1 - Entre récit et discours

Une lecture discontinue

Chez Delacroix, l’idéal romantique avait conduit le peintre à ne se tourner que vers des récits susceptibles d’engendrer des scènes picturales dynamiques. Ses peintures issues de textes littéraires sont le meilleur exemple de la primauté accordée aux péripéties dramatiques, appréciées pour leur originalité et leur intensité. Moments particulièrement prisés, les épilogues tragiques consacrant la mort des héros : ce sont dans Othello La Mort de Desdémone 440, ou les Mort de Lara 441, épilogue du conte oriental Lara de Byron, où le comte Lara mortellement blessé expire dans les bras de son page. Les quatre versions de La Fiancée d’Abydos 442, toujours d’après Byron, se concentrent sur la même scène, l’apogée dramatique lorsque les amants, cernés par leurs poursuivants, voient leur mort proche. Lorsque la scène illustrée n’est pas marquée par son caractère sanglant, c’est dans la violence émotionnelle des personnages et dans l’importance dramatique de la scène que l’artiste trouve son matériau, comme pour Desdémone maudite par son père ou Lady Macbeth somnambule 443. Ce penchant pour l’action dramatique spectaculaire n’est pas seulement dû au choix drastique d’un sujet de tableau qui encourage les moments les plus intenses. Dans les dessins également, tels ceux d’Hamlet, la succession des péripéties – Hamlet s’élançant vers le fantôme de son père ou Le Meurtre de Polonius 444- constitue l’essentiel de la lecture. Delacroix s’intéresse avant tout aux situations qui pourront lui inspirer une composition fortement dramatique. Son goût pour le pathos et l’intensité émotionnelle est partagé par Gustave Doré au point que celui-ci se voit reprocher l’« indécence » de ses sujets tant dans ses illustrations que dans ses peintures, son tableau d’Ugolin dévorant le crâne de son bourreau l’archevêque Ruggieri étant jugé scandaleux au nom des principes de Lessing, selon lesquels la poésie peut se permettre d’évoquer des sujets qui ne souffrent pas d’être transposés visuellement.445 Ce goût du mélodrame est le reflet de l’époque romantique, mais la primauté accordée aux péripéties dramatiques est un choix de lecture que partagent nombre d’artistes modernes : dans ses illustrations des Métamorphoses d’Ovide, Picasso retient des chants du poète principalement les épisodes les plus violents, rapts, morts et combats, paradoxalement sans pour autant s’attacher à en restituer l’intensité dramatique visuellement, puisque ses dessins ont des lignes d’une douceur qui occulte la violence du sujet.446

A l’inverse, les illustrations du Livre de Tobit par Rembrandt , tout en témoignant d’une rigoureuse lecture narrative, connaissent une évolution thématique, l’intérêt pour l’intrigue laissant progrssivement place à l’exploration sensible des situations  - « [‘a] shift from scenes of objective actions to those charged with subjective feeling ’»447.

La lecture de Munch, quant à elle, ne s’appuie que relativement peu sur la logique dramatique. La tendance encore discrète des esquisses des Revenants s’affirme avec Hedda Gabler – malgré les évidentes lacunes dans le corpus parvenu jusqu’à nous. Ici, la trame offre, plus que dans la pièce précédente, matière à des compositions visuelles spectaculaires. Pourtant, aucune peinture n’a été inspirée par les épisodes les plus dramatiques, tels que Hedda brûlant le manuscrit, Hedda menaçant de son pistolet tout d’abord le juge Brack puis Ejlert Løvborg, ou de surcroît son suicide dans la dernière scène. En outre, des personnages aussi essentiels à l’action que Tesman ou Løvborg ne sont pas même représentés. Les esquisses restituent dès lors moins l’intrigue que la structure sous-jacente, en l’occurrence le portrait socio-psychologique de l’héroïne comme sa relation avec son environnement - humain et matériel.

Le même désintérêt relatif du continuum dramatique s’affiche dans les illustrations. La série graphique effectuée sur la pièce de Peer Gynt, qui par son importance numérique (près de deux cents oeuvres) en donne une vision assez complète, ne restitue pas pour autant chaque scène. Que des épisodes mineurs soient omis, ne paraît pas surprenant, mais lorsqu’il s’agit de scènes importantes, comme la scène de l’oignon, véritable fleuron de la littérature norvégienne, ou de tout un enchaînement de scènes montrant le héros aux prises avec les personnages de son passé au dernier acte, l’absence d’illustrations devient significative, d’autant qu’à l’inverse une scène mineure comme La Danse d’Anitra fait l’objet de toute une série de variations graphiques. Le choix des personnages est tout aussi arbitraire : parmi les quelque deux cents dessins sur Peer Gynt, seuls trois représentent Solveig, dont l’importance dramatique est primordiale ! Le choix des personnages semble ainsi être dicté par des préoccupations d’ordre affectif bien plus que logique, et dépend essentiellement des affinités que l’artiste a pu ressentir avec le personnage : c’est ainsi que dans Les Prétendants à la couronne, le personnage d’Håkon, pourtant véritable héros de la pièce, n’est que très peu représenté, beaucoup moins en tout état de cause que celui de Skule, personnage ambivalent mais qui par cette complexité même a intéressé l’artiste.

La genèse du corpus reflète dans son ensemble une absence totale de logique dramatique. Si le carnet T 183, considéré par nous comme le premier cahier de dessins à vocation illustrative, est encore relativement respectueux du fil événementiel, il ne donne déjà de la pièce de John-Gabriel Borkman qu’une vision très fragmentaire, n’en restituant que quelques scènes clefs. Paradoxalement, le dessin qui représente le face-à-face entre les deux soeurs (fig. 44) est à la fois le premier et le seul des illustrations sur le sujet, alors que le texte accorde à l’épisode tout le premier acte : un dessin sur les quatre-vingt portant sur la pièce, le déséquilibre est flagrant entre les préoccupations de l’auteur et celle de l’illustrateur.

Avec le temps, l’artiste s’octroye une liberté toujours plus grande, tant dans le traitement que dans le choix des scènes. La succession des illustrations de la même pièce dans le carnet T 243, quelque vingt ans plus tard, est beaucoup plus exemplaire du caractère parfaitement aléatoire qui marque le choix des scènes par l’artiste : le traîneau de Mme Wilton à l’acte IV (T243-3), Borkman, Ella, Gunnhild et Erhart à l’acte III (T 243-28), Foldal dans la neige à l’acte IV (T243-29), Borkman ou Foldal à l’acte I (T 243-30), de nouveau le traîneau et l’accident de Foldal (T 243-31 puis 39), Borkman à l’acte I (T 243-34), Borkman marchant dans la neige (T 243-35), la mort de Borkman (T 243-36) suivie de nouvelles versions de Borkman à l’acte I (T 24337, 38, 42) et Borkman marchant dehors (T 243-40 et 43), de nouveau la dernière scène (T 243-51 et 66r), puis Foldal (T 243-83,84448) – le tout entrecoupé de croquis n’ayant aucun rapport avec la pièce.

De même, si le carnet T201, daté d’environ 1933, est un des rares exemples de série d’illustrations visant à une transposition (très relativement) exhaustive de Peer Gynt, les scènes représentées ne se succèdent pas moins dans le plus grand désordre chronologique : la ferme d’Hægstad à l’acte I (T 201-6 puis 26, 29), le retour de Peer à l’acte V (T 201-20), Peer au Maroc à l’acte IV (T 201-22), la cour du roi des trolls à l’acte II (T201-27), quelques études des personnages pour la scène du Maroc (T 20128,30 puis 37), la cabane que Peer a construite à l’acte III (T 201-35), les paysans d’Hægstad armés (T 201-36 puis 44, 46, 47) qui n’apparaissent pas sur scène mais sont mentionnés à l’acte III, des études de personnages de l’acte V (T 201-39 puis 48, 49), le naufrage à l’acte V (T 201-53), la danse d’Anitra à l’acte IV (T 20154), la mort d’Åse à l’acte précédent (T 201-57), la scène d’ouverture (T 20158), enfin Peer et le fondeur de boutons (T 201-62).

Démarche surprenante s’il en est, qui témoigne d’un refus résolu de l’artiste de donner à voir une pièce telle qu’un lecteur ou un spectateur la découvrirait. A l’inverse, Chagall, lorsqu’il illustre les Âmes mortes de Gogol, réalise ses planches gravées dans un ordre qui reprend la chronologie du texte449.

Notes
440.

La Mort de Desdémone, 1858, coll. part.

441.

Mort de Lara, 1847, coll. part. ; Mort de Lara, 1858, coll. part.

442.

La Fiancée d’Abydos ,1849, Lyon, Musée des Beaux-Arts ; La Fiancée d’Abydos, 1849, Cambridge, King’s College ; La Fiancée d’Abydos 1852, Paris, Musée du Louvre ; La Fiancée d’Abydos, 1857, Fort Worth, Kimbell Art.

443.

Desdémone maudite par son père, 1852, Reims, Musée des Beaux-Arts ; Lady Macbeth somnambule, 1849, Fredericton (New Brunswick), Beaverbrook Art Gallery.

444.

Hamlet s’élançant vers le fantôme de son père, 1824-29, plume, encre brune et lavis, Paris Musée du Louvre, Département des arts graphiques ; Le Meurtre de Polonius,1824-29, plume, encre brune et lavis, Paris Musée du Louvre, Département des arts graphiques.

445.

P. Kaenel, 1996, p.253.

446.

Ovide, Les Métamorphoses, traduction par Georges Lafaye, eaux-fortes originales de Picasso, éditions Albert Skira, Lausanne, 1931 (32.5 cm, 401 p., 15 illustrations hors-texte et 15 bandeaux).

447.

« [un] glissement des scènes d’action objective vers celles chargées de sentiment subjectif ».

J. Held, « Rembrandt and the Book of Tobit », in Rembrandt Studies, Princeton, 1991, p. 121.

448.

Ces deux croquis ont été recensés dans le catalogue de 1975 comme représentant la mort de Borkman dans la dernière scène, ce qui nous paraît erroné (voir catalogue).

449.

F. Meyer, p. 153.