Le choix du sujet est une première étape, celui du parti pris figuratif en est une autre. Celle-ci a de toute évidence constitué un enjeu important dans la transposition visuelle des pièces, mais également une source de bien des hésitations. De même que Munch a dû trouver un équilibre entre les propriétés théâtrales et la nature fictionnelle du texte, il s’est heurte à un second dilemme : celui entre une restitution narrative de la situation et une restitution avant tout synthétiste des éléments dramatiques. Les esquisses scénographiques portaient déjà la marque d’une préséance de l’atmosphère sur la logique dramatique, mais elles étaient précisément conçus pour être « des esquisses d’ambiance », ayant pour vocation d’apporter une qualité sensible à une mise en scène qui restituerait en tout état de cause la logique dramatique de l’oeuvre. Dans les illustrations, en revanche, l’artiste est seul dépositaire de la représentation du texte. En outre, il s’attelle à des pièces de nature très différente : si l’essentiel de la structure dramatique des Revenants, Hedda Gabler et dans une moindre mesure John-Gabriel Borkman, réside dans les dialogues, en revanche Les Prétendants à la couronne et Peer Gynt sont construits sur une trame beaucoup plus fertile en événements. L’immersion dorénavant pleinement libre de l’artiste dans la fiction ibsénienne doit-elle modifier sa transposition visuelle ?
Munch a de toute évidence été partagé entre l’envie d’accompagner l’auteur dans sa fable et sa compréhension immédiate de la thématique développée. Deux dessins successifs (fig. 61-62) d’un même cahier illustrent à l’extrême les deux options –l’une narrative, l’autre idéiste – entre lesquelles l’artiste a, pour l’essentiel de ses oeuvres, oscillé sans vraiment trancher. Ces deux croquis portent sur une scène précise des Prétendants à la couronne, lorsque l’Evêque Nikolas instille le doute chez Skule quant à la légitimité d’Håkon :
Le premier dessin (fig. 61) reproduit la scène de façon très littérale : dans une salle du palais royal, Skule et Nikolas sont seuls. Skule assis près de la fenêtre, voit sans même regarder véritablement le roi à cheval haranguant ses sujets. Nikolas debout derrière lui observe froidement son accablement. La logique dramatique de la scène est ici restituée dans son intégralité.
Le dessin suivant, en revanche (fig. 62), reprend la même scène mais exprime son essence dramatique de façon presque allégorique. Le contexte général est totalement délaissé, et les personnages sont maintenant dans un cadre spatial indéterminé. Au centre de l’image apparaît le buste de Skule, dont le visage atterré s’impose au spectateur ; à sa droite, en fond de scène, se révèle l’explication de son insatisfaction dans le fier cavalier qu’est Haakon , tandis que juste derrière lui, à sa gauche, le visage tracé sans soin de l’évêque Nikolas surgit . La représentation morphologique du personnage fait basculer l’image dans la représentation nonréaliste, car son corps n’est pas figuré, mais remplacé par une colonne de lignes courbes et ondulantes qui suggèrent la nature polymorphe de l’être mi-homme mi-serpent ; entre les deux personnages, un arbre dont la raison d’être est purement symbolique, achève la référence biblique de l’épisode de la Tentation. La composition est héritée du tableau Jalousie (fig. 63) dans lequel un homme - Przybyszewski - fait face au spectateur tandis que le couple responsable de ses tourments s’affiche derrière lui. La physionomie de Skule dans le dessin est directement inspirée de celle de l’ami de Munch, et la restitution est celle du sentiment du personnage plus que de la situation – sentiment de jalousie qui est dans la pièce un des principaux moteurs du drame.
Pour autant, le cas demeure extrême, et l’artiste n’a pas cherché à reproduire sur le bois cette image dont la référence biblique trop visible était de nature à altérer le récit.
De façon générale, la confrontation des dessins et des gravures des Prétendants à la couronne, seul cas d’étude permettant de comprendre la progression de l’illustration du premier jet à la version définitive, montre une réelle évolution de la vision narrative à la restitution expressive et synthétiste. Si un nombre important de croquis sont directement issus d’un moment précis, qu’ils décrivent de façon assez littérale, les détails du récit sont peu à peu abandonnés dans les gravures. Beaucoup de scènes anecdotiques apparaissent dans les croquis – notamment celle de Margrethe penchée sur le berceau de son enfant (fig. 58) – mais ne sont pas reprises dans les gravures. Les dessins des scènes de guerre, en particulier, s’attachent à montrer avec réalisme l’armée composée d’hommes coiffés de casque, armés de haches et lances, disciplinés et prêts au combat (fig. 64), ou dans la confusion de la bataille (fig. 65)451. Dans les gravures (fig. 66-70), les éléments distinctifs et la contextualisation historique disparaissent en grande partie, le récit laissant place à une représentation conceptuelle de la guerre. Pour autant, le parti pris n’est pas définitif, et des dessins indubitablement postérieurs à la série gravée reprennent des épisodes mineurs du drame dans une lecture fortement narrative (fig. 61).
Les dessins portant sur la pièce Quand nous nous réveillerons d’entre les morts montrent la même dichotomie. Aux premiers dessins fortement conceptuels, représentant les différents personnages en dehors de toute mise en situation dramatique (fig. 72-73), succède une importante série graphique beaucoup plus narrative (fig. 74 à 77), qui sans être une lecture littérale, s’attache à restituer l’atmosphère et la péripétie du premier acte.
De fait, l’alternative à laquelle Munch se retrouve confrontée, si on la retrouve dans son oeuvre peint, est certainement due également à l’écriture ibsénienne elle-même, qui dans cette dernière pièce en particulier a réduit l’intrigue au strict minimum pour créer une « allégorie symboliste »452. Le caractère « anti-narratif » que peut avoir un dessin comme T 195-64 (fig. 76) est en réalité en plein accord avec l’esprit de la pièce. Celle-ci relate l’impossible conciliation entre art et vie, entre poursuite d’une vocation et assouvissement des besoins humains. Les personnages expriment leur douloureuse prise de conscience par la métaphore de la résurrection, le titre révélant son sens avec la phrase d’Irène : « Ce n’est que quand nous nous réveillons d’entre les morts que nous comprenons (...) que nous n’avons jamais vécu »453. De même que la référence eschatologique est surajoutée par Ibsen à une intrigue en apparence dénuée de préoccupations religieuses, le dessin escamote entièrement le drame, mais explicite le symbolisme du titre. Dans un décor conceptuel, entre un rivage et une forêt, se dressent les corps nus d’un homme et d’une femme crucifiés. La pureté des lignes et de la composition, le traitement brutal du corps de l’homme qui au premier plan semble s’affaisser vers le spectateur, donnent à cette image une terrible expressivité et en font une restitution magnifique de la souffrance exprimée par les personnages au cours du drame.
Des visions aussi conceptuelles que celle-ci restent en nombre limité. L’artiste, guidé par son imagination fertile, ne peut réellement abandonner la fable que l’auteur lui propose. Le compromis qu’il trouve entre ces deux préoccupations principales – donner une forme visuelle au récit et en restituer la signification – aboutit à un respect très relatif de la situation et de la logique dramatique lorsque des libertés s’avèrent nécessaires pour mettre en valeur l’essentiel du discours en jeu. Ce parti pris est particulièrement flagrant dans la caractérisation des personnages, qui se révèle soumise au discours plus qu’à la fable.
Les citations des Prétendants à la couronne sont extraites de la traduction de Régis Boyer, Paris, Le Porte-Glaive, 1994.
Le carnet T 211 est daté dans le catalogue de 1975 de « ca 1919 ». Cependant, d’une part l’importance numérique des croquis portant sur Les Prétendants à la couronne , d’autre part leurs étroites similarités formelles avec les gravures sur bois portent à considérer qu’il s’agit de dessins préparatoires, donc datés de 1916-17. Il serait improbable que l’artiste n’ait pas fait pas de premiers jets avant ses gravures mais qu’il les ait reprises très exactement deux ans plus tard.
« Une allégorie symboliste – et bien une des plus étranges et des plus profondes, que l’imagination d’un poète ait jamais formée » ( K. Randers, Aftenposten, 1899, n° 940).
Le titre français principalement utilisé, « Quand nous nous réveillerons d’entre les morts », n’est pas fidèle à l’intention de l’auteur, et ne permet pas de conserver le sens double du titre original. « Når vi døde vågner » (littéralement « Quand nous, les morts, nous nous réveillons » qui trouve son équivalence en anglais dans « When we dead awaken » ) conserve l’ambiguïté sur le temps, qui peut être compris comme un présent autant que comme un futur. Le titre trouve son sens dans le dialogue entre Irène et Rubek au deuxième acte :
« Nous ne voyons l’irrémédiable que quand ... (s’arrête)
Quand ?
Quand nous nous réveillons d’entre les morts.
Et que voyons nous alors ?
Nous voyons que nous n’avons jamais vécu ».
On comprend l’importance d’une telle nuance : Pour Irène, cela signifie que le processus de résurrection est en marche. Elle comme Rubek sont en train de se réveiller. L’utilisation fréquente en norvégien du présent pour exprimer le futur permet de donner au titre hors de son contexte l’ambiguïté et la force expressive que l’emploi du futur donne au titre français, au prix cependant d’une inexactitude grammaticale.
Cette pièce a été très peu traduite. Sauf indication contraire, nous baserons nos citations sur la traduction littérale de la version originale.