artiste en explore au cours de sa carrière les multiples possibilités.

Alpha et Oméga (1908-09), la seule oeuvre combinant les langages graphique et linguistique qui ait été réellement publiée, est un précieux élément pour la connaissance du jeu spatial que Munch établit entre texte et image dans ses productions.

L’album d’Alpha et Oméga est constitué de dix-huit gravures, outre la page de titre et deux vignettes introductives. Seules les deux premières pages (fig. 8) - celle de titre et celle qui constitue le sommaire, dans laquelle la liste des titres des gravures est encadrée par le dessin de deux têtes évoquant les masques de la comédie et de la tragédie - mêlent texte et image. La mise en page cherche équilibre, clarté et unité : texte et dessins se répondent de façon symétrique : les lettres en majuscules du titre, du nom de l’auteur et de la nature du tirage encadrent en haut et bas la vignette illustrative dans le frontispice ; sur la page suivante, au contraire, ce sont les deux bandeaux verticaux iconiques qui font contrepoint à la colonne des titres. Texte et image ne s’entremêlent pas, mais se disposent en parallèle dans une composition aérée. L’absence de cadre et surtout la nature autographe du texte, écrit en majuscules, fondent une totale unité visuelle : rien ici des mises en pages structurées où image et texte restent deux entités distinctes : les illustrations de Maurice Denis pour Sagesse de Verlaine328 en sont un exemple assez extrême, mais de même les variations intexte de Picasso dans Le Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac329, aussi linéaires soient-elles, ne remettent pas en cause le principe d’une distinction texte-image. Il est vrai que la typographie reste une contrainte incontournable pour l’édition d’oeuvres littéraires. Les réalisations qui présentent la même symbiose entre texte et image sont celles où la calligraphie répond à la graphie plastique, comme dans nombre des programmes de Vuillard pour le Théâtre de l’OEuvre : Rosmersholm, Au-dessus des forces humaines, Solness le Constructeur, bien que Munch se distingue ici de Vuillard en n’en partageant pas l’absence volontaire de lisibilité330. La calligraphie sera très prisée par les illustrateurs du XXe siècle pour cette capacité à unir texte et image, comme dans les pages du Chant des morts de Pierre Reverdy ornées des enluminures lithographiées de Picasso ou la couverture du Théogonie d’Hésiode par Georges Braque.331

Peut-être est-ce ce même problème de typographie qui dans Alpha et Oméga pousse l’artiste après ces deux pages introductives à abandonner l’union entre texte et image : l’histoire apparaît d’un bloc, imprimée sur une page unique divisée en deux colonnes. A la suite, les dix-huit lithographies reprennent littéralement la dramatique, sans une seule légende. Tous les épisodes, toutes les descriptions du texte apparaissent dans les illustrations, et il aurait été très facile de découper l’histoire en séquences illustrées. Au contraire, l’artiste fait le choix de d’abord relater l’histoire, puis laisser le lecteur savourer la série graphique. Ici, le texte a moins d’importance en tant que narration qu’en tant qu’introduction aux dessins, et a une fonction essentiellement explicative : la nature de l’ouvrage est moins celle d’un livre illustré que celle d’une de ces « histoires en estampes » que P. Kaenel situe dans la tradition de Rodolphe Töpffer et Thomas Rowlandson. Il souligne l’influence de Hogarth en tant que « père fondateur », mais note la nuance entre histoire en estampes et livre illustré : « ‘Chez Hogarth, les tableaux sont chargés d’éléments symboliques, de détails codés qui forment ensemble une sorte de texte : l’image devient la mise en forme intermédiaire d’un discours moralisateur qu’elle livre à la ‘lecture’ d’un spectateur. Celui-ci, à son tour, retraduit en langage le message iconique du tableau gravé. Chez Rowlandson, le texte - bien qu’à l’origine il fût composé d’après la gravure - une fois joint à son ‘illustration’, est détrôné de cette préséance, de cette antériorité exceptionnelle de l’image. Un livre illustré génère en effet des réflexes de lecture qui donnent automatiquement une priorité au texte par rapport à l’illustration que l’on perçoit toujours comme ‘seconde’’». 332

Autres histoires en estampes, les caricatures que Munch réalise juste après l’achèvement d’Alpha et Oméga pour exorciser les conflits envenimés qu’il a entretenus avec ses anciens amis de la bohème. Dans une série de douze lithographies exécutées entre 1909 et 1911, Munch donne sa version de ce qu’il appelle d’abord L’Histoire d’une agression 333 puis L’Histoire des souffrances 334, dans une sorte de reconstitution chronologique en séquences. Chaque scène est dessinée dans un style ouvertement caricatural, et commentée soit en haut soit en bas de l’image par quelques phrases de la main même de l’artiste. Cette série se situe dans la tradition des caricaturistes tels que Hogarth ou Daumier, ce que l’artiste reconnaît volontiers :

‘«  Mais naturellement, je vais comme Goya et Daumier peindre le diable sur le mur (...) Je fouettais auparavant avec la férule, je vais maintenant utiliser le dard du scorpion »335. ’

L’ensemble repose sur un rapport de complémentarité entre texte et image (fig.35) : tandis que le dessin présente les faits et la situation, les phrases reproduisent pour l’essentiel les commentaires et assertions des ennemis de Munch, l’expression satirique naissant soit de la déformation formelle des personnages, soit de la distance entre l’énonciation textuelle et la réalité présentée dans le dessin. Dans L’Histoire des souffrances, les échanges instaurés entre texte et image les rendent interdépendants, tandis que dans Alpha et Oméga ils sont conçus comme deux entités structurellement autonomes.

L’Arbre de la Connaissance est en revanche le fruit des recherches ultérieures de l’artiste qui entrevoit d’autres possibilités d’organisation spatiale. Bien que l’album n’ait jamais été publié, et qu’on ignore par là si l’artiste a été satisfait de ses expérimentations, le temps consacré à sa réalisation est significatif de l’intérêt de l’auteur pour les questions de mise en page et de rapport texte-image. La structure générale reprend certains principes d’Alpha et Oméga, en particulier le dialogue parfois décalé entre texte et images : les deux variations sur un même thème sont soit juxtaposées, réunies sur deux pages, soit séparées l’une de l’autre, selon le principe musical de l’invention à deux voix. Certaines pages pourtant, voient l’union de ces deux voix en un accord parfait. Là encore toutes les possibilités ont été étudiées par l’artiste dans la mise en page : disposition complémentaire et par étages dans Les Amants dans les vagues (fig. 36) où le dessin au pinceau, dans des couleurs noire et rouge, occupe la partie inférieure du cadre, lui-même surmonté d’un en-tête dans les mêmes tons, tandis que le texte s’insère entre les deux parties iconiques. Sa polychromie, lointain écho de la typographie bicolore des titres dans les premiers livres illustrés336 joue un rôle primordial dans l’expression, chaque phrase étant écrite dans une couleur différente, les traits de ponctuation étant même accentués à l’encre rouge en reprises de l’image. En revanche, Un regard mystérieux 337 est organisé autour d’une fusion absolue entre image et mots. Dans une vignette où le cadre a été délimité, mais n’est pas tracé, les mots s’étalent en lignes régulières , le même espace étant parcouru de dessins de visage ou d’yeux isolés. Le texte perd de plus en plus sa fonction sémantique pour devenir un matériau formel : les phrases, elliptiques, sont disposées en fonction de l’espace à remplir, sans logique, certains mots étant coupés ; la couleur est utilisée de façon également aléatoire, et peut englober toute une partie de phrase ou au contraire se renouveler plusieurs fois au cours du même mot. Cette manipulation plasticienne de la graphie est sans aucun doute corrélative à la vocation première de peintre de l’auteur, mais celle-ci n’en est pas la raison unique ; Mallarmé avant Munch avait été soucieux dans certains de ses poèmes tardifs, de leur graphie et de la nature physique de leur support – Mallarmé il est vrai fait partie de ces « écrivains-dessinateurs ».

En revendiquant l’entière responsabilité des mots et des images, en les agençant dans un rapport d’interdépendance pour la construction d’un ensemble parfaitement cohérent, Munch se rapproche ainsi des « livres d’artistes », qui apparaissent au début du XXe siècle – ceux de l’avant-garde russe naissent en 1912 -, où « ‘les mots et les images ne sont pas, comme dans le ‘livre illustré’, deux créations séparées qui doivent faire la preuve de leur complémentarité possible, deux voix différentes, parfois concurrentes, qui doivent chercher à s’accorder et trop souvent ne réussissent qu’à se juxtaposer. Mots et images sont au contraire les deux couleurs d’une seule voix’ ».338 Avec une nuance toutefois : dans le livre d’artiste, pour A. Moeglin-Delcroix, « ‘il n’y a donc pas d’existence séparée possible des uns et des autres, à la différence des gravures et des textes des « livres illustrés » qui ont généralement une vie autonome hors de l’ouvrage qui organise ponctuellement leur rencontre’ ». Malgré leur origine commune, productions graphiques et poèmes, tout en trouvant dans l’album leur réunion symbiotique, ont eu une vie autonome.

A la lumière de ces réalisations, il devient impossible de ne pas considérer l’absence de mise en page dans la plupart des dessins ibséniens comme significative. Que l’artiste, d’une part entreprenne un travail sur de nombreuses années sur le problème de la mise en page, cherchant à trouver l’union symbiotique entre mot et image dans ses propres oeuvres, d’autre part effectue, à la même époque, des dessins directement inspirés d’un texte sans chercher aucunement - ou de façon vraiment sporadique - à construire une organisation visuelle entre les deux langages, reste un constat inexplicable tant que l’on persiste à considérer cette production comme étant de nature illustrative. L’abandon des planches des Prétendants à la couronne pour la publication ne peut que confirmer le caractère spécifique de la relation que Munch entretient avec les pièces d’Ibsen : ses dessins ne sont nullement conçus pour illustrer le texte, mais celui-ci est utilisé comme source d’inspiration à des commentaires, des fantaisies graphiques qui n’en gardent pas moins avec lui un rapport extrêmement étroit.

Des trois critères constitutifs de l’illustration cités par S. Le Men - la localisation dans l’ouvrage, le choix d’une forme iconique et le genre - deux tout au moins sont caducs en ce qui concerne l’étude des dessins du corpus étudié, dont la réalisation pour la grande majorité en tant qu’oeuvres autonomes, hors du contexte éditorial, écarte toute possibilité d’analyse tant de la localisation que de la forme iconique que l’artiste aurait pu choisir. Quant au troisième critère - le genre - il est quant à lui un des éléments essentiels de la définition d’une « méthode munchéenne » de l’illustration, et fera l’objet d’une étude propre339, puisqu’une des caractéristiques de ces dessins est l’utilisation de formules iconographiques, qui loin de se situer aux confins des genres picturaux de l’artiste, au contraire en sont directement héritées ou - plus rarement - en sont sources d’inspiration, témoignant d’un constant dialogue entre l’oeuvre peint propre et l’oeuvre illustratif. Autre argument en défaveur du terme « illustration » , qui présuppose qu’entre texte et image, la source originale soit littéraire. Ce que souligne P. Berthier à propos de l’illustration picturale peut s’appliquer tout autant dans le domaine graphique : « ‘qu’il lui soit littéralement fidèle ou qu’il s’en écarte, qu’il l’enrichisse ou l’appauvrisse, c’est toujours par rapport au langage littéraire premier que la ‘version’ picturale est appréciée, puisque, loin d’éclore d’un seul coup comme un monde qui s’auto-origine, le tableau n’existe que dans et par sa relation génératrice avec un stimulus extrinsèque ’».340

Or, une des caractéristiques de la transposition iconique chez Munch est la part non négligeable d’emprunts, voir d’entières transpositions de ses oeuvres propres. Même lorsque celles-ci s’accompagnent d’aménagements induits par le passage du monde iconique au monde littéraire, ou lorsque les parallèles entre ces deux mondes justifient l’insertion de l’image picturale dans le contexte littéraire, il n’en reste pas moins que le dessin, directement hérité d’un tableau « auto-originé », n’a nullement une existence uniquement dictée par le stimulus extrinsèque qu’est le texte.

Peut-on encore, dès lors, qualifier ces dessins d’illustrations ? L’absence de vocabulaire plus satisfaisant nous oblige à avoir recours au terme et ses dérivés dans cette étude, mais à la condition expresse de l’utiliser dans son acception large. Pour le sujet lui-même, dans le vaste domaine de la transposition visuelle, il semble préférable de trouver un autre vocable que celui-ci, indissociable d’une exigence éditoriale, pour définir une relation entre texte et image de nature essentiellement privée. Lecture, commentaire ou traduction graphique ? L’analyse du rapport qu’entretient l’artiste avec le matériau littéraire qu’il a à sa disposition établira si texte et image sont ici considérés comme équivalents ou comme complémentaires, tandis que l’existence de séries graphiques sur un même sujet - une même scène ou un même personnage - peut autoriser également l’utilisation du vocable musical de variations sur un thème.

Notes
326.

Désespoir, 1891-92, fusain et huile, 370 x 422, T 2367.

327.

Vision, ca 1892, plume, 180 x 115, reproduit in cat. 1991-92, Paris-Oslo, p. 153.

328.

P. Verlaine, Sagesse, illustrations de M. Denis, éditions Ambroise Vollard, 1911.

329.

H. de Balzac, Le Chef-d’oeuvre inconnu, illustrations de P. Picasso, éditions Ambroise Vollard, 1931.

330.

F. Fossier, p. 71.

331.

P. Reverdy, Le Chant des morts, illustrations de P. Picasso, éditions Tériade, 1948.

Hésiode, Théogonie, illustrations de G. Braque, éditions Aimé Maeght, 1955.

332.

P. Kaenel, « Les Voyages et aventures du docteur Festus de Rodolphe Töpffer : d’une histoire en estampes à un livre illustré », extr. de Illustration (L’) - Essais d’iconographie, Paris, 1999, pp. 39-67.

333.

Lettre à J. Nilssen, 01.03.09, publiée in E. Bang.

334.

Cité in cat. expo. 1981, Oslo, p. 77

335.

Lettre à C. Gierløff, 13.05.1908, citée in cat.expo. 1981, Oslo, p. 77.

336.

Dans la tradition germanique des livres xylographiés, au XVIe siècle, les titres sont en noir et rouge. La tradition française qui prend le relais au siècle suivant va abandonner cette caractéristique, au moment où elle remplace les caractères gothiques par les caractères romains.

337.

L’Arbre de la Connaissance : Un regard mystérieux, 1912-15, crayon de couleur, 620 x 470, T 2547-a43.

338.

A. Moeglin-Delcroix, « La fin de l’illustration dans le livre d’artistes », extr. de Illustration (L’) - Essais d’iconographie, Paris, 1999, p. 386.

339.

Voir Troisième partie, II, 3-4.

340.

P. Berthier, p. 902 .