Les difficultés auxquelles s’est confronté le peintre dans son travail plus proprement technique au sein du théâtre sont un indice de plus de son relatif désintérêt pour la création scénique. Si les esquisses d’ambiance ont été unanimement saluées, tant par la troupe que par le public, on peut se demander dans quelle mesure elles sont révélatrices de la production finale. La correspondance entre Munch et le théâtre d’une part, entre Munch et son entourage d’autre part, laisse à penser que l’artiste a exécuté sa tâche de décorateur avec autant d’appréhension que peu d’enthousiasme. Il ressort des courriers échangés avec son cousin Ravensberg (annexe 8) et ses amis Nørregård, que ceux-ci l’ont secondé activement dans cette partie pratique, pour laquelle Munch s’est montré peu à l’aise. Ravensberg en particulier a exécuté la majeure partie des tâches concrètes de recherche de documentation, choix et acquisition du mobilier. Il n’est en outre pas certain que le théâtre ait suivi l’option de cette équipe de décorateurs, puisqu’une lettre à Munch en octobre fait état avec diplomatie de la réception trop tardive de l’une de ses propositions pour que celle-ci soit exploitée : « ‘Wir haben Ihre Anregungen bezüglich der Dekoration leider nicht mehr verwenden können, weil die Dekoration bereits bestellt und das Arrangement der Scenen schon so weit feststeht, daß nicht mehr daran gerüttelt werden kann. Es wird jedoch auch so, wie es jetzt ist, sehr gut sein ’».404
Les courriers du théâtre font montre d’exhortations de plus en plus pressantes à mesure que la date de la première approche. Le retard semble être un trait relativement fréquent chez Munch lorsqu’il exécute des oeuvres de commande, le programme de Peer Gynt en étant un exemple parmi d’autres405. Visiblement, l’artiste n’a pas l’habitude d’être soumis à des échéances comme celles qui ponctuent la programmation théâtrale. Le même retard est pris dans la conception du décor d’Hedda Gabler, pour lequel le peintre doit être rappelé à l’ordre en janvier par Bahr: « ‘Ich bin gestern angekommen und war sehr verwundert zu hören, dass man hier woll eine allgemeine Skizze der Umritze des Hedda Zimmers hat, aber noch keinerlei Farbenangaben im Detail. Da nun das Zimmer bereits in Arbeit gegeben ist, wäre es sehr wünschenwert, alle Details bald zu bekommen’ ».406 Il semble que le travail de décoration, voire de logistique, ait pour cette création constitué l’essentiel de la tâche du peintre. En tout état de cause il a été antérieur à la conception artistique, puisque les courriers entre Munch et son cousin portant sur la recherche du décor théâtre commencent dès avant la fin des Revenants, en novembre 1906 (annexe 8d), tandis que le théâtre n’accuse réception des esquisses d’ambiance que le 2 février 1907 (annexe 7). Il en dénombre sept, alors que la production pour les Revenants était d’une douzaine d’esquisses. Autant la conception picturale a inspiré l’artiste, autant la collaboration technique lui a pesé, et il avoue dans une lettre : « ‘C’est très difficile d’avoir à s’occuper d’un théâtre - je ne le referai pas de si tôt’ »407 .
En ce qui concerne Hedda Gabler, la collaboration de Ravensberg devient essentielle. Munch le prie, avant même la fin des travaux pour les Revenants, de « ‘faire quelques propositions pour le mobilier d’Hedda Gabler et [d’]en donner quelques traits caractéristiques’ », lui donnant pour seule instruction le concept flou d’une « maison norvégienne moderne, avec éventuellement une structure de bois moderne – On peut y mêler de beaux meubles modernes et une partie en imitation de style norvégien » (annexe 8d). Puis dans une lettre ultérieure, vraisemblablement de début novembre 1906, il lui annonce : « ‘Plus tard, je te demanderai de me trouver la photographie d’une pièce pouvant convenir à Hedda Gabler - mais ça ne presse pas ’» (annexe 8e). Ravensberg aura été plus qu’un assistant, et sa part dans la conception du décor est au moins égale à celle de son illustre cousin ; il lui envoie des cartes postales et des revues à plusieurs reprises. En septembre, il lui expédie une brochure dont le peintre va pouvoir s’inspirer : ‘« J’ai regardé des tas de cartes postales et de journaux illustrés, mais je viens juste de trouver quelque chose d’exploitable. Je t’envoie donc aujourd’hui la Brochure commémorative des noces d’argent de Thorvald et Mally Lammer. Tu trouveras à l’intérieur une photographie, que j’ai signalée, de leur intérieur. Cette photographie devrait te convenir parfaitement, le style est purement norvégien. Tu recevras d’ailleurs d’autres choses de ma part. Ecris vite pour me dire si tu as pu utiliser ce que je t’ai envoyé. As-tu trouvé quelque chose chez [l’étude de] Fett ? ’»408
Les propositions de décor (fig. 22, 105) montrent de nombreuses analogies avec l’intérieur photographié (annexe 11). L’organisation spatiale et la nature du mobilier sont réexploitées, mais la décoration abondante est délaissée, et les éléments du décor ainsi épuré se chargent de valeur symbolique409.
La question de savoir si la réalisation concrète était à l’image des esquisses d’ambiance se pose d’autant plus qu’un témoignage de Schiefler laisse deviner quelques écarts dans le décor et les costumes par rapport aux propositions picturales : Schiefler, qui se rend au théâtre peu avant la première, note que le décor « ‘fait d’orange et de bleu, produit dans la pièce sombre un effet très fort’ », couleurs qui ne sont pas exactement celles dominant les esquisses. De même le costume d’Hedda n’avait pas, semble-t-il, été encore décidé : « ‘En haut, ils sont en train de chercher le tissu pour le costume d’Eysoldt, qui doit jouer Hedda. Luise dit à Munch qu’à son avis, elle devrait porter un corsage violet. Il monte sur scène et envoie chercher du tissu violet ’»410.
Que leur auteur lui-même ne se soit pas attaché outre mesure à appliquer les propositions contenues dans les esquisses d’ambiance, confirme que leur fonction n’était pas d’être un outil au service de la réalisation décorative, mais bien une projection picturale, oeuvre d’un artiste inspiré par un texte : une création indépendante, non subordonnée à des contraintes scéniques que l’artiste se chargeait de prendre en compte ultérieurement, par d’autres moyens. La dichotomie entre sa tâche de décorateur-scénographe, fonction de technicien que l’artiste abordait en novice, et sa production d’esquisses, affirmation de sa vocation première de peintre, se montre ici flagrante.
Ce relatif désinvestissement de la fonction scénique de l’oeuvre s’affirme avec la création de la Frise Reinhardt. Curieusement, les sujets des peintures réalisées pour le foyer des Kammerspiele se révèlent absolument indépendants de la nature du lieu, et ne comportent aucune référence au monde théâtral, puisque le cycle est composé de scènes de nuits d’été sur un rivage, dans lequel il reprend dans une optique plus narrative certains motifs de La Frise de la Vie.411 Démarche à l’opposé de celle de Chagall qui, lorsqu’il décore le foyer du Théâtre Juif de Moscou en 1920 à la demande de l’élève de Reinhardt Alexis Cramowski, s’attache à représenter sur chaque toile les différentes composantes de l’art de la scène412.
De façon générale, chez la plupart des peintres ayant collaboré avec un théâtre, cette activité a logiquement abouti à la naissance, dans leur production graphique ou picturale, d’oeuvres portant sur le monde de la scène. Que l’artiste ait été sollicité à cause de ses fréquentations théâtrales, ou qu’inversement le travail de commande l’y introduise, il devient nécessairement à la fois acteur et témoin du monde du spectacle. L’époque dans laquelle se situe Munch est la plus fertile en de telles interactions, le meilleur exemple restant celui des Nabis, qui à côté des programmes et des décors pour divers théâtres, restituent l’atmosphère de la création et la personnalité des acteurs : Vallotton – qui est également auteur dramatique - portraiture Yvette Guilbert et Jean MounetSully dans ses Portraits Choisis 413 et peint des scènes telles que La Loge de théâtre, le monsieur et la dame et Au Français, troisième galerie 414. Vuillard exécute divers portraits d’acteurs ou metteurs en scène et restitue un Concours de déclamation au Conservatoire 415. Bonnard, dans son carnet de La Vie du peintre, croque des scènes de travail ; sa lithographie Au Théâtre fait partie de la série Quelques aspects de la vie de Paris. 416 Les Nabis sont venus au monde du théâtre par leur amitié d’adolescence avec LugnéPoe, et d’abord en tant qu’illustrateurs. Toulouse-Lautrec, pour sa part, reste l’exemple même du « peintre du théâtre », car il portraiture autant le milieu théâtral qu’il y participe. Artiste fasciné avant tout par le monde du spectacle, son atmosphère et ses personnages, il sait mieux que quiconque saisir les acteurs en situation de jeu ou investir les loges des spectateurs, véritable « photographe de l’instantané théâtral »417. Seul Degas avant lui a été autant un peintre de la scène, mais lui en est resté résolument spectateur, sans chercher à s’essayer de l’autre côté de la rampe .
Munch, quant à lui, fréquente les milieux théâtraux à Paris, à Berlin, collabore au Théâtre de l’OEuvre sur deux saisons, puis sur deux saisons encore au Deutsches Theater, dans lequel il reste presque en résidence pendant plusieurs mois lorsqu’il exécute sa frise pour le foyer. Or, curieusement, il n’en ressort aucune trace dans sa production picturale, ni même graphique. Ni scène de répétition, ni scène de représentation, ni portraits d’acteurs, alors qu’il multiplie les portraits d’hommes de lettres. La façon dont Stenersen mentionne ce fait laisserait même à penser que Munch par principe refuse de portraiturer des acteurs : « ‘Munch a peint de nombreux portraits d’artistes et de scientifiques contemporains. Il voulait surtout peindre des poètes et des musiciens, tandis qu’il a très rarement portraituré des plasticiens et certainement jamais un comédien. Il refusa Gösta Ekman ’».418 Lui qui fréquente autant les auteurs, ne semble pas avoir d’ami acteur - la seule exception étant la jeune Ingse Vibe, qu’il a connue avant même qu’elle n’entame une carrière d’ailleurs de courte durée. Il semble que le monde du théâtre avec sa vie de scène, son caractère ritualisé, son ambiance feutrée, ne l’ait en rien intéressé. A l’époque de ses fréquentations littéraires, l’artiste a été malgré tout un spectateur assez assidu – il mentionne dans ses notes ou lettres des pièces qu’il vient de voir -, mais après 1909 il abandonne ce plaisir comme les autres : « ‘Munch allait rarement au théâtre et au concert. Quand il allait au théâtre, il n’y avait qu’une place qu’il voulait. C’était le dernier fauteuil de la première rangée, le plus près de l’allée. En général, il arrivait en retard et partait avant la fin. ‘Je ne peux pas rester immobile pendant des heures’’»419. Comment expliquer ce désintérêt du théâtre avec ses passions littéraires, et surtout avec cette relation particulière qu’il entretient avec l’oeuvre dramatique d’Ibsen ?
La relation de Munch avec la littérature reste celle d’un solitaire. De la même façon qu’il se nourrit de lectures autant que de conversations avec les auteurs, il s’intéresse moins au phénomène du spectacle qu’à l’univers poétique. C’est le monde littéraire, de l’imaginé, qui le séduit, et il se rend au théâtre non pas pour l’ambiance du lieu, mais bien pour l’oeuvre . Une oeuvre qu’il conçoit dès lors, dans ses propres travaux, moins en termes de représentation qu’en termes de fiction sollicitant essentiellement l’imaginaire. Ses esquisses d’ambiance, initialement conçues comme ouvrages scénographiques, voient leur fonction théâtrale subordonnée à la recherche picturale et la restitution de l’atmosphère de la pièce. L’artiste traite le texte ibsénien en premier lieu pour le récit, comme il le ferait d’un roman, même si les possibilités formelles offertes par la scénographie sont exploitées. On retrouve là l’héritage de la période symboliste de Munch, et de l’importance qu’accorde l’artiste à la dimension discursive de l’art. Lorsqu’en 1910, au moment où il travaille sur les illustrations de John-Gabriel Borkman, Munch théorise à bâtons rompus sur l’art avec son cousin Ravensberg, il explique son admiration pour Gauguin par le contenu narratif de ses tableaux : « ‘Gauguin est bien un artiste plus grand [que Van Gogh] un esprit plus vaste et plus riche spirituellement. (...) Gauguin paraît souvent germanique mais vouloir raconter n’est au fond pas une erreur, on arrive ainsi à beaucoup d’effets artistiques qu’on négligerait autrement, le récit crée la vie ; somme toute le récit est le but de tout art’ ».420 Pour Munch, la qualité première du texte d’Ibsen est celle du récit. L’histoire racontée s’impose à son imagination qui constitue l’outil premier de l’artiste, le stade initial du processus créateur421.
« Nous n’avons pas pu exploiter vos propositions concernant le décor, car il est déjà commandé et l’arrangement scénique est déjà tellement avancé, qu’on ne peut plus rien modifier. Il sera d’ailleurs, tel quel, très bien ». Lettre d’E. Frisch à E. Munch, 06.10.1906 (annexe 7)
« Cher ami,
Vite ! Vite ! La distribution au lithographe. Vous me créez mille ennuis. » Carte d’A. Lugné-Poe à E. Munch, 07.11.1896, citée in cat. 1991-92, Paris-Oslo, p. 189.
« Je suis arrivé hier, et ai appris à ma grande surprise, qu’on a bien une esquisse générale donnant les grandes lignes de la chambre d’Hedda, mais encore aucune proposition en couleurs détaillée. Comme la chambre vient d’être donnée à réaliser, il serait très souhaitable d’avoir tous ces détails rapidement ». Lettre d’H. Bahr à E. Munch, citée in Midbøe, p. 59.
Lettre d’E. Munch à L. Ravensberg, non datée, vraisemblablement fin janvier 1907 (annexe 8h).
Lettre de L. Ravensberg à Munch, 11.09.1907, citée in H. Midbøe, p. 42.
Voir Deuxième partie, III, 1.
Journal de G. Schiefler, 15-16 février 1907 (texte original en annexe 12).
La Frise Reinhardt a été démantelée ; toutes les toiles se trouvent maintenant à la Nationalgalerie de Berlin : Nuit d’été, 1906-07, tempera sur toile, 91 x 252 ;
Désir, 1906-07, tempera sur toile, 91x250 ;
Couple sur le rivage, 1906-07, tempera sur toile, 90x155 ;
Jeunes filles cueillant des pommes, 1906-07, tempera sur toile, 89.5x70 ;
Aasgaardstrand, 1906-07, tempera sur toile, 90x15705 ;
Deux jeunes filles, 1906-07, tempera sur toile, 90x70 ;
Jeune fille devant la mer, 1906-07, tempera sur toile, 90x148.
M. Chagall, L’Introduction au Théâtre juif, Le Théâtre, La Littérature, La Danse, La Musique, 1920, Moscou, Galerie Tretiakov.
Portrait choisi : Yvette Guilbert, 1894, gravure sur bois, Lausanne, Galerie Paul Vallotton.
Portrait choisi : Jean Mounet-Sully, 1894, gravure sur bois, Lausanne, Galerie Paul Vallotton.
La Loge de théâtre, le monsieur et la dame, 1909, huile sur toile, coll. part.(Suisse)
Au Français, troisième galerie, 1909, huile sur toile, Rouen, Musée des Beaux-arts.
E. Vuillard, Portrait de Lugné-Poe, 1891, huile sur papier collé sur panneau, Memorial Art Gallery of the University of Rochester ; parmi les plusieurs portraits de Coquelin Cadet, celui de 1890, fusain, encre et aquarelle, coll. Martin Gecht.
Concours de déclamation au Conservatoire,1890, pinceau, encre et aquarelle, Londres, Victoria and Albert Museum.
P. Bonnard, « Sérusier, Bonnard et Lugné-Poe », La Vie du Peintre, coll. part.; « Le théâtre des Pantins », La Vie du Peintre, coll. part. Reproduites in C. Frèches-Thory & A. Terrasse, Les Nabis, Paris, 1990, pp. 266 et 274.
Quelques aspects de la vie de Paris : Au théâtre,1899, lithographie, Paris, Bibliothèque Nationale.
C. Frèches-Thory, « Toulouse-Lautrec et le théâtre » in cat. 1991-92, Londres-Paris, ToulouseLautrec, p. 350.
R. Stenersen, p. 104.
R. Stenersen, p. 64.
Journal de Ravensberg, 01.01.1910. La traduction est celle du catalogue 1991-92, Paris-Oslo, p. 146.
L’artiste lui-même est d’une imagination féconde, et Stenersen note qu’« il aimait plaisanter et affabuler. Il était profondément honnête, et tenait toujours une promesse, mais il aimait à rire des gens en inventant des histoires. Il pouvait être acerbe, mais jamais gras ou licencieux. Il avait une capacité fabuleuse à former des phrases foudroyantes qui rayonnaient d’un esprit sec et mordant. La phrase tombait comme un couperet ». (R. Stenersen, p.114).