La restitution d’un épisode en une kyrielle de versions différentes

La danse d’Anitra ne constitue qu’un épisode mineur dans la saga de Peer Gynt ; pourtant, l’artiste l’a abondamment représentée. La relation entre Peer et Anitra est également construite sur bien d’autres éléments que la danse de la jeune fille, mais ce moment précis se distingue en ce que l’artiste a cherché à en donner une vision à chaque fois nouvelle, explorant toutes les facettes du jeu de séduction. L’épisode l’a véritablement fasciné, tant par les possibilités visuelles offertes que par la richesse de son symbolisme : la belle enfant qui danse devant le vieil homme qu’elle séduit par intérêt – nul besoin d’être aussi féru de la Bible que Munch et Ibsen pour reconnaître l’histoire de Salomé. La série de dessins que Munch exécute sur le thème d’Anitra dansant devant Peer s’étend sur un laps de temps considérable - les quelques dates avancées pour certains carnets vont de 1915 à 1933 ; si la composition reste relativement constante, l’atmosphère exprimée est à chaque fois différente.

Les premières versions de la scène sont les plus littérales. L’artiste s’est attaché à rendre le personnage d’Anitra tel qu’il est décrit dans la pièce : c’est donc une petite sauvageonne africaine qui apparaît dans les croquis du carnet T 198 (fig. 98-99) : une enfant au corps fin et musclé, vêtue soit d’un haillon de robe, soit d’un pagne. Comme le remarque Peer, « elle remue ses jambes comme des baguettes sur un tambour ». Parfois munie d’un voile et d’un tambourin, elle exécute une danse plus rituelle que séductrice : peu de sensualité ici, mais une énergie et une joie de vivre bondissant dans ce corps qui s’élève comme une flamme (T 198-16), cambré, tout entier tendu vers le ciel - force de la jeunesse triomphante461.

A la différence d’Anitra, le personnage de Peer change diamétralement d’un croquis à l’autre : jeune et sûr de lui (T 198-18), vêtu à l’occidentale, qui se campe fermement sur ses deux jambes écartées, les poings sur les cuisses et le menton relevé dans l’attitude défiante que révèlent souvent les autoportraits photographiques de Munch462 ; prophète sage et serein, le dos voûté, drapé dans une longue robe, qui tend la main pour bénir l’enfant qui se prosterne à ses pieds (T 198-17) ; vieillard las, nuque ployée, qui regarde devant lui d’un oeil creux sans même sembler voir la danse extatique que lui offre la belle enfant, dont la ligne bondissante s’oppose à la masse inerte de l’homme (T 198-24). L’ouverture de la tente, rendue d’un trait sombre, forme au-dessus de lui une épée de Damoclès, tandis que la scène se teinte d’une note tragi-comique avec l’apparition de deux têtes de dromadaires dans le coin gauche de l’image.

Cette succession de croquis offre une lecture à la fois cinétique et symbolique, les différents enjeux de la relation entre Peer et Anitra se superposant aux instantanés successifs de la danse : à l’ascendant premier de Peer sur une enfant qui se soumet à son autorité (T 198-16) se mêle un jeu de séduction entre l’homme et la femme qui se jaugent et s’affrontent (T 198-18), mais l’énergie de la jeunesse face au désespoir de l’homme déclinant (T 198-24) annonce déjà l’issue du jeu.

Un autre croquis463 offre une nouvelle vision de la scène. Nous retrouvons Anitra en jeune indigène presque nue, dansant devant Peer. Mais la relation a changé ; Peer s’est adouci et n’est plus un vieillard amer et souffrant. Voûté, les mains sagement croisées sur les genoux, le sourire aux lèvres, il est soumis au pouvoir de la jeune fille dont les formes se sont arrondies. La danse est devenue plus sensuelle ; Anitra fait maintenant face à Peer, et de ses bras semble l’ensorceler. La bannière de T 198-24 a fait place à un voile qui souligne la séduction de la danse. Il n’est pas fait mention de voile dans le texte, mais c’est un motif que Munch a déjà utilisé dans la lithographie La Femme au voile 464 pour exprimer le jeu de séduction de la femme qui, au moment de céder, oscille entre peur, pudeur et désir. Nulle fausse pudeur, cependant, chez Anitra, qui brandit ce voile devant le fauve qu’elle a dompté, et qui attend passivement ses ordres et caprices.

L’artiste reprendra cette vision d’ensorcellement de façon plus explicite encore dans une encre de quelque quinze ans plus tard, T 2741-2 (fig. 100) : Peer est assis, raide, immobile ; ses mains reposent à plat sur ses genoux, ses orbites sont creuses, il semble statufié. Sa pose est une réminiscence des autoportraits témoins de sa déchéance physique et mentale lors de sa crise nerveuse en Allemagne465. Anitra semble, au contraire, prête à bondir. Sa pose, peu réaliste mais extrêmement dynamique, traduit l’intensité de sa concentration tandis qu’un tambourin à la main, elle hypnotise sa victime. Plus aucune déférence, ici - vraie ou feinte - envers Peer ; plus d’innocence non plus chez cette petite sorcière face à laquelle l’homme n’a aucune chance de salut 466.

Le personnage d’Anitra va cependant subir une transformation surprenante au cours des années, et devient dans les dessins plus tardifs beaucoup plus adulte. Deux encres datées des années 1920467 , montrent une femme grande, de forte carrure, vêtue d’un large costume, qui brandit un tambourin - représentation qui s’éloigne des descriptions de l’auteur. Beaucoup plus littérale et narrative en revanche est l’encre T 203-8, sur un carnet de 1927 (fig. 101), dans laquelle l’artiste s’essaye à une nouvelle lecture de la relation entre Peer et Anitra.

La scène se déroule à l’extérieur, devant la tente de Peer, dans un décor fidèle à l’intrigue : dans le fond apparaissent quelques bédouins, ainsi que le cheval que Peer utilisera pour enlever Anitra. La relation de maître à esclave est telle que la suggère le texte au début de l’épisode : Peer est nonchalamment assis sur un siège, une jambe repliée, l’autre allongée. Il est maintenant vêtu à l’occidentale et, les bras croisés sur sa poitrine, fait figure de colon dominateur. Quant à Anitra, elle se voit pourvue des traits d’une esclave négroïde. Son corps massif n’a plus rien de la frêle sauvageonne ensorceleuse , mais il est plus conforme aux intentions d’Ibsen : Peer ne décrit-il pas ainsi Anitra : « ‘Hé ! en vérité, elle est appétissante, la garce. Elle a des formes assez extravagantes. Pas tout à fait conformes aux normes de la beauté ’»468 ? Son visage n’exprime pas non plus une vivacité d’esprit particulière : « ‘Oui, très certainement, tu es sotte, comme on dit. Je l’ai noté avec regret’ » lui dit aimablement Peer. Prenant appui sur une jambe, elle se penche sur le côté dans une pose qui relève moins du pas de danse que du signe de soumission et d’attente des ordres de son maître. C’est le même rapport de domination que celui déjà étudié par Munch en 1916, dans plusieurs versions de Cléopâtre et l’esclave 469, scène montrant une épaisse femme blanche négligemment alanguie sur un lit, auprès de laquelle se tient un esclave noir, debout. L’image véhiculée prend une signification beaucoup plus équivoque à la lumière de certains indices - la force physique de l’homme contrastant avec le corps flasque de sa maîtresse, le rouge sanglant de la couverture - d’un possible retournement du rapport de domination. C’est également la tournure que prennent les événements chez Ibsen, et peut-être faut-il voir dans une réminiscence du tableau l’explication de la transformation morphologique d’Anitra, devenue noire-africaine au lieu de la jeune maghrébine du texte. Peer s’enorgueillissait, dans la première scène de l’acte IV, de son trafic d’esclaves, et l’image fond plusieurs péripéties de l’aventurier en une même scène.

Un dessin de 1933470 présente une dernière version de la relation entre Peer et Anitra, dans le carnet T 201 où l’artiste a repris plusieurs scènes de la pièce dans un style narratif, souvent satirique. La composition de 1927 est conservée, mais l’atmosphère, diamétralement différente, s’apparente aux premières versions : Peer n’est plus le colon autoritaire ; vêtu à l’orientale, les mains posées sur les genoux, il se présente de nouveau sage et soumis. Anitra, quant à elle, est toujours l’esclave noire, mais elle a rajeuni, et sa silhouette ronde n’est pas sans rappeler l’héroïne à la fois innocente et perverse d’Alpha et Oméga , la fable cruelle sur les rapports entre homme et femme que Munch a composée en 1909. Debout dans un léger contrapposto, les mains sur les hanches, elle n’a plus rien de l’attitude respectueuse de la version précédente. Tout au contraire, elle affronte le spectateur avec assurance, tandis que Peer a le regard fixe et le visage inexpressif de la scène d’hypnose (fig. 100). Le rapport de domination a encore une fois basculé.

Ce paradoxe de l’illustrateur Munch, qui d’une part prend la pièce non en tant que conception d’un espace visuel mais en tant que récit où les personnages prennent corps indépendamment de la scène, d’autre part fractionne cette histoire en séquences diverses, éparpillées, qu’il manipule à son gré sans égard pour la continuité chronologique et dramatique, est révèlateur du rapport au discours dichotomique qui s’affirme de la même façon dans son oeuvre peint ou dans ses notes littéraires, les scènes à vocation narrative coexistant avec celles à vocation expressive, parfois aboutissant à une magistrale symbiose comme dans Le Cri.

C’est peu de dire que l’artiste ici absorbe le récit d’Ibsen ; plus exactement, il prend le parti délibéré de s’y perdre, de s’arrêter dans chaque épisode pour l’explorer sous l’angle intellectuel, émotionnel ou sensoriel selon son humeur, puis de repartir dans une autre direction du récit sans toutefois perdre de vue les diverses implications de l’écriture ibsénienne, qui lui procure des délices aussi bien en tant que lecteur qu’en tant que plasticien.

La différence entre les deux démarches, celle linéaire de l’auteur, celle fragmentaire de l’illustrateur, peut également être mise en parallèle avec l’évolution de la fiction romanesque. Le romanesque s’est créé, en réaction aux ‘reprises structurales’ du mythe, par une narration linéaire, vectorielle, « ‘le romanesque se compos[ant] d’événements orientés vers des avènements ’».471 Lorsque l’oeuvre se départit de cette structure linéaire, comme dans Peer Gynt, c’est pour en démontrer la signification : Peer Gynt s’apparente au « Bildungsroman » ; par un enchaînement logique-historique d’actions, d’événements, de sentiments, le héros doit devenir différent de ce qu’il était au début de l’aventure - ou au contraire réaliser qu’il n’a acquis que ce qu’il possédait déjà au début de l’histoire : ce que M. Zerafa appelle « ‘le complexe d’Ulysse : la nécessité de prouver le non-temps par le temps. (...) Dans et avec l’histoire sociale, dans et par ‘l’idéologie’, le roman d’éducation dessine une boucle permettant au différent et à l’identique, à l’ordinaire et à l’extraordinaire, au stable et au mobile, à la paternité et à la ‘filialité’ de se rejoindre, en sorte que quand se termine, se clôt l’aventure cyclique, un autre périple, pour les nécessités de l’éducation, est prêt à recommencer ’»472. Le roman moderne, en revanche, repose sur une répétition structurale, et « témoigne d’un statisme répétitif contraire à l’historicité » ; la recherche psychologique sous-tendant l’analyse de l’individu, qui a remplacé l’universalité des héros, amène au jour le caractère répétitif du désir, source du comportement humain. La fiction se subjectivise, « ‘et c’est par cet écart entre subjectivisme et matérialité [du monde social] que la répétition s’affirmera comme modalité de la dynamique du roman ’»473.

La démarche munchéenne de mise en image d’un texte s’inspire ainsi beaucoup plus de la littérature moderne, basée sur la répétition, que sur la tradition linéaire de la narration. Par les images, le récit est fragmenté et dispersé, ne retrouvant sa cohérence que par la reconstitution de ces éléments apparemment autonomes. Méthode par « flashes », où le continuum temporel est manipulé et subordonné à la subjectivité de l’artiste ; écriture du XXe siècle, qu’Ibsen lui-même avait pressenti dans la structure rétrospective de ses dernières pièces, mais qui s’affirme dans les drames expressionnistes : La Ronde de Schnitzler, les drames de Strindberg, Wedekind puis Thomas Bernhardt - plus près de nous Botho Strauss - offrent la même structure hachée, découpée en tableaux successifs et apparemment indépendants les uns des autres, dont l’unité ne se révèle qu’au cours du drame. Peer Gynt, qualifié parfois de premier drame expressionniste, annonce cette déstructuration temporelle, mais le récit encore linéaire laissera place à l’éclatement de la cohérence logique propre à l’esthétique contemporaine. La différence entre les démarches artistiques de l’illustrateur et de l’auteur est celle qui s’affiche entre l’artiste du XIXe siècle, qui doit encore conduire son spectateur à sa vision expressionniste à travers les strates de la logique réaliste, et celui du XXe qui ne s’encombre plus de telles conventions.

Notes
461.

Attitude vraisemblablement inspirée de l’eau-forte Nu féminin les bras levés, 1913, G/r 139.

462.

Autoportraits photographiques, MM B 117, B 1353, B 1363, B 1382, B 2009, B 2910, B 2911, B 2912.

463.

Anitra dansant devant Peer, 1915-20, crayon gras, 200x266, T 199-21.

464.

La Femme au voile, ou La Somnambule, 1908-11, 41.6 x 29.5, G/l 446.

L’artiste a écrit cette phrase en rapport avec la gravure : « C’est mon foulard d’amour

Dit-elle et s’en couvrit la bouche. » (T 2568)

465.

Autoportrait photographique MM B 2385.

Autoportrait à la bouteille de vin, 1906, huile sur toile, 110.5 x 120.5, M 543.

466.

A ces indiscutables illustrations pourraient peut-être s’ajouter deux aquarelles, T 560 et T 561, non recensées dans la série de Peer Gynt, mais qui dans le sujet comme la composition sont très proches des croquis du carnet T 198. Les silhouettes sont très stylisées, et la scène n’introduit pas la problématique de l’âge ; c’est une vision purement formelle du couple, et il est difficile de définir si ces aquarelles sont un développement des croquis, où si, portant sur un sujet tout autre, elles en ont été la source d’inspiration. Le caractère spontané de ces oeuvres correspond assez bien aux autres productions sur le même sujet.

467.

Peer et Anitra, années 1920 ?, encre de Chine, 173x228, T 1588.

Peer et Anitra, années 1920 ?, encre, 215x276, T 1591.

468.

Traduction de Régis Boyer, Paris, Flammarion, 1994.

469.

Cléopâtre et l’esclave, 1916, huile sur toile, 100 x 125 cm, M 424

Cléopâtre et l’esclave, 1916, lithographie, 410 x 317 mm, G/l 722

470.

Peer et Anitra, 1933, encre et plume, 100x170, T 201-54.

471.

M. Zerafa, « Fiction et répétition », extr. de R. Passeron, Création et répétition Paris, 1982, p. 122.

472.

Op. cit., p. 124.

473.

Op. cit., p. 126.