Le cahier T 183, s’il date selon notre hypothèse de 1909, contient les tout premiers dessins d’illustration de l’artiste. Dans cette série de croquis au crayon et au pastel, la pièce est restituée en quelques scènes clefs : la confrontation entre Ella et Gunnhild dans la première scène (fig. 44), Borkman seul dans son antre (fig. 45) ou recevant la visite de Foldal (fig. 46), le trio Borkman-Gunnhild-Ella (fig. 47), enfin ce qui pourrait être la visite de la petite Frida423.
L’artiste s’est ainsi attelé à la pièce avec un certain respect de la progression dramatique. En dessinant au même moment la mort de Borkman, comme en témoigne Ravensberg (fig. 31), il opère une séparation hermétique entre les scènes à huis clos qui se succèdent dans le cahier et les scènes du dernier acte, dans un décor extérieur, réalisées sur des feuilles autonomes. De façon générale, la représentation de la pièce par Munch s’appuie en grande partie sur le clivage visuel qu’a établi Ibsen entre les trois premiers actes et le dernier : l’atmosphère pestilentielle de la maison Rentheim, dont les habitants sont autant de prisonniers, disparaît devant l’immensité grandiose de la nature, où Borkman retrouve sa liberté – fût ce pour en mourir. La différence établie entre les scènes d’intérieur et d’extérieur ne réside pas seulement sur le support des oeuvres, elle porte sa marque sur leur conception même. Les scènes d’intérieur sont encore fortement imprégnées des esquisses scénographiques, car Munch réemploie les procédés qu’il a pu explorer dans Les Revenants pour insister sur le caractère carcéral de la maison. Les dessins de l’acte IV, dans un décor extérieur, de l’aveu même d’Ibsen peu aisé à reproduire matériellement424, ressortissent en revanche déjà de la lecture visuelle, et ont abandonné toute recherche de construction d’un espace scénique. La nette prédominance des scènes d’intérieur dans la série de 1909, choix aux antipodes de celui des illustrations ultérieures, qui dans les années vingt porteront exclusivement sur l’acte IV et son symbolique paysage hivernal, confirme également ce stade de transition dans lequel l’artiste, prenant comme point de départ son acquis de technicien de théâtre, glisse définitivement du domaine de la scène vers celui de la fiction par le processus d’incarnation des personnages.
Un dessin au crayon gras et pastel bleu (fig. 44), illustre les premiers moments de la pièce, lorsque les deux soeurs jumelles, ennemies depuis quinze ans, se retrouvent. Le traitement de la scène est exemplaire de l’évolution qui s’opère chez Munch. Ici, l’artiste s’affranchit des contraintes de dispositif scénique, en particulier du décor, qu’il retranscrit de façon embryonnaire. La pièce n’est qu’évoquée par quelques éléments repoussés dans l’espace, qui forment une sorte de toile de fond suffisant à représenter un décor au réalisme minimal. De fait, les personnages semblent en décalage avec ce décor : au contraire des Revenants et d’Hedda Gabler, où les protagonistes trouvaient naturellement leur place dans leur environnement, ici ils semblent surajoutés, transplantés dans un lieu étranger. L’espace qu’ils occupent est nu, dématérialisé, et rendu abstrait par les lignes géométriques du tapis à peine esquissé au pastel bleu. Eux-mêmes sont placés aux extrémités de la pièce, dans une diagonale qui allonge encore la distance entre eux.
Quant à l’épisode représenté, il est difficile de dire si l’artiste avait à l’esprit un moment précis de la scène : est-ce l’entrée d’Ella ? Celle-ci est assez dramatique pour mériter une représentation, lorsque « les deux soeurs restent un moment silencieuses et se jaugent du regard. Chacune attend apparemment que l’autre parle la première »425. Pourtant, l’artiste a au contraire insisté sur l’absence de tout échange, visuel ou autre, entre ces deux femmes murées chacune dans leur solitude, et dont l’antagonisme s’impose avec immédiateté. Le personnage à gauche est vraisemblablement Gunnhild, « d’apparence froide et distinguée, le maintien rigide et le regard figé » nous dit l’auteur. Opposée à elle, au premier plan à droite, Ella fait face au spectateur. Par un rapport de proportions déformé, elle apparaît bien plus large ; sa silhouette est tracée au crayon comme celle de sa comparse, mais son visage est repris et précisé à l’encre.
Sur la page suivante du cahier (fig. 45), représentant Borkman dans sa chambre, le choix d’un décor « en toile de fond » est conservé. La pièce quasiment nue qu’arpente Borkman souligne sa solitude, mais le héros apparaît vigoureux, son pas décidé et sa tête baissée traduisant l’obstination plus que l’accablement. Il est représenté mains derrière le dos, caractéristique soulignée dans les didascalies lors de l’introduction du personnage : « John-Gabriel Borkman se tient debout près du piano, les mains derrière le dos » lorsqu’il écoute jouer la petite Frida, puis « il arpente la galerie de long en large, les mains toujours derrière le dos ». Munch manipule les proportions de sorte que le personnage apparaît gigantesque dans une pièce qui peut à peine le contenir. La marge du papier est exploitée pour signifier le plafond, et Borkman baisse la tête comme pour s’adapter à la hauteur insuffisante de la pièce – procédé cher à Munch pour sa qualité expressive, et qui trouvera son aboutissement dans son oeuvre peint avec son Nu au fauteuil en osier 426. L’ombre projetée par l’homme sur le sol et le mur à droite est héritée des Revenants, mais l’effet est moins accusé ; l’angoisse laisse place à la mélancolie du dialogue entretenu par Borkman avec lui-même depuis huit ans.
Restitution d’un espace unique, volumétrique, au décor étudié, dans lequel les personnages sont montrés en pied, souvent de manière frontale : ces caractéristiques sont héritées des principes de scénographie. En revanche, le jeu de déformation des proportions, le déplacement des angles de vision et de cadrage, initiés dans Les Revenants, sont exploités à loisir par l’artiste dès lors que le statut d’illustration le lui permet. La subtilité des impressions ainsi créées devient impossible à transposer sur une scène, et la version graphique acquiert son autonomie et sa raison d’être tout en profitant des possibilités formelles offertes par la nature théâtrale de l’oeuvre. Le lieu en tant qu’espace scénique n’est plus un présupposé incontournable, mais un outil au service de l’expression figurative. Un des dessins de la même série (fig. 47) montre Borkman et les deux femmes au centre de la pièce – vraisemblablement le salon de Mme Borkman, à en juger par les dimensions et le décor. Il s’agirait donc du début de l’acte III , de la confrontation des parents en attendant Erhart, le fils de Borkman et Gunnhild, et l’enjeu de la lutte entre les deux soeurs.
L’un près de l’autre, dos à dos, les trois personnages forment un groupe compact, pyramidal. Leur position était initialement doublement centrale : d’une part dans la pièce, et de surcroît dans le second espace créé au sol par un large tapis. Mais l’artiste a surajouté un rectangle pour recadrer la scène. Dans ce nouvel espace, plus confiné, les personnages se retrouvent décalés à gauche, et ont comme pendants à droite la chaise vide et la porte fermée que regarde Borkman. Le déséquilibre spatial ainsi créé confère une dimension symbolique à cette porte fermée, et dramatise l’attente d’un élément extérieur dont l’absence investit la pièce : Erhart. La confrontation de Borkman, Ella et Gunnhild avec le jeune homme est un des moments les plus intenses de la pièce : après avoir été revendiqué, marchandé et chargé de toutes les attentes et espérances des uns et des autres, Erhart se montre en personne et parle de ses propres projets, annihilant ainsi les rêves fantasmatiques de chacun. « ‘This, and not Borkman’s death at the end of the fourth act, is the true climax of the play, in terms both of dramatic tension and of thematic content. In the bleak, desolate silence which follows Erhart’s going, each of the remaining characters begins to take in the implications of what has happened’ ». 427
La confrontation de ce dessin avec une version plus tardive de la même scène (fig. 48) montre l’ampleur de la distance prise par l’artiste avec la vision scénographique. Dans une vignette en longueur, étroite, le salon des Borkman est réduit à une pièce nue, uniquement dotée d’une chaise vide. Les stries des lignes des murs et du plancher lui donnent un caractère austère, mais surtout constituent un fond dont les visages se découpent, monumentaux. Dans cet espace restreint, Borkman apparaît en gros plan, cadré à hauteur d’épaules ; son buste est de face mais sa tête se tourne de trois-quarts profil dans un mouvement instantané vers la porte qui s’est ouverte au fond à droite. Juste derrière lui, les visages d’Ella et Gunnhild ne sont qu’en partie visibles. Leur caractérisation physionomique est pour cette fois relativement fidèle au texte : les deux femmes sont d’âge et d’apparence semblables, mais au visage dur et sévère de Gunnhild s’oppose celui d’Ella, qui se tourne avec un sourire vers Erhart. Quant à Borkman, rajeuni, il a retrouvé sa vigueur, et son visage carré au front plissé, au nez grec, au sourcil épais, exprime toute la détermination d’un homme qui vient de quitter sa tanière pour reprendre la lutte : « ‘Me voici debout. J’ai encore de la vie devant moi. Je vois briller une vie nouvelle. Elle fermente. Elle attend ...’ » Face à ces trois antagonistes soudainement unis, Erhart se montre sur le seuil, petite silhouette brossée rapidement, sans visage – sujet abstrait et dépersonnalisé, existant essentiellement dans les projections de ses parents. Qu’il s’agisse de son entrée ou de sa sortie, la composition est de toute façon étudiée pour exprimer l’instantanéité : le dynamisme des lignes, le mouvement de torsion des têtes et la caractérisation des visages ont une vivacité qui traduit à merveille la violence de l’instant dramatique, mais également qui restitue l’accélération rythmique de l’écriture à ce moment précis. L’unité visuelle de la colonne des trois personnages correspond à leur soudaine apparenté dans les exigences que chacun assène à Erhart: « ‘Erhart, je ne peux pas supporter de te perdre. Car, tu dois le savoir, je suis seule et mourante’ » le supplie Ella ; « ‘Oublies-tu ce à quoi tu as dédié ta vie, Erhart ?’ » lui rappelle sévèrement sa mère, tandis que Borkman jusqu’ici indifférent se met aussi à le solliciter : ‘« Viendras-tu avec moi pour m’aider dans cette nouvelle vie ? ’». C’est un mur infranchissable de reproches et d’exhortations qui se dresse devant le jeune homme, et c’est ainsi – littéralement – que le représente l’artiste. L’illustration qui consacre la prééminence de la fiction et du contenu discursif sur l’aspect scénique ; la lecture du texte, l’émotion à retranscrire sont devenues les préoccupations premières de l’artiste.
Homme et enfant au piano, 1909-10 ?, encre, 270x409, T 183-35 (non recensé dans le catalogue de 1975).
L’acte IV reste un des actes dramatiques d’Ibsen les plus épineux à mettre en scène, tant par ses contraintes techniques que par son écriture entremêlant réalisme et symbolisme. L’auteur lui-même avait prévenu le directeur de théâtre lors de la création à Bergen que « la pièce présent[ait] des difficultés assez inhabituelles dans la distribution, le décor et la machinerie scénique ». Ibsen, lettre à Olaf Hansson, 02.01.1897 (transcription Oslo, Ibsen-senteret).
En ce qui concerne John-Gabriel Borkman, la traduction utilisée sauf indication contraire est celle du comte Prozor, publiée en 1896, et reproduite en fac-similé à Actes Sud, 1985. L’exactitude du texte est préférée à l’aisance de la lecture, car les diverses traductions récentes – entre autres l’adaptation de Michel Butel et Luc Bondy -, si elles offrent un style plus direct, sont moins fidèles. En revanche, nous choisissons de maintenir le patronyme du héros dans sa version originale. La traduction de « John-Gabriel » en « Jean-Gabriel » nous paraît peu pertinente dans la mesure où le nom n’a rien de norvégien, et a été choisi précisément pour ses résonances anglo-saxonnes.
Nu au fauteuil en osier, 1919-1921, huile sur toile, 122.5 x 100, M 499.
« Ceci, et non la mort de Borkman à la fin du quatrième acte, constitue le véritable paroxysme de la pièce, en termes à la fois de tension dramatique et de contenu thématique. Dans le silence lugubre et désolé qui suit le départ d’Erhart, chacun des personnages restant commence à entrevoir les implications de ce qui s’est passé ». R. Young, Time’s Disinherited Children, Norwich, 1989, p. 190.