Composition et placement des personnages

Le cadrage offre au peintre une large gamme de moyens d’expression, non seulement dans l’image choisie, mais également dans le placement de ses figures à l’intérieur de ce cadre, qui pourra être modifié en largeur et hauteur à volonté. M. Schapiro insiste sur l’importance du cadre lui-même et de son contenu en tant que possibilités expressives, et note son emploi particulier chez Munch :

‘«  Il est clair que le champ pictural a des propriétés locales affectant notre sentiment des signes. Ces propriétés apparaissent dans les différences de qualité expressive entre large et étroit, haut et bas, gauche et droite, central et périphérique, les coins et le reste de l’espace. Lorsque le champ est sans limites, comme dans les peintures de grotte et les images sans cadre tracées sur des rochers ou sur de vastes murs, nous situons l’image au centre de notre champ visuel ; dans le champ délimité, le centre est prédéterminé par les limites ou le cadre, et la figure isolée est caractérisée en partie par son emplacement dans le champ. Etablie sur le milieu, elle a une autre qualité à nos yeux que lorsqu’elle est placée sur le côté, même si elle est alors équilibrée par un petit détail qui donne du poids au vide le plus important. Une tension visuelle subsiste, et la figure apparaît étrange, déplacée, voire spirituellement tendue ; cependant cet effet peut être une expression délibérément recherchée, comme dans un portrait de Munch où le sujet introverti se tient légèrement sur le côté d’un espace vide. L’effet est d’autant plus fort que l’attitude contrainte du sujet et d’autres éléments de l’image travaillent à conforter une expression de cafard et de repli. On a remarqué chez des enfants présentant des troubles affectifs la tendance à préférer dans leurs dessins une position décentrée ».376

En effet, la composition spatiale est soigneusement étudiée chez Munch qui utilise les rapports entre centre et périphérie pour exprimer le degré d’appartenance ou d’exclusion de ses figures au contexte environnant, comme la mesure de leur implication à la situation. Un personnage placé de façon assez excentrée par rapport à la scène, en devient simple spectateur et son isolement s’en trouve accru : telle madame Alving dans la première scène, qui reste témoin silencieux – mais non sans opinion – de l’affrontement entre les idées conservatrices du pasteur et celles révolutionnaires de son fils. Au fur et à mesure de ses dessins sur la scène, Munch modifie le placement du personnage pour l’éloigner des deux autres protagonistes et accentuer son isolement : dans la version de Bâle (fig. 11), c’est Osvald qui semble isolé, seul au centre de l’image, tandis que le pasteur et Hélène sont assez proches l’un de l’autre. Une autre esquisse377, un dessin de 1920 (fig.19) et une lithographie378 montrent en revanche un accroissement constant de la profondeur du champ et un déplacement progressif de madame Alving vers le premier plan, si bien qu’elle semble dans le dessin (fig.19) totalement étrangère à la conversation. Sa vue de profil accentue encore son intériorisation. Dans ses tableaux, Munch place fréquemment un personnage à l’avant-plan ; décentré, de profil, il semble extérieur à ce qui se déroule, mais est en réalité le véritable acteur, la scène n’étant que la projection de sa vision intérieure (fig.38). De même, ici, le personnage d’Hélène Alving devient celui sur lequel Munch cristallise notre émotion : isolée des autres personnages, elle devient l’actrice principale du drame qui se joue. Pour autant, la mère et le fils conservent un lien indissociable bien qu’élastique : la diagonale instaurée dans la première version (fig. 11) entre l’horloge au fond, la figure d’Osvald au centre et celle de sa mère à l’extrême droite, résiste à tous les changements de profondeur de champ qu’opère l’artiste dans les versions suivantes ; le pasteur en est exclu, si bien qu’il disparaît complètement dans un croquis de 1919-20379, qui reprend la scène dans un cadre esquissé rapidement, où ne figurent du décor plus que les masses en contrepoint de la table et du fauteuil, les figures isolées de la mère et du fils restant de part et d’autre de la pièce.

L’esquisse d’Osvald, Régine et Mme Alving contemplant l’incendie (fig. 17) conjugue l’utilisation du plan rapproché avec un placement des personnages tout aussi anti-théâtral. Hélène et Osvald sont de profil perdu, Régine tout au fond complètement de dos ; les trois protagonistes, absorbés dans la contemplation de l’incendie, sont tournés vers le fond de la scène. Le rendu de dos ou trois-quarts dos « des figures importantes, principalement celles placées au premier plan, de façon qu’elles regardent dans la même direction que le spectateur et servent ainsi à flécher sa progression imaginaire à l’intérieur de la composition »380 est là encore un procédé aussi ancré dans la tradition picturale – inventé par Giotto, il est définitivement adopté à partir des primitifs flamands qu’ il est étranger au domaine théâtral. L’artiste a ici suivi la logique naturelle narrative au détriment des contraintes scéniques les plus élémentaires : au regard de la fiction, il est évident que les protagonistes doivent se tourner vers l’incendie pour le contempler ; sur le plateau, il est impensable que les acteurs tournent le dos au public pendant une scène entière. L’artiste ici ne conçoit pas l’oeuvre en tant que chose à voir mais chose à imaginer. Il est vrai que la position de dos n’est plus depuis quelques années une interdiction absolue – Zola, Antoine et avant eux la troupe des Meininger381 ont ébranlé cet interdit. Mais la recommandation de Zola aux acteurs de ne pas « jouer pour la salle » et d’oser « lancer certaines répliques en tournant le dos à la salle »382 admet implicitement leur caractère nécessairement fugitif . Un placement des acteurs tel que Munch le propose, est possible pour un effet visuel limité dans le temps, mais ne peut se prolonger pour une scène entière.

Les esquisses de Munch reflètent dès lors bien le problème du peintre-scénographe, dont l’oeuvre cristallise des moments d’impression visuelle qui peuvent éventuellement être restitués sur scène, mais dont la durée ne peut être que courte au sein d’une représentation toujours en mouvement, et dont l’impact est dès lors amoindri – à moins d’un parti pris « de plasticien » radical, qui n’est pas celui de Reinhardt. La remarque de Y. Kokkos, selon laquelle « chez les peintres qui abordent le théâtre, il y a un phénomène qui, parfois, gêne la représentation : les peintres sont des artistes qui proposent l’image la plus forte qui leur vient à l’esprit, sans tenir compte toujours des articulations du spectacle »383 s’applique de façon exemplaire à Munch. Celui-ci construit une partie importante de son interprétation visuelle sur des procédés de cadrage, de sélection de l’image et de placement des figures, dont il joue avec subtilité, mais qui ne peuvent être restitués tels quels dans la mise en scène. L’artiste fait fi de deux éléments essentiels du théâtre : d’une part l’unité de l’espace, qui rend impossible toute variation dans les plans ; d’autre part, au contraire, la multiplicité des points de vue possibles. Alors que la peinture présuppose une vision unique, le spectateur étant témoin de celle choisie par le peintre, au théâtre le nombre important de sièges - plus de trois cents aux Kammerspiele- sont autant de points de vue, différant tant en latéralité qu’en hauteur. Si les propositions des esquisses étaient appliquées fidèlement, leur effet même ne serait reproduit que pour un nombre infime de spectateurs, tandis que la vision de la grande majorité resterait imprévue.

Notes
376.

M. Schapiro, Style, artiste et société, Paris, 1982, pp.15-16.

377.

Scène des Revenants, 1906, huile sur toile, 60x102, M 984.

378.

Scène des Revenants, 1920, lithographie, 211x374, G/l 459.

379.

Scène des Revenants, 1919-20, crayon gras, 195x268, T 208-10.

380.

E. Panofsky, 1992, p. 301.

381.

L’emploi du jeu de dos est généralement attribué à Antoine, mais celui-ci dans une lettre déclare avoir découvert ce procédé dans le Guillaume Tell des Meininger (lettre d’A. Antoine à F. Sarcey, 06.07.1888, publiée in J.P. Sarrazac & P. Marcerou, Antoine, l’invention de la mise en scène, Paris, 1999, p.58).

La troupe des Meininger, constituée en 1870 par le duc de Saxe-Meiningen, fut un des acteurs pionniers dans la rénovation de l’art scénique, et exerça une profonde influence sur le théâtre allemand. Ibsen eut avec elle des relations fréquentes, qui ne fut pas sans l’influencer dans son évolution vers le théâtre naturaliste.

382.

E. Zola, p. 358.

383.

Y. Kokkos, « Le retour du théâtre à l’italienne et de l’image », Alternatives théâtrales, n°12, 1982, p. 6.