L’écriture visuelle d’Ibsen

Ibsen devait au cours de sa carrière attacher toujours plus d’importance au décor comme à l’apparence physique de ses personnages : si ceux-ci apparaissent dans les premières pièces présentés de quelques mots à peine, les didascalies se développent au point d’occuper dans la dernière période plusieurs pages. Dans Les Revenants, l’introduction au drame et la description des lieux sont encore très succinctes :

‘« L’action se déroule dans la propriété de campagne de Mme Alving, au bord d’un grand fjord de l’Ouest de la Norvège.
Un vaste salon donnant sur le jardin. Une porte à gauche ; deux portes à droite. Au centre de la pièce, une table ronde et des chaises ; sur la table, des livres, des revues, des journaux. A gauche, au premier plan, une fenêtre, un petit canapé et une table à ouvrage. Au fond, la pièce s’ouvre sur un jardin d’hiver plus étroit, fermé par de grandes baies vitrées. A droite, dans le jardin d’hiver, une porte donnant sur le jardin. Par les baies vitrées, on distingue dans la brume le fjord mélancolique et sombre ».’

Ibsen a pu ultérieurement être plus précis dans ses prescriptions pour des metteurs en scène qui le consultaient – dans une lettre au duc de Saxe-Meiningen, l’auteur conférait au salon de Mme Alving un caractère Premier Empire 478- mais le texte édité laisse toute latitude au metteur en scène.

Reinhardt, qui a déjà assisté à plusieurs productions de la pièce au Deutsches Theater  - à sa création en 1894, puis à la mise en scène d’Otto Brahm en 1900, dans laquelle il avait tenu le rôle d’Engstrand, qu’il reprendrait ici - a une vision très précise du cadre qu’il veut donner à sa mise en scène des Revenants. Les instructions qu’il donne à Munch sont axées sur trois options fondamentales :

  • un décor réaliste, celui d’une « pièce typique d’une maison norvégienne » :
    Décor détaillé, puisque le metteur en scène prend soin de mentionner lambris, papier peint, parquet, tapis, table à ouvrage, marchepied, cheminée, pendule. Loin d’éliminer les détails scéniques précisés par l’auteur, Reinhardt en ajoute, qui accentuent la tendance naturaliste de la mise en scène : la cheminée aux deux vieux candélabres et à la pendule démodée, par exemple.
    On ne peut pour autant parler de parti pris naturaliste, car ces éléments sont moins là pour restituer un cadre aussi proche que possible que la réalité, voire créer l’illusion d’une réalité (ce que recherche Stanislavski à la même époque) que pour se charger d’une signification symbolique. Ces « ‘étranges meubles démodés, qui (...) peuvent avoir un effet inquiétant’ » contribuent ainsi à créer l’atmosphère trouble de la pièce, qui « ‘doit avoir des secrets, de sombres coins et recoins’ ».
    La mise en scène de Reinhardt s’appuie donc sur une lecture du décor à deux niveaux, l’une immédiate et réaliste (« une pièce typique d’une maison norvégienne »), l’autre moins accessible, où se dévoilera peu à peu le caractère symbolique des « étranges meubles démodés », des « sombres coins et recoins », du jardin d’hiver du Chambellan Alving, du paysage qui est « l’âme de la pièce ». Cette lecture, en 1907, époque à laquelle certains décors expressionnistes et cubistes dissocient totalement texte et expression visuelle, peut difficilement être qualifiée d’avant-gardiste, mais elle s’accorde pleinement aux modes d’expression d’Ibsen et de Munch.

  • le choix d’une atmosphère générale morose et ambiguë :
    La pièce est une dénonciation virulente de l’hypocrisie sociale, la bourgeoisie n’arborant une sévérité des plus rigides que pour mieux dissimuler ses conduites amorales. Reinhardt, plus qu’Ibsen, insiste pour que le décor porte en lui cette ambiguïté. Son exigence pour « quelque chose de tout à fait sérieux, simple, presque ascétique, mais en même temps qui trahit la sensualité du chambellan défunt, donc en aucun cas d’un goût parfait », est ambitieuse, certainement difficile à réaliser dans un langage visuel. Cette vulgarité est malaisée à représenter dans une pièce dominée malgré tout par la morosité, et Ibsen, quant à lui, avait manifesté la présence du chambellan par un unique lieu, le jardin d’hiver. Les adjectifs utilisés par Reinhardt pour la pièce insistent en effet sur son caractère vieillot, « démodé » - le terme revient à trois reprises – « usé », « vieux », aux couleurs ternes. L’atmosphère déjà triste devient encore plus oppressante par l’accumulation de meubles larges et lourds (grande armoire, lourde table, chaises, fauteuils, table à ouvrage, sofa) qui ne sont pas toujours nécessaires. Seul endroit plus clair : la cage d’escalier et le jardin d’hiver, possessions symboliques du chambellan.

  • une régie évolutive :
    l’aspect du décor accompagne le déroulement du drame, et se modifie en s’appuyant sur deux éléments : le paysage, visible à travers la fenêtre du fond, qui « influence considérablement l’ambiance à l’intérieur », et les jeux d’ombre et de lumière qui amplifient les variations de l’éclairage naturel sur la durée d’une journée (la pièce commence le matin et s’achève à l’aube suivante ).

Reinhardt a compris toute l’ambiguïté de l’écriture d’Ibsen : d’une part, Les Revenants marque l’avènement du théâtre naturaliste, traitant de sujets quotidiens, de personnages de la classe moyenne, dans un langage approprié. Le décor, contrairement aux grandes toiles de fond peintes du XIXe siècle, se veut représentatif d’une maison norvégienne typique, telle qu’Ibsen l’a décrite. Mais le naturalisme réside dans le sujet plus que dans la forme, et n’exclut pas une écriture utilisant le symbole. Réalisme et symboles n’ont d’ailleurs jamais été antagonistes, et Zola a su conférer à ses descriptions les plus détaillées, les plus « naturalistes » une dimension symbolique, comme le jardin paradisiaque de La Faute de l’abbé Mouret. De la même façon, Ibsen utilise les éléments de façon à la fois pratique et symbolique dans un décor souvent basée sur la dichotomie entre intérieur matériel et extérieur naturel.

Les objets concrets du décor intérieur, au-delà de leur fonction pratique, se voient dotés par le dramaturge - et souvent par les personnages eux-mêmes – d’une valeur métaphorique : c’est le jardin d’hiver du chambellan, seule pièce gaie et vivante d’une maison dominée par la morosité, ou à l’inverse le bâtiment de l’orphelinat en construction pour lequel Madame Alving consacre tout l’argent de sa dot, cherchant à s’acquitter d’un mariage contracté par intérêt. La puissance symbolique de ces objets - parfois ironique, comme le montre dans Hedda Gabler l’enthousiasme ridicule de Tesman pour ses pantoufles conservées religieusement par sa tante - les transforme en éléments dramatiques déterminants : le jardin d’hiver est justement la pièce où se déclare l’attirance incestueuse entre Osvald et Régine - signe du « retour des revenants », tandis que l’incendie de l’orphelinat consacre l’anéantissement des espoirs d’Hélène Alving de se libérer de son passé. Dans Hedda Gabler, le manuscrit de Løvborg dépasse de loin le statut d’un simple travail intellectuel ; symbole de sa régénération morale, « enfant spirituel » entre lui et Théa, c’est bien ainsi qu’Hedda le considère lorsqu’elle le brûle - « je brûle - l’enfant » -, provoquant par cet acte la mort de Løvborg.

Les éléments naturels constituent un décor extérieur direct ou indirect qui donne au drame une dimension métaphysique : La Dame de la mer, John-Gabriel Borkman et surtout Quand nous nous réveillerons d’entre les morts inscrivent la prise de conscience des personnages très précisément en rapport avec l’univers naturel, dans un contexte évolutif du décor : l’opposition eau « malade » des fjords / eau libre de l’océan dans La Dame de la mer, dialectique intérieur/extérieur chez Borkman, trajectoire vers un paysage toujours plus vierge dans Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. Le processus de libération de l’individu – qu’il aboutisse ou non - suit un ordre ascensionnel qui accompagne celui du monde de la nature, de la profondeur de la mer aux hauteurs du fjell. Eau, air et feu sont les forces dynamiques qui permettent de combattre le statu quo imposé par l’élément terre : « les éléments volatiles et mobiles sont liés aux actions et aux situations conflictuelles marquées par le besoin de liberté, la passion et l’irrationalité ».479 Le symbolisme du décor peut être explicite (La Dame de la mer) ou allusif : dans Les Revenants, le fjord n’est perceptible qu’à travers les fenêtres de la maison - sorte de tableau dans le tableau - ; dans Hedda Gabler, où l’opposition nature/culture se manifeste par le besoin d’Hedda de garder les rideaux tirés en permanence pour échapper à la lumière du jour, symbole d’une vie qu’elle ne peut supporter.

A la différence des objets du décor interne, les éléments naturels possèdent une capacité de transformation qui leur permet d’accompagner la progression dramatique. Dans Les Revenants, le paysage que l’on voit à travers la véranda subit les aléas atmosphériques, reflétant en parallèle les états d’âme des personnages : la pluie qui tombe de façon ininterrompue est une projection visuelle de la vie terne et monotone des habitants. En revanche, à la fin du drame, le paysage s’affirme en opposition avec les sentiments humains : ironiquement, c’est au plus fort de la tragédie, au moment où tout espoir est anéanti, que la pluie laisse place à une aube lumineuse, et Osvald perd l’esprit en réclamant « le soleil ». Chez Ibsen, le décor n’est plus seulement un élément de simple mise en contexte scénique, il devient acteur à part entière du drame, qui ne repose plus seulement sur le texte, mais sur un dialogue entre texte et éléments visuels. Cette caractéristique n’existe encore qu’en filigrane, dans les Revenants - le drame pourrait se dérouler indépendamment de cette toile de fond interprétative - mais s’affirmera dans les pièces ultérieures pour devenir un élément incontournable :

‘« Examples abound of Ibsen’s understanding that a play contains imagery that is not only verbal but visual (...). From the beginning the verbal and visual co-operate, though at first it is the verbal that predominates. As his art matures, so the co-operation of the two kinds of imagery becomes integration ; when he enters upon his series of modern prose plays, the emphasis moves away from the verbal to the visual as more and more is left unsaid because unsayable. The shift of emphasis is decisive and should not be minimised ; yet it is a shift and not an abrupt change ».480

Cette lecture double du décor - à la fois réaliste, puisque chaque élément trouve naturellement sa place dans le contexte soigneusement construit du drame, et symbolique – s’inscrit beaucoup plus dans la tradition picturale, en particulier de l’Europe du nord, que dans la tradition théâtrale ; et ce qu’E. Panofsky a pu définir comme un « symbolisme déguisé »481 à propos de la peinture des primitifs flamands est ici consacré dans l’oeuvre théâtrale par Ibsen, et sera repris fidèlement par Chekhov (qui fait d’une cerisaie l’élément principal de son drame) tandis que Strindberg accentuera le symbolisme plastique au détriment du réalisme (les stores rouges d’Orage, les meubles bancals de La Maison brûlée), accomplissant la transition avec l’expressionnisme.

Ce rôle toujours plus important du décor en tant qu’élément dramatique est ainsi une des caractéristiques du théâtre moderne. Reinhardt lui-même y attache une importance extrême et a du décor une conception particulièrement plasticienne : « ce cadre qui donne l’atmosphère pour les acteurs ; pour pouvoir donner libre cours à un jeu, le mime a besoin d’un cadre où les formes, les lumières et surtout les couleurs donnent le ton ! »482 - qui explique son choix de travailler avec des peintres.

Sa mise en scène des Revenants ne cherche pas à adapter l’écriture ibsénienne aux conceptions modernistes du début du XXe siècle, mais respecte cette double écriture : lorsqu’on considère que « Max Reinhardt ne peut être qualifié d’expressionniste même s’il préfigure l’expressionnisme scénique. (...) Aucune de ses mises en scène ne peut être dite expressionniste parce qu’elle reste imprégnée d’une certaine primauté du psychologisme, d’un certain décorativisme qui ôte de sa force à ce qui n’est qu’un vaste cri de révolte »483, c’est ce respect de la structure dramatique qu’on lui reproche. Les mises en scène des pièces d’Ibsen ont été jusqu’ici soit d’un réalisme traditionnel, soit au contraire avec Lugné-Poe marquées par une lecture symboliste radicale qui leur faisait perdre beaucoup de leur accessibilité. La mise en scène de Reinhardt part du réalisme de la pièce, mais en accentue les éléments sensibles pour en faire la composante dominante du drame.

L’analyse de Reinhardt est très juste. Mais le metteur en scène devait se douter qu’un peintre comme Edvard Munch ne suivrait pas à la lettre toutes ses indications, excessivement détaillées. En outre, des « esquisses d’ambiance » n’ont pas vocation à restituer les détails pratiques indiqués. Tel un acteur, Reinhardt essaye là de communiquer une atmosphère au peintre, d’éveiller sa créativité et son imagination. Ses instructions enthousiastes, presque lyriques, sachant opérer un savant dosage entre indications pratiques et évocations d’ambiance, ont indubitablement été d’une grande utilité pour le peintre qui a su s’en inspirer, répondre à la ligne directrice exigée tout en offrant sa vision personnelle.

Notes
478.

« L’aménagement intérieur des demeures dans la campagne norvégienne ne montre en général de nos jours aucune caractéristique nationale particulière. Les salons des plus vieilles maisons familiales de ce genre sont parfois recouverts de tapisseries polychromes sombres. En dessous, les murs sont habillés de simples lambris de bois. Les plafonds comme les portes et les encadrements de fenêtres sont équipés de même. Les poêles sont grands, lourds et généralement en fonte. Le mobilier est encore souvent dans le style du premier empire français, mais les couleurs sont en général plus sombres. C’est à peu près ainsi que je me suis imaginé le salon de Mme Alving ». Lettre d’Ibsen au duc de Saxe-Meiningen, 1886, citée in H. Midbøe, p. 29.

479.

V. Ystad, Livets endeløse gåde, Oslo, 1996, p.22.

480.

« Les exemples abondent de la conscience d’Ibsen qu’une pièce contient un répertoire imagé qui n’est pas seulement verbal, mais aussi visuel (...). Depuis le début, le verbal et le visuel coopèrent, bien qu’au début ce soit le verbal qui prédomine. Au fur et à mesure que son art murit, la coopération de ces deux formes imagées devient intégration ; lorsqu’il entame sa série de pièces modernes en prose, l’accent se déplace du verbal vers le visuel tandis que toujours plus de choses sont tues, car toujours plus de choses ne peuvent pas être dites. Le déplacement d’accent est décisif et ne devrait pas être sous-estimé. C’est cependant un déplacement, et non un changement abrupt ».

J. Northam, Ibsen - a critical study, 1973, p. 7.

481.

E. Panofsky,1992, « Réalité et symbole », pp. 249-273.

482.

Cité in H. Heller, « Max Reinhardt, l’impressionniste autrichien », Revue d’Histoire du Théâtre, 1961-4, p. 320.

483.

Lionel Richard, cité in E. Lachana, p. 90.