Problématique de l’illustration et de la scénographie

W. Iser, observant que les images évoquées par un roman à la lecture différent systématiquement des images visuelles reçues lorsqu’on en voit une adaptation cinématographique, rappelle la distinction entre ce qu’il appelle « optical vision » - la vision optique, vision réelle - et « imagistic vision » - la vision imaginée, vision intérieure. « ‘We always have to form mental images, because the ‘schematized aspects’ of the text only offer us knowledge of the conditions under which this imaginary object is to be produced. This knowledge starts the process of ideation, but it is not itself the object to be viewed ; this exists in the not yet formulated combination of given data ’».355

Iser étudie la nécessaire distanciation entre lecture et adaptation cinématographique, mais la problématique se pose de la même façon dans le domaine de l’illustration. Un texte littéraire offre au lecteur des possibilités de visualisation qui, par leur état potentiel même, restent infinies. Dès lors que cette transposition formelle se concrétise, elle implique des choix qui nécessairement réduisent le paradigme offert. Le problème se nuance cependant en ce qui concerne l’oeuvre dramatique, dont la vocation est précisément d’être transposée formellement par l’incarnation théâtrale. La représentation théâtrale est elle-même porteuse d’une dichotomie, en étant à la fois chargée de la fiction - l’oeuvre littéraire - et de la réalité du spectacle sensoriel créé : « ‘The stage is always simultaneously a symbolic representation in a fictional world and a physical presence in the factual world. (...) Although it is conventional to distinguish the text as written construct and the text as theatrical construct, this distinction presupposes an exclusiveness not entirely warranted ; clearly a performance based on a written ‘play’ is not likely to exist without reference to a playscript, nor is a playscript likely to exist without reference to its performability’ »356.

Dès lors, les critères d’analyse ne peuvent être les mêmes en ce qui concerne l’illustration d’un roman, d’une poésie ou d’une pièce de théâtre. La querelle sur la hiérarchie des arts qui s’est renouvelée au XIXe siècle à la lumière des nouvelles préoccupations sur la « correspondance des arts », a fourni des arguments qui, soulignant les différences structurelles entre peinture et littérature, sont d’un grand intérêt pour cerner l’enjeu de la confrontation du plasticien à un texte. Ainsi, tandis que le culte séculaire des choses de l’esprit donnait la primauté à la littérature, du fait que « ‘la contemplation en image était traditionnellement tenue pour inférieure à la contemplation sans image et les images corporelles pour inférieures aux images intellectuelles et aux images spirituelles qu’étaient présumées être les images mentales’ »357, au contraire Delacroix - peintre littéraire s’il en est - avance pour démontrer la supériorité de la peinture sur la littérature, deux critères : le caractère tangible de la peinture – « ‘art sublime (...), si on le compare à celui où la pensée n’arrive à l’esprit qu’à l’aide des lettres mises dans un ordre convenu ; art beaucoup plus compliqué, si l’on veut, puisque le caractère n’est rien et que la pensée semble être tout, mais cent fois plus expressif, si l’on considère qu’indépendamment de l’idée, le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l’esprit du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance’ »358 - et son caractère multiple qui éveille des émotions sensorielles – « ‘une impulsion qui résulte de tel arrangement de couleurs, de lumières d’ombres, etc. ’» - qui « ‘remue des sentiments que les paroles ne peuvent exprimer que d’une manière vague et de telle sorte que chacun, suivant son génie particulier, les comprend à sa manière, tandis que les peintres vous y transportent en réalité’ »359. Qualité que définira E. Souriau dans sa théorie d’esthétique comparée comme l’existence « phénoménale » de l’oeuvre d’art, indépendante de son existence « réique ». 360

Or, ces qualités que Delacroix refuse à la littérature, le théâtre par essence les possède : représentation réelle si l’en est, et beaucoup plus réelle par son incarnation que ne pourra jamais l’être une peinture, et oeuvre dotée d’une existence phénoménale (créant une émotion à partir « de tels arrangements de couleurs, de lumières, d’ombres, etc... ») aussi bien que réique. De même, l’autre distinction traditionnellement établie entre peinture et littérature - le caractère de simultanéité visuelle opposé à celui de succession verbale - s’efface dans l’art théâtral. L’oeuvre dramatique, de par sa double nature littéraire et spectaculaire réconcilie ces deux antinomies dénoncées ici par Delacroix, dont le texte peut se lire comme un manifeste scénographique. Paradoxalement, Delacroix dont les illustrations de pièces de théâtre, entre autres celles de Shakespeare et Goethe, ont été inspirées par la vue de leur création, et qui portent une marque scénographique très forte, témoigne dans ses écrits sur la littérature d’un parti de lecteur plus que de spectateur. Munch, quant à lui, se doit par les différents contextes de création d’alterner entre ces deux approches : lecteur dans ses programmes, dans ses dessins intimes, spectateur-metteur en scène dans ses travaux scénographiques.

Dans sa fonction de scénographe, Munch n’est donc pas confronté aux différences structurelles résidant entre art plastique et littérature, comme dans l’illustration, mais plutôt à celles subsistant entre art plastique et art de la représentation. Citons les principales :

  • un rapport d’exclusivité ou d’échange artistique : l’art du peintre reste, en dépit de tous échanges possibles, une création privée, où l’auteur est unique. L’art du théâtre est en revanche intrinsèquement collectif, « une ascèse de l’inappropriation, [où] tout doit être relayé par un partenaire. Tout est inachevé, tout est incomplet, tout se partage »361. Association de différentes sensibilités, son accomplissement repose sur le fragile équilibre des propositions de chaque participant - metteur en scène, acteurs, techniciens. Un équilibre bouleversé par la nouvelle démarche de Reinhardt.

  • un rapport profondément différent avec le critère espace-temps : le caractère éphémère de la représentation théâtrale, « instant habité »362, dont le but est « de donner une sorte de corporéité transitoire, une présence sensible et labile aux idées » s’oppose au « simulacre stable, définitif », « non identique mais comme parallèle au spectacle qu’il s’est donné »363 de l’art plastique.

De même que le paramètre temporel varie, le caractère d’unité spatiale de l’art scénique diffère de la multiplicité des espaces dans l’art plastique. La scène reste sinon unique, du moins nécessairement limitée, tandis que chaque dessin, chaque esquisse peut créer un nouvel espace ou modifier l’espace existant. La possibilité d’une multiplicité de l’espace dans le domaine plastique trouve sa compensation dans la dimension double d’un espace-temps à l’intérieur même de la création théâtrale. Même si les modifications sont possibles, l’espace au théâtre reste plus statique car l’expression est indépendante en grande partie des aléas de l’espace visible : ‘« Le théâtre offre l’avantage que le temps, canal de l’émotion et de la pensée transmissibles par la parole, est libre et indépendant de tout ce qui peut arriver dans l’espace visible ».’ 364

  • les contraintes à un réalisme plus grand : si le peintre peut créer tout ce que produit son imagination - tout comme l’auteur a pu le faire (on pense notamment aux trolls de Peer Gynt, aux batailles des Prétendants à la Couronne) - la réalisation matérielle pour la représentation théâtrale se voit soumise à des contraintes incontournables. Autant le peintre peut se soustraire à ces questions d’ordre pratique et proposer une création purement conceptuelle, autant sa charge de décorateur-scénographe le mettra en demeure de prendre en compte certaines réalités totalement étrangères à son art.

  • l’absence de la parole et du texte, élément essentiel de l’art théâtral qu’il faudra compenser par d’autres éléments formels. Dans son étude sur le septième art, E. Panofsky relève, parmi les formules de remplacement possibles, l’utilisation du gros plan, qui « transforme la physionomie humaine en un vaste champ d’action »365 dont les subtilités, presque imperceptibles à une distance théâtrale, peuvent être exploitées, voire modifiées par l’accent ou la distorsion. Ce maniement de plans variables, procédé typique du cinéma, a en réalité été initié dans le domaine pictural.

Pour devenir véritablement scénographe, Munch se devait dès lors de renoncer à un certain nombre de procédés inhérents à la pratique de son art, ou de trouver moyen de les adapter aux exigences de la forme nouvelle d’art qu’il abordait. De fait, l’étude des esquisses d’ambiance montre que si l’artiste a cherché un compromis entre scène et art plastique, respectant dans une certaine mesure le caractère théâtral de l’oeuvre, il est resté avant tout peintre dans sa lecture de la pièce, autorisé en cela par le metteur en scène.

Notes
355.

« Nous devons toujours élaborer des images mentales, car les ‘aspects schématisés’ du texte ne font que nous donner connaissance des conditions dans lesquelles cet objet imaginaire est censé être produit. Cette connaissance démarre le processus d’idéation, mais elle n’est pas en soi l’objet à concevoir ; celui-ci existe dans l’assemblage encore latent des informations données ».

W. Iser, The Act of Reading, p. 137, cité in K. Unruh des Roches, « Sight and insight : Stage pictures in Hedda Gabler », Journal of Dramatic Theory and criticism, n°1, 1990, p. 52.

356.

« La scène est toujours simultanément la représentation symbolique d’un monde fictif et une présence physique dans le monde réel.(...) Bien qu’il soit d’usage de distinguer le texte en tant qu’ouvrage écrit et le texte en tant qu’ouvrage théâtral, cette distinction présuppose une exclusivité qui n’est pas entièrement garantie ; de toute évidence, une création basée sur une ‘pièce’ écrite peut difficilement exister sans référence au texte, de même qu’une pièce de théâtre peut difficilement exister sans référence à sa création ». K. Unruh des Roches, p. 50.

357.

J.C. Moineau, « Le récit de l’art », extr. de C. Amey, dir., Le Récit et les arts, Paris, 1998, p.34.

358.

«  Vous jouissez de la représentation réelle de ces objets, comme si vous les voyez véritablement, et en même temps le sens que renferment les images pour l’esprit vous échauffe et vous transporte. Ces figures, ces objets, qui semblent la chose même à une certaine partie de votre être intelligent, semblent comme un pont solide sur lequel l’imagination s’appuie pour pénétrer jusqu’à la sensation mystérieuse et profonde dont les formes sont en quelque sorte l’hiéroglyphe, mais un hiéroglyphe bien autrement parlant qu’une froide représentation, qui ne tient que la place d’un caractère d’imprimerie ; art sublime dans ce sens , si on le compare à celui où la pensée n’arrive à l’esprit qu’à l’aide des lettres mises dans un ordre convenu : art beaucoup plus compliqué, si l’on veut, puisque le caractère n’est rien et que la pensée semble être tout, mais cent fois plus expressif, si l’on considère qu’indépendamment de l’idée, le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l’esprit du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance ». ( Delacroix, Journal, II, 20.10.1853, cité in P. Berthier, p. 906)

359.

Delacroix, OEuvres littéraires, cité in P. Berthier, pp. 906-907.

360.

E. Souriau, op. cit.

361.

G. Banu, Le Théâtre ou l’instant habité, Paris, 1993, p.48.

362.

Op. cit.

363.

E. Souriau, pp.23-24.

364.

E. Panofsky, « Style et matière du septième art », in Trois essais sur le style, Paris, 1996, p. 113.

365.

Op. cit.