1– Une profonde compréhension des différents niveaux de l’écriture ibsénienne

C’est par sa collaboration avec les Kammerspiele que Munch s’attelle pour la première fois à une transposition visuelle d’envergure, et il est peu douteux que l’influence de Reinhardt sur sa manière d’aborder un texte a été réelle. La lettre que le metteur en scène a adressée à l’artiste au tout début de leur collaboration (annexe 10) est des plus précieuses. Analyse synthétique du décor et de l’atmosphère générale de la pièce, elle donne quelques idées-clefs qui prévaudront de façon constante dans les diverses variantes, lesquelles peuvent ensuite se focaliser sur des subtilités d’ambiance. Cette démarche restera celle de Munch bien après que la scénographie ait été abandonnée au profit de l’illustration. Respecter l’esprit plus que la lettre est une des caractéristiques du lecteur Munch. Pour autant est-il nécessaire de comprendre toutes les implications de l’écriture ibsénienne, implications qui, semble-t-il, ont souvent été ignorée ou mal interprétées. Dans sa lecture des Revenants, Reinhardt se montre conscient de l’une de ses principales caractéristiques, l’équilibre subtil entre naturalisme et symbolisme - ce que Lugné-Poe avait, aux dires de l’auteur lui-même, altéré. Mais si le directeur de l’OEuvre a souvent été accusé d’un symbolisme hermétique, la vision d’une écriture ibsénienne essentiellement naturaliste est tout aussi erronée. La valeur plus que relative accordée aux mots par l’auteur aboutit à une construction dramatique reposant sur une communication non discursive, au-delà des mots ou en dépit d’eux475 - communication fondée sur les silences, les actions ou le tableau visuel formé par les personnages dans le cadre scénique. La pièce se construit dès lors moins sur l’exposé simple et direct d’une histoire que sur l’association d’éléments sensibles divers, véhiculant une atmosphère propre. Cette écriture où les impressions et les images le disputent au discours s’éloigne du naturalisme : « Ibsen’s marked detestation for Realism is nowhere more apparent than in the two plays Rosmersholm and Ghosts » écrit Gordon Craig. « ‘The words are words of actuality, but the drifts of the words, something beyond this. There is the powerful impression of unseen forces closing in upon the place : we hear continually the long drawn-out note of the horn of death’ »476 .

Un des éléments essentiels de cet « art du silence »»477 est son écriture visuelle, par l’utilisation du décor comme ressort dramatique, procédé qui, ébauché dans Les Revenants puis qui s’affirme dans John-Gabriel Borkman et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts.

Notes
475.

« This double-density dialogue, when the characters say one thing and mean another, was to be one of Ibsen’s most important contribution to the technique of prose drama

[Ce dialogue à double densité, dans lequel les personnages disent une chose et en signfient une autre, devait devenir l’une des plus importantes contributions d’Ibsen à la technique de la prose dramatique] ». (M. Meyer, 1967, p. 516)

476.

« La répulsion marquée pour le réalisme d’Ibsen n’est nulle part plus apparente que dans les deux pièces Rosmersholm et Les Revenants. Les mots sont des mots de la réalité, mais les forces des mots vont au-delà. Il y a une impression puissante de forces non vues s’approchant du lieu : nous entendons continuellement l’écho persistant des trompettes de la mort ».

G. Craig, programme de Rosmersholm, 05.12.1906. L’analyse de Craig, qui a assisté en novembre 1906 à la création des Revenants de Reinhardt, est indubitablement influencée par cette production.

477.

« [Ibsen] machte dit Theaterkunst zu einer (...) Kunst des Schweigens und Verschweigens. Seine Technik ist die eines Malers der durch ausgesparte Stellen und durchbrochene Linien seine höchsten Wirkungen erzielt.

[Ibsen] a fait de l’art dramatique un (...) art du silence et du non-dit. Sa technique est celle d’un peintre qui par les espaces vacants et les ruptures de lignes atteint ses plus grands effets ».

Friedell, 1906-07, cité in Hübener, p. 19.