DEUXIEME PARTIE : MUNCH FACE AU TEXTE

I - De la mise en scène à la mise en fiction

La première expérience de Munch dans le domaine du théâtre, en 1896, s’inscrivait dans le contexte d’un renouveau, à une époque particulièrement féconde en théories et expérimentations aussi diverses qu’antagonistes, de discussions enflammées et d’énonciations de doctrines, dont Aurélien Lugné-Poe est l’un des acteurs les plus enthousiastes : « ‘Aller à une représentation de l’OEuvre n’est pas aller au théâtre, c’est aller en pèlerinage littéraire, en croisade de pensée. Le Théâtre de l’OEuvre c’est la Terre Sainte intellectuelle, et M. Lugné-Poe en est le patriarche ’».341 Epoque d’exaltation et de polémique, dont l’un des effets pervers est une lecture du texte univalente, davantage subordonnée au dogme artistique défendu par le directeur de théâtre qu’à la nature profonde de l’oeuvre. C’est ainsi qu’Ibsen finit par désavouer la lecture uniquement symboliste de ses pièces par Lugné-Poe342, même si celui-ci, devant l’accumulation des critiques, s’engage dans une voie plus mesurée, dont le premier essai qu’est Peer Gynt reste un demi-échec. Dans l’environnement du Théâtre de l’OEuvre, dominé par les figures de Vuillard, Denis et autres, l’illustration comme la scénographie portent l’empreinte de l’esthétique nabie, qui se veut essentiellement symboliste et décorative : « Mais l’illustration, c’est la décoration d’un livre ! »343 .

Ces préoccupations ont dans une large mesure dicté la forme des créations de Munch, dont Hauge nous dit qu’il n’était pas satisfait du premier essai « pas décoratif du tout » du programme de Peer Gynt ; de même, John-Gabriel Borkman témoigne des préoccupations plus plastiques que littéraires, et ne dévoile en rien la vision de la pièce par l’artiste.

Lorsque Munch revient au théâtre, dix ans plus tard, à Berlin, non seulement l’évolution de l’esthétique théâtrale, mais la personnalité même de Max Reinhardt l’amènent à un travail très différent. Reinhardt a été un des acteurs du renouveau théâtral, mais contrairement à des personnalités comme Antoine, Lugné-Poe, Craig ou Stanislavski344, il ne s’engage pas dans la voie de la théorisation et ne prêche pas pour une orientation artistique particulière, mais au contraire pour une approche libre de tout dogmatisme, chaque fois renouvelée selon la pièce abordée.

Parfois qualifié abusivement d’expressionniste345, le metteur en scène pour sa part a toujours revendiqué l’éclectisme, privilégiant la diversité tant dans le choix des textes que dans les lieux scéniques et les moyens d’expression :

‘« Je serais bien en peine de dire si je suis réaliste, styliste, fantaisiste. Je me défends de tout système, de toute idée préconçue ; je veux pouvoir m’engager dans toutes les voies. Un texte me passionne, je pars de lui, je lui donne vie en moi, et toujours le texte qui m’a passionné m’apparaît expressif d’une chose plus grande que lui, imprégné d’un esprit, d’un Zeitgeist que je brûle de mettre en relief. (...)
J’ai été à la fois le créateur des Kammerspiele, des petits théâtres intimes, véritables laboratoires d’art dramatique, et celui des Festspiele qui se déroulent en plein air devant la cathédrale de Salzbourg ou dans la cour du grand manège. C’est vous dire que ma conception de la mise en scène moderne ne connaît pas d’exclusive et que je pourrais la qualifier de totalitaire ».346

Cette adaptation de la méthode de mise en scène à la nature de la pièce devait profondément influencer l’approche du texte par Munch. Celui-ci, délaissant progressivement toute préoccupation décorative, allait en revanche en développer le caractère interprétatif, s’engageant dans la voie d’une lecture toujours plus approfondie du texte .

Lorsqu’il décide de mettre en scène Les Revenants, Reinhardt a déjà assisté à plusieurs productions de la pièce au Deutsches Theater : à sa création en 1894, puis à la mise en scène d’Otto Brahm347 en 1900, dans laquelle il a tenu le rôle d’Engstrand, qu’il reprendrait ici. Mais après ses débuts chez Brahm, il s’est démarqué de ce théâtre naturaliste. Il reste imprégné de l’idée de « Gesamtkunstwerk », et subit l’influence de Gordon Craig qui réclame l’union des moyens d’expression scénique et qui prêche un théâtre éminemment visuel. Comme lui, Reinhardt insiste sur « le rôle de décorateur en tant qu’artiste jouissant d’un statut égal à celui du metteur en scène ».348 Il travaille différemment avec chacun des peintres qu’il sollicite349, leur laissant plus ou moins d’autonomie : il peut leur demander une simple illustration des didascalies, ou leur remettre un plan d’ensemble de la mise en scène, leur présenter un plan achevé avec l’emplacement des objets scéniques, ou même concevoir de pair avec le peintre les projets de décor. Lorsqu’il demande à Munch une « suggestion de mise en scène » par quelques « esquisses d’ambiance » (« Stimmungsskizzen »), la demande est inhabituelle :

‘« Für die Gespenster-Aufführung machte [Munch] nicht, wie die anderen Maler, Dekorationsentwürfe und Figurinen, sondern malte zwei oder drei Bilder, die Situationen des Stückes darstellten. Aber ich habe Reinhardt hundertmal versichern hören, daß er von keinem Maler so starke und befruchtende Stimmungsanregungen empfangen habe, wie von diesen Munch’schen Bildern. Und es gelang Reinhardt in jener denkwürdigen Aufführung lückenlos, die unbeschreiblich eindringliche Haltung und Stimmung der Malervision in die Wirklichkeit der Bühne umzusetzen ».350

Le témoignage d’Arthur Kahane (un des collaborateurs de Reinhardt) doit être relativiser, car l’artiste n’en a pas moins été chargé, outre ces esquisses d’ambiance, de la tâche plus traditionnelle de décorateur – tâche qui, exigeant des capacités tout autres que celles d’un peintre, n’a pas été aisée. Mais effectivement, l’originalité de la démarche de Reinhardt est de demander à Munch un travail de scénographie reposant moins sur la décoration ou la conception plastique que sur l’inventivité et l’interprétation ; du peintre, il sollicite paradoxalement moins l’oeil que la sensibilité. Ce qu’il lui demande, c’est une « ambiance », simplement « quelque chose qui puisse l’inspirer pour la mise en scène »351, démarche dont la spécificité va porter sa marque sur toute la production de l’artiste. En lui demandant de restituer l’impression faite sur lui par le drame, plutôt que de créer un cadre plastique dans lequel les acteurs évolueraient, Reinhardt place le peintre dans la situation d’un lecteur, non d’un technicien - qu’il sait Munch ne pas être – et l’autorise ainsi à aborder le drame comme matériau littéraire plus que comme matériau de représentation. En outre, en lui confiant la décision de l’atmosphère, du sensible autant que du visuel, il lui octroie des pouvoirs bien plus étendus que ceux d’un décorateur, pouvoirs qui empiètent d’autant sur les fonctions soit des acteurs, soit du metteur en scène : loin de se contenter de fournir un cadre aux acteurs, l’artiste est dès lors tenu de diriger ceux-ci en leur proposant (voire en leur imposant), outre une composition spatiale, des attitudes corporelles et une atmosphère générale qui relèvent du domaine du jeu interprétatif. Poussant le raisonnement à l’extrême, la mise en scène ne serait dès lors plus que la transposition matérielle de l’interprétation émotionnelle du peintre. L’orientation prise par Reinhardt s’inscrit dans l’évolution générale de l’esthétique théâtrale moderne, le peintre-scénographe se voyant accordé des pouvoirs toujours accrus au point qu’une décennie plus tard, dans sa lettre-contrat à Picasso mentionnant la création du ballet du Tricorne, Diaghilev va jusqu’à qualifier la tâche du peintre – réalisation du décor et des costumes - d’« exécution de la mise en scène », lui confiant implicitement la responsabilité première de la création.352

La réalité a certainement été beaucoup plus nuancée, car d’une part Reinhardt a au début du travail orienté le peintre vers sa propre conception du décor par une lettre détaillée (annexe 10), montrant par là une vision déjà précise de la pièce, d’autre part la demande du metteur en scène d’avoir « quelque chose pour l’inspirer » n’implique nullement l’obligation pour lui de suivre à la lettre ces propositions. Nul doute que le résultat final a été une synthèse de toutes les différentes propositions de l’équipe entière ; mais les témoignages des acteurs montrent que leur jeu même a été influencé par le peintre : Stenersen relate que « ‘le grand acteur allemand Moissi a dit un jour que pour son rôle d’Osvald dans Les Revenants d’Ibsen, il s’était beaucoup aidé de la gravure de Munch Osvald. Il a fait de la scène où Osvald annonce à sa mère qu’il est atteint d’une maladie incurable le point culminant de la pièce. Il a joué cette scène en s’inspirant du dessin de Munch où la mère s’effondre tandis qu’Osvald reste paralysé sur le fauteuil, brisé’ »353 ; pour Hedda Gabler, une note subsiste de l’actrice principale au peintre sollicitant une entrevue avec lui pour qu’il lui explique sa vision du personnage.354

En privilégiant la suggestion à la visualisation, l’ambiance à l’agencement formel, Reinhardt libère ainsi Munch de son rôle de technicien au profit de celui de l’artiste. Les esquisses réalisées témoignent de cette liberté d’action, et dérogent à certaines règles fondamentales de la scénographie.

Notes
341.

Cité in F. Fossier, p. 68.

342.

Ibsen dans Le Figaro (18.07.1897), déplorait que « le directeur de l’OEuvre ait introduit trop de symbolisme, des éclairages trop mystérieux dans la mise en scène de ses pièces ». Cité in G. Aitken, « Edvard Munch et la scène française », p. 234.

343.

Article de Maurice Denis (paru sous le pseudonyme de Pierre Louis), Art et critique, 20 et 30.10.1890. Cité in F. Chapon, p. 37.

344.

André Antoine (1858-1943), metteur en scène et directeur de théâtre.

Il fonde en 1887 le Théâtre Libre à Paris. Comprenant le parti que peut tirer l’art de la scène des théories naturalistes de Zola, il devient le metteur en scène du mouvement d’opposition dramatique : ouvert à tous les refusés des théâtres officiels, le Théâtre Libre se veut d’abord expérimental. En 1897, Antoine s’installe à l’ancienne salle des Menus Plaisirs, rebaptisée Théâtre Antoine, qui devient le lieu de la provocation esthétique. De 1906 à 1914, il dirige l’Odéon, puis prend ses distances avec la scène pour s’essayer au cinéma.

Edward Gordon Craig (1872-1966), théoricien et homme de théâtre.

Fils de la célèbre actrice Ellen Terry, il s’affirme comme comédien puis fonde en 1913 une école. Sur l’art théâtral (1911) et la revue The Mask (1908-1929) diffusent ses théories qui aspirent à un théâtre « total », dans lequel l’acteur jouerait un rôle moindre.

345.

« Max Reinhardt, par ses mises en scènes, étendit l’audience du mouvement [expressionniste] en Allemagne ; il le popularisa mais n’en fit pas partie et il est d’autant plus absurde de le voir régulièrement cité en France ou aux Etats-Unis comme ‘expressionniste’ (...) » (J.M. Palmier, L’Expressionnisme et les arts, I, Paris, 1979, p. 13).

346.

Cité in D. Bablet, 1968, p. 78. Le terme « totalitaire » est à comprendre dans le sens de « total », « relatif à la totalité ».

347.

Otto Brahm, un des principaux metteurs en scène allemands (attaché au Deutsches Theater), figure de proue du mouvement naturaliste.

348.

F.&L.L. Marker, p.112.

349.

Parmi les plus renommés, Lovis Corinth et Max Kruse pour Electre (1903).

350.

« Pour la création des Revenants, il [Munch] ne fit pas, comme les autres peintres, des propositions de décor et des maquettes, mais il fit deux ou trois peintures représentant les situations de la pièce. Mais j’ai entendu cent fois Reinhardt assurer qu’il n’avait reçu d’aucun autre peintre des impulsions sensibles aussi fortes et fructueuses que ces tableaux de Munch. Et Reinhardt a réussi, dans cette création mémorable, à transposer entièrement sur scène l’indicible émotion et l’atmosphère dramatique de la vision du peintre ».A. Kahane in Berliner Tagblatt, 28.10.1926, cité in cat. 1976, Zürich, p. 54.

351.

Lettre du Deutsches Theater, 11.06.1906.

352.

« Mon cher Picasso, Je vous prie de prendre sur vous l’exécution de la mise en scène du ballet Chapeau Tricorne, musique de E. de Falla pour nos spectacles des Ballets russes ».

Lettre de Diaghilev à Picasso, 15.04.1919, citée in cat. expo. 1992, Lyon, Picasso – Le Tricorne, p. 25.

Le statut du peintre dans l’ensemble de la création se révélerait écrasant, allant jusqu’à des remaniements du livret et de la partition pour mettre en valeur le décor ; mais ce cas, extrême, est dû plus à la personnalité et la renommée de l’artiste qu’à sa fonction dans l’équipe.

353.

R. Stenersen, p. 92.

354.

Reproduite in H. Midbøe, p. 59 ; P. Krieger, p. 28.