La dizaine de peintures que Munch a réalisées sur le drame des Revenants portent sur des scènes qui restent difficiles à situer avec précision, et cherchent moins à reconstituer l’articulation dramatique qu’à en souligner les moments-clefs. La sélection opérée par l’artiste dans les scènes à représenter reste assez logique, et respecte relativement l’équilibre de la structure dramatique, mais leur traitement témoigne de certaines libertés prises avec les contraintes théâtrales.
L’artiste n’a pas cherché à visualiser les toutes premières scènes, c’est-à-dire la première apparition des personnages de Régine, Engstrand et Manders dans la maison du défunt chambellan Alving. Ni le face-à-face tendu entre la jeune bonne et son beau-père, qui révèle d’emblée l’ambition de la première et la roublardise sans scrupules du second, ni l’arrivée du pasteur, face auquel Régine se montre sous un jour diamétralement opposé, ne sont représentés. En revanche, l’artiste s’est attardé sur la scène suivante, à laquelle il consacre deux toiles (ainsi que deux versions graphiques quinze ans plus tard). Scène principale de l’acte I (fig. 11, fig. 19), elle consacre le drame par l’apparition d’Osvald et sa confrontation avec le pasteur Manders, sous le regard nerveux bien qu’apparemment neutre de madame Alving. Après l’émotion des retrouvailles avec le fils prodigue, l’austère pasteur découvre avec horreur qu’Osvald et avec lui sa mère, pervertis par les nouvelles idées du continent, mettent en doute l’ordre moral établi. La montée de la tension dramatique se poursuit dans la scène suivante, lorsque Hélène Alving seule avec le pasteur lui confie un lourd secret : son union a été une hypocrisie, qu’elle n’a supportée que sur les instances du pasteur lui-même ; les débauches de son mari l’ont forcée à maintenir son fils à distance, et à taire le lien fraternel qui existe entre lui et Régine, enfant naturel de la bonne et du chambellan Alving. Tout en entretenant la réputation de son défunt époux, Madame Alving compte bien en investissant sa fortune dans la construction d’un orphelinat, se libérer d’un mariage qu’elle porte comme une faute et retrouver son fils. Cette scène, qui se conclut sur la découverte horrifiée du jeu de séduction entretenu par les deux jeunes gens, a été curieusement délaissée par l’artiste (malgré un courrier du Deutsches Theater qui lui demande une esquisse sur ce moment précis366) qui n’a donc illustré qu’un seul épisode de tout l’acte I.
De l’acte II sont extraites deux scènes, dont la première figurant la réunion embarrassée d’Osvald, sa mère et Régine (fig. 12). La même configuration de personnages apparaît à la fin du drame (fig. 17), mais le traitement de la lumière et des couleurs est ici beaucoup plus proche des esquisses du premier acte ; de même, ni l’état physique d’Osvald ni l’atmosphère ne correspondent au tragique acte III. La scène est donc vraisemblablement celle qu’un petit croquis de 1920 reprendra de façon plus anecdotique,367 celle de l’acte II : après avoir avoué sa maladie, Osvald affiche innocemment son attirance pour Régine, plongeant sa mère dans une tempête émotionnelle où se mêlent jalousie maternelle, angoisse et sentiment de culpabilité. Au moment où elle va révéler leur véritable lien aux jeunes gens, le pasteur Manders entre précipitamment, annonçant que l’orphelinat est en flammes. Cette apparition, aussi courte que dramatique, pourrait éventuellement correspondre à la situation d’une autre esquisse (fig. 13). Intitulée dans le catalogue non sans ironie Scène de famille, celle-ci représente les cinq personnages du drame regroupés autour de la table. L’atmosphère et les jeux d’ombre et de lumière correspondent en effet aux indications de Reinhardt, qui préconise pour l’acte II un lent crépuscule, des ombres grossissantes et lourdes, et surtout, vers la fin, une lampe à pied qui illumine la table, et laisse les recoins de la pièce « sombres comme des fantômes » (annexe 10). Ces indications, nées de l’imagination du metteur en scène – rien de tel n’est décrit par le texte – sont reproduites fidèlement par l’artiste, mais la scène elle-même ne correspond à aucun moment de la pièce, car nulle part les cinq personnages n’apparaissent ensemble. Cette scène doit donc se lire comme une figuration hors texte, une visualisation conceptuelle de la situation sans source dramatique exacte.
L’aquarelle de Bergen, montrant Osvald assis seul, est-elle de la même veine ? A aucun moment non plus, le personnage n’est seul en scène, mais l’aquarelle ne montre pas la scène entière, et on peut avec raison voir ici un détail d’une des scènes entre Osvald et sa mère. Mais s’agit-il de l’acte II, lorsqu’il lui avoue sa maladie, ou de l’acte III, à la fin de la tragédie lorsque le stade ultime se déclare ? La configuration scénique laisserait pencher pour l’acte II, car Osvald est assis sur le sofa, le fauteuil noir dans lequel il va vivre son agonie à la fin de la pièce (fig.15, fig. 21) étant encore tourné vers la table. La situation correspond d’ailleurs aux didascalies, selon lesquelles Osvald s’assoit sur le sofa pour confier à sa mère son lourd secret.368 Pourtant, le traitement du paysage, qui apparaît beaucoup plus nettement que dans les autres esquisses du début du drame, annonce la chute grandiose, lorsque l’agonie du jeune homme se déroule devant une aube où pointe déjà un soleil radieux – ce qui fait situer la scène pour certains à la fin du drame369. Quoi qu’il en soit, c’est moins une situation précise dans la pièce que le thème général que l’esquisse cherche à représenter : le personnage d’Osvald frappé par la maladie, qu’elle soit encore latente ou déjà déclarée.
Cette préséance de l’interprétation expressive sur la logique événementielle s’affirme également dans la gouache (fig.16) représentant le début de l’acte III. Entre les deux actes, l’incendie a ravagé l’orphelinat, et les protagonistes qui ont assisté à la scène reviennent, atterrés. L’incendie consacre l’anéantissement des efforts de Madame Alving pour effacer le passé, mais révèle également le cynisme d’Engstrand et l’immaturité du pasteur : le charpentier, après avoir effrayé Manders en insinuant que sa responsabilité est en cause dans l’incendie, en fait son débiteur en prenant la faute sur lui, puis demande son cautionnement dans l’entreprise plus que douteuse mais fortement rémunératrice d’une auberge à matelots pour laquelle il espère bien embaucher Régine. Autant par naïveté que peur du scandale, Manders se laisse aisément manipuler, sous le regard lucide mais silencieux de Régine et madame Alving.
L’esquisse montre effectivement quatre personnages regroupés autour de la table, dans la pièce rougie par l’éclat de l’incendie à l’extérieur. Cependant, le traitement des personnages témoigne encore une fois des libertés que le peintre a prises avec le texte. L’extrême stylisation des physionomies rend particulièrement difficile toute identification ; l’homme d’un certain âge, barbu, à droite, pourrait être le pasteur, mais est plus vraisemblablement Engstrand – la physionomie correspond aux photographies du personnage incarné par Reinhardt. Si les deux silhouettes côte à côte, peut-être même joue à joue, montrent une intimité surprenante, celle-ci peut néanmoins s’expliquer par le moment presque comique où Hélène Alving, attendrie par la naïveté du pasteur dont elle a autrefois été amoureuse, a pour lui un mouvement d’affection qui le terrorise. En revanche, la silhouette de gauche, de toute évidence Osvald, n’a pas de justification dramatique, puisque le jeune homme rentre beaucoup plus tard, après le départ des deux hommes ; Régine, à l’inverse, n’est pas figurée. Encore une fois, le peintre privilégie l’essence dramatique à son articulation concrète, caractéristique relevant plus de l’illustration que de la scénographie qui se doit de rester soumise à une contrainte aussi incontournable que la présence des acteurs sur une scène.
La synthétisation radicale auquel le peintre soumet ses personnages est source pour le spectateur de bien des difficultés d’identification non seulement en ce qui concerne la situation chronologique, mais également pour les personnages eux-mêmes. Ainsi, la silhouette féminine, vêtue de rouge et bleue, qui apparaît dans l’esquisse de l’acte II (fig. 13) est-elle celle de Régine ou de madame Alving ? Dans la scène précédente (fig. 12) elle semblait indubitablement appartenir à la jeune bonne : sa tenue vestimentaire traduit la mine d’une employée, tandis que sa posture droite et campée avec assurance contraste avec la figure plus âgée, courbée et austère de madame Alving.
Tandis que toutes les autres silhouettes sont esquissées sur le même type, longilignes, d’une teinte uniforme - bleue ou marron - les épaules voûtées, la tête penchée, comme ployant sous le poids du destin, la seule à échapper à cette figuration austère est le personnage de Régine, qui incarne au contraire la sensualité et la joie de vivre – cette joie de vivre dont Hélène Alving comprend trop tard l’importance, et qui fascine autant Osvald : « ‘lorsque j’ai vu cette superbe fille, pleine de santé devant moi – avant, je n’avais guère fait attention à elle – mais là, lorsque je l’ai vue prête à m’accueillir les bras ouverts (...) – j’ai compris qu’elle était mon salut ; car elle pleine de joie de vivre ’».
Pourtant, si la caractérisation isolée du personnage et son traitement coloriste se justifient dans la première esquisse de l’acte II (fig. 12), ils paraissent curieux dans la Scène de famille (fig. 13) où le rôle de Régine reste très secondaire, d’autant que l’autre silhouette féminine, jeune, aux cheveux défaits, correspond assez mal à madame Alving. En outre, la version graphique de 1920 (fig. 20) reprend la même composition en lui ajoutant une caractérisation physionomique des personnages dans laquelle les traits de celui-ci sont ceux d’une femme d’âge mûr. Le personnage de Régine n’est pas non plus systématiquement traité en couleur, comme le montre la scène de l’incendie (fig. 17). Sans pouvoir conclure à une confusion – voire une fusion – des personnages, comme Munch pourra en opérer dans certaines illustrations ultérieures370, on ne peut ici les identifier catégoriquement, preuve du souci très relatif par l’artiste des péripéries dramatiques. La même relative méconnaissance du caractère de représentation de l’oeuvre apparaît dans le traitement pictural de la scène.
Lettre d’E. Frisch à E. Munch, 06.10.1906 (annexe 7)
Les Revenants : Osvald, Régine et Hélène Alving, 1920, crayon gras, 195x268, T 208-13
« Madame Alving (...) va s’asseoir sur le canapé près de la fenêtre.
(...) Madame Alving, lui faisant de la place : Viens, mon cher garçon.
Osvald, s’asseyant : J’ai quelque chose à te dire, maman.
(... ) Madame Alving, se levant lentement (...) »
Les citations extraites des Revenants sont celles de la traduction de l’édition Ibsen - Les douze dernières pièces, Paris, 1991 (coll. Le Spectateur français) .
P. Krieger, p. 20 ; G. Svenæus, 1973, p. 249.
Voir Troisième partie, I.