Pour autant, Munch n’abandonne pas les effets plastiques que peut lui offrir l’espace théâtral. La série de dessins, encres et aquarelles effectuée sur la confrontation de Borkman avec les deux soeurs à l’acte II (fig. 49 à 53) témoigne de la virtuosité avec laquelle l’artiste sait osciller entre mise en scène et mise en fiction. OEuvres élaborées où fusain, encre, gouache ou aquarelle ont tour à tour été utilisés, dans un style toujours différent, elles témoignent de l’extraordinaire diversité des propositions faites par Munch sur un même thème, et d’une méthode d’illustration reposant sur le principe de la série, par de constantes variations de l’atmosphère et des physionomies à travers le jeu graphique.428
T 2060 (fig. 49) montre une composition dépouillée, minimaliste, dans une pièce esquissée par quelques lignes. Le rectangle du mur du fond et les trois poutres du plafond suggèrent un espace volumétrique et se contentent d’entourer des figures qui semblent surgir de nulle part. Les personnages sont en pied ; Borkman, en avant, est très légèrement tourné vers la droite, tandis que se tiennent en retrait les deux femmes côte à côte, qui font face au spectateur. Leur différence d’âge et d’apparence physique – déjà présente dans le tout premier dessin (fig. 44) - font d’elles moins des soeurs jumelles que la soeur et la fille. La femme âgée et chétive qui observe Borkman avec une certaine sollicitude, ne peut être qu’Ella, tandis que sa comparse, à droite, lance devant elle un regard noir qui traduit toute la fureur de Gunnhild. La diversité des regards et des positions contribuer à cerner le groupe dans l’espace. Les deux femmes sont acculées contre le mur du fond qui se dessine juste derrière elles, cependant que les poutres convergent vers ce mur, chacune au-dessus d’un personnage, faisant l’effet de canons de fusils pointés vers des condamnés au peloton d’exécution. Trois victimes, exprimant chacune un sentiment différent, peur et humilité, douceur résignée ou fureur – voilà une vision assez peu conventionnelle, bien éloignée de l’impression que nous laisse la lecture du texte. La caractérisation physionomique est aux antipodes des silhouettes larvaires des Revenants ; l’étude psychologique des personnages devient un élément essentiel de l’illustration, auquel l’agencement spatial se soumet. Là encore, Munch n’a pas cherché à illustrer une scène précise, ni la rapide réunion des trois dans l’antre de Borkman à la fin de l’acte II, ni leur second affrontement au début de l’acte III lorsque Borkman est enfin descendu. La trame est délaissée au profit de la restitution du rapport de forces entre les protagonistes, l’image étant plus symbolique que narrative.
Dans le dessin à l’encre, lavis et aquarelle T 2086 (fig. 50), la même composition véhicule une tout autre atmosphère. Le plafond bas et les lignes de projection de ses poutres, si violents dans le dessin précédent, sont ici à peine esquissés par quelques traits à l’encre et au pinceau – lignes horizontales vertes planant au-dessus des têtes. Les figures humaines sont légèrement resserrées ; leurs silhouettes au tracé beaucoup plus fin forment un groupe uni, cerné au fond par le lavis de leurs ombres et au premier plan par les traits rouge pourpre qui esquissent le sol. Les visages sont rendus de façon plus délicate, moins caricaturale, et leur vulnérabilité devient flagrante.
T 2066 (fig. 51) offre une version encore très différente, tant dans la forme que dans le sentiment. L’image prise dans sa verticale s’est resserrée autour des trois personnages. Borkman, toujours en légère avancée, apparaît à mi-corps. Sa physionomie est très proche de celle de la première version, mais les traits creusés insistent sur la profonde lassitude de l’homme. L’emploi de l’encre et du lavis modèle les silhouettes et assombrit l’image, plongeant les personnages dans une atmosphère nocturne où leurs ombres se déploient. Tandis que dans la première version, les silhouettes se découpaient, monumentales, contre un espace nu, ici elles se montrent fragiles, serrées l’une contre l’autre avec inquiétude dans un espace délimité et restreint. Dans la pénombre qui les enveloppe, seuls surgissent, éclairés, l’oeil droit et le profil aquilin de Borkman, pour lui conférer une grandeur terrible.
Le cadrage est encore resserré dans l’image suivante (fig. 52), prise dans sa longueur, et les trois protagonistes apparaissent à mi-corps, acculés contre les murs. Les physionomies sont assez semblables à celle de la version précédente, mais le tracé épais confère aux silhouettes une monumentalité accentuée par l’ombre large et unie, l’artiste par le pinceau et l’encre utilisant le contraste des valeurs comme il le ferait dans une gravure sur bois. Aux antipodes des figures fragiles de T 2086 (fig. 50), nos héros trouvent enfin l’aspect inquiétant que leur attribuait Ibsen. En particulier, le personnage central, au visage creusé, aux mains noueuses - dont la gauche, à l’exact centre de la composition, semble s’ouvrir comme une patte aux griffes acérées - fixe le spectateur de ses yeux noirs ; le visage de sa compagne n’est guère plus rassurant, car les orbites et la bouche raturées de traits extrêmement fins lui donnent un aspect vampirique.
L’intensité dramatique trouve son paroxysme dans la version T 2104 (fig. 53), où l’artiste reprend la scène à la gouache. La composition reprend le procédé expressif du décor de T 2060 (fig. 49), dans le cadre d’une chambre : les poutres du plafond bas, tracées en verts plus ou moins vifs, sont autant d’épées de Damoclès au-dessus de chaque acteur. Vert également, bien que plus pâle, le drap du lit qui se fond avec le corsage de la jeune femme de droite. Par contraste, le marron des meubles, repris dans les motifs des tapisseries murales, et le rouge vif des fenêtres closes instaurent une sonorité agressive que renforce la violence des lignes du plafond : la chambre, caisson hermétique, semble emprisonner les personnages comme un tombeau. Les figures elles-mêmes n’ont plus rien d’humain. A gauche, l’homme reste le plus impressionnant, et son apparence est particulièrement repoussante : son pardessus aux couleurs mêlées, comme jetées en vrac – les aplats d’un vert jaune sont salis de traits marron, bleus, noirs – lui donne l’air d’un vagabond, aux antipodes du dandy d’Ibsen. Touchant du crâne la poutre, il semble gigantesque. Son corps est monstrueux ; ses mains sont des surfaces informes d’un jaune gris ; jaune également mais teinté de vert, sa tête chauve et squelettique, aux traits taillés à la serpe et aux yeux sans expression – une tête plus proche du crâne mortuaire que du visage humain.
A sa gauche, en retrait, les deux femmes. Celle de gauche attire irrésistiblement le regard, située comme elle l’est à l’exact centre de l’image, la ligne de fuite juste au-dessus d’elle. L’austérité de son habit bleu exalte le jaune vif de son visage qui est plus monstrueux encore que celui de son compagnon : la tête ovoïdale, sans cheveux, la face sans le moindre trait hormis une ligne mince pour la bouche et deux points rouge pour les yeux, qui brillent d’un éclat mauvais.
La seule à conserver un reste d’humanité est la femme de droite, caractérisée par ses mains et son visage rose ponctué des traits noirs de la chevelure et des yeux particulièrement impressionnants. Comme la plupart des personnages des Revenants, elle est privée de bouche : témoin silencieux du drame qui l’oppresse, elle n’en est pas moins d’une expressivité dérangeante. La pâleur de son corsage souligne sa fragilité face à la violence qu’exhalent les deux personnages à côté d’elle. De même que sa comparse n’a plus rien à voir avec la passionnée mais humaine Ella, on cherche en vain dans cette frêle créature la volcanique Gunnhild. Jamais l’artiste, dans ses illustrations, n’aura autant poussé la représentation expressionniste. Ce ne sont plus des êtres vivants qui s’affrontent ou se réconcilient, mais des créatures fantomatiques, ces « puissances mauvaises » qui investissent une chambre mortuaire du poids des actes passés. La chambre de Borkman est devenu son propre tombeau, comme Gunnhild le lui rappelle sans ménagement : « ‘Ne rêve plus jamais de vivre ! Reste étendu où tu es. (...) J’élèverai un monument sur ta tombe ’».
Munch reprend le vocabulaire symbolique instillé derrière une écriture apparemment réaliste, et le pousse ici à son paroxysme. Mais ce traitement expressionniste des personnage est encore une fois impossible à transposer scéniquement. De même, le procédé sériel de ces versions instantanées qui se conjuguent pour former une vision polymorphe des différentes composantes du drame, consacre l’abandon des préoccupations théâtrales. Dans cette série graphique, le décor, le placement et les attitudes des personnages sont restées pratiquement identiques. Les subtilités de l’atmosphère créée par l’artiste, de l’expressivité émotionnelle, ont été construites à partir de moyens purement graphiques ou picturaux : le medium utilisé, le cadrage, le jeu des ombres, l’expressionnisme des couleurs, le changement permanent des physionomies sont autant d’éléments inexploitables dans une optique scénique. Munch a définitivement quitté la scène pour la lecture, le monde du spectacle pour celui du rêve.
L’appartenance de ces dessins à la série de John-Gabriel Borkman n’est pas considérée comme une certitude par les conservateurs du musée Munch ; elle a été envisagée apparemment assez tardivement. Ils figurent cependant dans les classeurs de travail. L’adéquation de la composition et des personnages à la situation et à l’atmosphère de la pièce, rend très convaincante l’hypothèse de la référence littéraire. En outre, une des versions (T 2048 b) se trouve au verso d’une feuille dont l’autre côté est très certainement la représentation de Borkman partant dans la neige.