Le croquis spécifiquement consacré au décor (fig. 18) est encore d’une veine très naturaliste, figurant avec précision le mobilier. La démarche se poursuit dans sa réalisation concrète ; les courriers échangés (annexes 7-8abc) témoignent d’une démarche réaliste : l’artiste demande des photographies de foyers norvégiens, s’enquiert de détails techniques qui paraissent à mille lieux des préoccupations habituelles du peintre. Mais il a déjà opéré des coupes drastiques dans le décor que lui proposait Reinhardt. Celui-ci avait conçu un plan scénique pour le moins complexe, s’articulant autour de quatre pôles :
à jardin, un sofa et une table à ouvrage ;
toujours à jardin, au fond, une grande armoire et des chaises à dossier haut ;
au milieu, une table et des chaises ;
à cour, une cheminée, et devant deux fauteuils.
On peut ici s’étonner d’une telle abondance de mobilier, qui ne ressort pas des instructions de l’auteur, et demeure à la fois inutile – elle constitue un potentiel de places assises d’environ le double du nombre total de personnages – et dangereuse dans la petite scène du théâtre, où il doit être bien difficile de créer ces quatre aires géographiques sans saturer l’espace et nuire à la lisibilité du décor. Munch s’est-il intéressé à ces questions d’ordre pratique ? Il est plus probable que l’option de simplification qui transparaît de ses propositions de décor soit le fruit de son penchant naturel pour le synthétisme. A cet encombrant décor, il oppose en effet une scène relativement épurée (fig. 11-18). Supprimant sans autre forme de procès l’armoire et les chaises, au demeurant parfaitement superflues, il installe à jardin un groupe unique, constitué d’un sofa et d’un guéridon. Cette zone, particulièrement importante - celle où la relation entre Osvald et sa mère prend toute sa dimension à l’acte II – voit sa fonction dramatique soulignée par la délimitation symbolique de l’espace, le tapis créant à la fois une sorte d’îlot, semblant de refuge au milieu de la tourmente, mais également un espace clos, presque carcéral, dans lequel Osvald se trouve confiné (fig. 14).
En contrepoint à ce groupe, la partie cour est constituée de la table et des chaises, près de la cheminée ; ce lieu social, ouvert aux personnes extérieures à la famille, accueillera l’ensemble des personnages pendant l’acte II. Des deux fauteuils préconisés par Reinhardt, l’un disparaît, et l’autre prend en revanche une position dominante, placé au tout premier plan, en milieu de scène. Ce fauteuil de larges dimensions, noir, dont le style dépare le reste du décor, voit son caractère ostentatoire accru par son audacieux placement, dos au public. Vide tout au long du drame, il représente la présence fantasmatique du chambellan Alving, ce « tiers pesant » qui hante sa famille bien après sa mort, et dont l’influence directe sur la vie de son fils devient explicite lorsque celui-ci prend place dans le fauteuil à la fin de l’acte III. Pour représenter visuellement, immédiatement, ce que l’auteur explique à loisir dans le texte - le poids des revenants, également représenté visuellement par les deux portraits de famille au mur - l’artiste renouvelle le mythe de la « chaise vide », objet d’une tradition culturelle séculaire encore aujourd’hui utilisé pour sa puissance symbolique dans la psychothérapie484, et l’affiche par sa position spectaculaire pour en faire le « ‘symbole compréhensible et expressif de la déchéance. (...) L’intention est claire : lorsque Osvald s’assoit, on sait – sans que cela soit dit – qu’il est condamné au déclin ’».485
La cheminée perdant ainsi sa fonction de pôle d’attraction, est dès lors dépouillée de l’ornementation superflue des candélabres et de la pendule. Mais l’artiste rétablit la valeur métaphorique de cette dernière en la remplaçant par une horloge, qu’il place dans le coin en fond de scène. Utilisée comme élément structurant dans la diagonale qui court l’espace, lorsqu’elle relie Osvald à sa mère dans les esquisses de l’acte I (fig. 11), ou figurant directement dans le prolongement de sa figure lorsqu’il est assis sur le sofa dans l’acte II (fig. 14), elle se voit investie d’une fonction supérieure, rappelant à tout moment le compte à rebours intimé à Osvald. Le motif de l’horloge comme memento mori est peu usité par l’artiste dans son oeuvre peint, mais il réapparaîtra de façon éclatante dans son dernier autoportrait, Entre le lit et l’horloge 486.
Autre élément ajouté, le palmier. Installé à cour, pour faire contrepoids à l’horloge, il assume de façon beaucoup plus discrète la fonction symbolique du jardin d’hiver qui ne figure pas sur les esquisses mais sera vraisemblablement réalisé sur scène..487 Objet a priori étrange dans une maison norvégienne, le palmier est en fait à la fois la transcription fidèle d’une décoration à la mode dans les intérieurs norvégiens au tournant du siècle – on le retrouve par exemple dans l’illustration naturaliste d’Hedda Gabler par Christian Krohg488 – et une métaphore de la pérennité de la nature. La nature symbolique de ces éléments s’affiche clairement dans l’esquisse de l’incendie (fig. 17), lorsqu’ils sont seuls à être figurés dans l’atmosphère brumeuse qui enveloppe les éléments du décor : tandis que le haut du dossier du fauteuil surgit au premier plan, au fond la pendule et le palmier voient leurs dimensions élargies. Placés de part et d’autre du mur, ils deviennent les piliers de l’édifice, l’arbre symbole de vie s’opposant au destin fragile des hommes incarné par l’horloge.
Dans cet environnement, le paysage visible à travers la véranda, élément sur lequel reposait l’essentiel de la symbolique ibsénienne, perd de sa prééminence et devient une métaphore parmi d’autres. Comme dans le programme de Peer Gynt pour l’OEuvre, l’artiste a choisi un paysage typiquement norvégien, immédiatement identifiable par un public étranger : une montagne au sommet enneigé, vers laquelle mène une route bordée de fermes. Le texte indiquait « un fjord », mais le peintre ne cherche pas à figurer le caractère maritime du paysage ; le choix de la montagne permet d’expliciter l’ambiguïté introduite par le texte, la nature pouvant être aussi riante et source de vie par beau temps qu’impitoyable par mauvais temps. Dans l’esquisse de la dernière scène (fig. 18), l’utilisation du plan rapproché permet de traduire visuellement ce que le texte contient dans les derniers dialogues : Osvald perd la raison en appelant de ses voeux un soleil qui pointe mais qu’il est déjà incapable de voir. Pour exprimer cette ironie tragique, l’artiste a déplacé le fauteuil pour installer le personnage au centre de la pièce, dos au paysage qui s’impose derrière lui, et dont la beauté et la sérénité soulignent d’autant l’inertie et le désespoir régnant dans la maison. La mise en rapport entre une scène de maladie ou de mort et un paysage ensoleillé apparaît souvent chez Munch pour souligner avec ironie la dérisoire fragilité humaine en regard de l’éternelle nature. Le premier tableau à utiliser ce contraste est Printemps (fig.3), où une jeune fille tuberculeuse détourne la tête, trop faible pour supporter la vigueur du soleil et de l’air frais qui s’engouffrent dans la chambre par ce jour radieux ; dans son thème et sa composition, Printemps évoque le drame des Revenants, et la question d’une éventuelle influence littéraire peut se poser489. Le même contraste réapparaît souvent dans d’autres scènes tragiques, comme La Mort du bohème ou L’Arbre 490 lithographie figurant des cadavres s’entassant sous un arbre tandis que le soleil rayonne : la vie survit à tout, et les destinées individuelles passent inaperçues dans le cycle universel – voilà un thème prisé tout autant par Ibsen que par Munch, mais cette coïncidence artistique est due moins à l’influence d’un artiste sur l’autre qu’à un héritage culturel commun.
Un autre élément essentiel du décor de Munch est l’utilisation expressive des couleurs. Les indications de Reinhardt préconisaient, pour les murs, « des lambris jusqu’à mi-hauteur, et au-dessus du papier peint décoloré, sans être clair » ; l’option choisie est donc celle de tons passés, vieillots sans être trop discrets ni trop clairs. Une maison aux couleurs ternes et tristes, qui expriment la morosité de la vie des habitants. La première esquisse de l’acte I (fig. 11) retranscrit ces instructions de façon assez fidèle. En optant pour les ocres dans leur gamme complète, Munch obtient une tonalité générale soutenue mais sans chaleur, comme il l’avait fait dans sa Mort dans la chambre de la malade (fig. 9). Ce dégradé de teintes terreuses crée un subtil malaise : le beige du sol et des meubles donne aux éléments un aspect presque fantomatique, l’ocre clair des murs est rehaussé de touches rouges pour délimiter les volumes ; les notes de vert et marron soulignant la présence du plafond accentuent le caractère cubique, oppressant, de la pièce – là encore, l’artiste réalise un choix coloriste plus pictural que scénique, ce subtil équilibre pouvant difficilement être restitué sur scène. Dans cette palette de couleurs ternes ressortent les touches sonores des personnages d’autant plus isolés, tandis que la pâleur de la véranda au fond donne à la vue sur l’extérieur un caractère bien irréel, presque onirique. En cela, Munch traduit fidèlement l’instruction d’atmosphère générale de Reinhardt, celle d’un «‘ temps de pluie, terne et gris, plus clair à l’extérieur qu’à l’intérieur ’».
Dans d’autres esquisses, en revanche, les couleurs sont plus soutenues. La version d’Oslo de la première scène491 présente la même composition dans des couleurs très proches de l’esquisse du deuxième acte (fig. 12). Le mobilier est réalisé par des touches rose vif, le jaune acide des murs répond au jaune terne des visages. Les couleurs sont vives, mais plus agressives que gaies. Loin d’égayer la scène, elles ne font que souligner la noirceur des silhouettes et du fauteuil et accentuer l’impression de malaise. L’utilisation symbolique des couleurs est très personnelle au peintre : le rose, qu’on pourrait considérer comme une couleur gaie, est de toute évidence ressentie comme déplaisante par l’artiste, qui plus tard l’utilise pour tout le fond de son terrible Autoportrait pendant la grippe espagnole 492. La proposition de l’artiste de couleurs plus agressives que celles envisagées initialement, a été suivie avec enthousiaste par le metteur en scène, comme ses autres suggestions, si l’on en croit le témoignage de son collaborateur Ernst Stern :
‘« Aujourd’hui, Reinhardt m’a montré dans son bureau une toile du célèbre peintre norvégien E. Munch. Elle représentait une pièce, dont le signe caractéristique était un gros fauteuil noir. (...) Le tableau de Munch, fait de sa manière habituelle, ne me donnait que très peu d’indices pour la réalisation en détails, et je le dis également à Reinhardt. ‘Possible’, dit-il, ‘mais le fauteuil dit tout ! Ce noir rend parfaitement toute l’atmosphère du drame ! Et puis les murs de la pièce dans le tableau de Munch’, continua-t-il. ‘Ils ont la couleur de gencives malades. Nous devons nous efforcer de trouver du papier peint de cette couleur. Il placera les acteurs dans la véritable ambiance. L’expression a besoin pour se nourrir, d’un espace modulé par la forme, la lumière et avant tout la couleur !’ »493 ’Le décor réalisé pour Hedda Gabler témoigne de la même démarche, construite sur un équilibre entre fidélité au texte et suggestions personnelles. En l’absence de document écrit hormis quelques courtes notes, on ignore si le metteur en scène Hermann Bahr a exposé à l’artiste au début du travail sa conception personnelle du décor, ou s’il l’a laissé entièrement libre. Qu’il l’ait étudié directement ou non, Munch a dans l’ensemble abordé le texte avec la même lecture interprétative que celle qu’il avait essayée dans Les Revenants.
Ibsen a été beaucoup plus précis dans ses didascalies d’introduction pour Hedda Gabler que pour Les Revenants, montrant l’évolution qu’il allait prendre dans un symbolisme des éléments toujours plus élaboré. Au contraire de la laconique présentation de la maison des Alving, un long paragraphe donne une vision détaillée d’un salon prolongé par une alcôve, salon bourgeois, à la décoration importante, presque chargée.494
La précision des détails laisse à penser qu’Ibsen a pu s’inspirer d’un intérieur réel : des détails tels que « des bibelots en terre cuite et en majolique » ou « une suspension à globe en verre dépoli », qui ne jouent aucun rôle dramatique, sont particulièrement étonnants, et font conclure à un décor naturaliste. Cependant, la précision des objets n’est pas gratuite, et outre la mise en contexte social qui a son importance dans le drame, les éléments visuels que sont le piano, le portrait du général, le poêle, l’aspect automnal du jardin, jouent un rôle soit dramatique, soit symbolique. Plus étonnant en revanche est le nombre impressionnant des chaises et canapés, qui totalisent dix-sept places assises, dans une pièce ne comptant que sept personnages, et là encore conduit à envisager la restitution d’un modèle précis plus qu’une création. Ibsen, qui pourtant a été metteur en scène dans sa jeunesse, semble avoir oublié les contingences matérielles de la scène, pour préconiser un décor de deux tables, deux canapés, un piano et une dizaine de sièges ! Suivre à la lettre les indications de l’auteur aurait été se heurter à un décor difficilement réalisable, et surtout d’un réalisme inutile, loin des positions - et des possibilités - du Deutsches Theater. Munch choisit donc d’épurer ce décor tout en veillant à en conserver la structure générale et la puissance évocatrice.
Les deux projets de décor parvenus jusqu’à nous (fig. 25, fig. 102) sont assez différents l’un de l’autre. A la lumière des esquisses ultérieures et de la correspondance de Munch portant sur l’achat du mobilier (entre autres des croquis faits dans ses lettres) , on peut conclure que le second dessin (fig.102) est vraisemblablement la proposition retenue. Les annotations qui y figurent, de la main de Munch et de Bahr, semblent confirmer cette hypothèse. Ainsi, après avoir envisagé un décor assez moderne et synthétique, dans la lignée des Revenants - on retrouve dans la détrempe le fauteuil noir d’Osvald -, Munch a finalement opté pour un décor plus naturaliste, s’attachant en particulier à rendre avec une précision assez inhabituelle le style du mobilier norvégien.. Ce choix n’est en réalité que le corrélatif de la description détaillée du texte. En effet, à la différence des Revenants, où le décor soulignait le drame et en incarnait l’ambiance, la maison d’Hedda Gabler constitue en elle-même un enjeu dramatique; son agencement est investi de significations, et de constantes allusions à son propos sont faites, qui illustrent avec force l’incompatibilité entre le monde d’Hedda et celui de son époux. La maison est luxueuse, et incarne l’ambition sociale dont est prisonnière l’héroïne, qui n’est pourtant qu’un leurre pour masquer l’inanité de sa vie. Cet achat, ainsi que celui des meubles et des tapis, est au-dessus des moyens de Tesman. Le malaise créé par les exigences de « la fille du général » pèse autant sur son époux amoureux, qui doit avoir recours à l’hypothèque car « il m’était tout à fait impossible de lui offrir un intérieur de petit-bourgeois ! », que sur sa tante à qui Hedda fait comprendre sans délicatesse son statut modeste.
Dès la première scène, donc, le décor révèle l’essence du drame : Hedda est un être socialement et psychologiquement déraciné. La pièce doit donc être un mélange de luxe et de conformisme parcimonieux, qui révèle le fossé entre les ambitions d’Hedda et la réalité qui s’impose à elle: « ‘Oui, voilà ! Vivre chichement ! C’est ce qui fait que la vie devient si médiocre . Totalement et définitivement dérisoire - parce que c’est comme ‘ça’’ ».
C’est pourquoi le peintre accorde un soin particulier au décor, cherchant même des modèles tout à fait précis pour les meubles et les tissus. Il précise dans sa lettre à Ravensberg que la maison doit avoir « de beaux meubles modernes » (annexe 8d), puis semble se raviser. Les souvenirs d’A. Kahane évoquent « de merveilleux vieux meubles rustiques norvégiens », qui « trônaient superbement sur la scène, et Mme Hedda Tesman dans son salon pouvait faire des envieux »495. Ce décor reste fidèle au texte préconisant un salon « meublé avec goût », option inverse de celle choisie pour la création de la pièce à Londres en 1891, où Henry James avait été particulièrement frappé par la laideur de l’intérieur, « signe d’une vie provinciale limitée ! »496
Si la transposition visuelle est fidèle, elle n’est pas non plus littérale, et le peintre reprend la structure générale tout en faisant subir au décor préconisé par l’auteur plusieurs modifications dictées par un souci premier de lisibilité.
Suivant en cela les didascalies, il installe au centre de la scène une table recouverte d’un tapis, entourée de deux chaises. En revanche, il supprime la deuxième table et ses sièges, d’une utilité contestable, d’autant que celle qui reste n’a elle non plus aucun rôle dramatique particulier, et relève essentiellement d’un souci de réalisme de la part du scénographe comme de l’auteur. En outre, il repousse vers le fond, sous la fenêtre, le canapé qui devait se trouver au premier plan. Parti pris surprenant puisque c’est là que se déroulent nombre de conversations, la logique s’opposant à ce que des scènes entières soient jouées en fond de scène. Il semble qu’ici le souci visuel ait primé sur les contingences théâtrales, et que l’artiste ait cherché une relative symétrie autour de l’ouverture centrale, les deux canapés se faisant face (fig. 22), mais Hermann Bahr le rappellera à certaines contingences théâtrales497. Le mur à jardin est ainsi constitué, au fond d’une large fenêtre au-dessus du canapé, en devant de scène d’une large porte à double battant, celle qui vraisemblablement conduit au vestibule et qu’Ibsen avait placée du côté opposé. Ce faisant, la véranda et son paysage automnal se retrouvent dans le mur du fond, mais cette option qui répète le procédé utilisé dans Les Revenants sera modifiée ultérieurement par le metteur en scène qui tient à conserver l’emplacement originel de la véranda498.
Toujours dans un souci d’épuration, Munch supprime les étagères des bibelots et réduit le nombre de tapis qui dès lors ne recouvrent que l’espace central. Il abandonne encore - semble-t-il - le secrétaire d’Hedda, dans lequel doivent se trouver les pistolets de son père, à moins qu’il n’ait transféré cet élément d’importance dramatique primordiale dans la petite pièce du fond, déjà vouée à la mémoire du Général, comme en témoigne son portrait. De la même façon, il semble hésiter sur l’emplacement du piano, autre vestige de l’ancienne vie d’Hedda, qu’il place dans le premier croquis - contrairement aux didascalies - dans la pièce principale, mais que l’on ne revoit pas dans les esquisses suivantes. Peut-être s’est-il finalement résolu à le laisser invisible, malgré sa signification symbolique. Enfin, il modifie un espace primordial dans la pièce : le coin près du poêle en devant de scène, qu’Ibsen a pourvu d’une pléthore de sièges. Ce lieu est investi d’une double valeur dramatique et symbolique, puisque c’est là que se révèlent successivement tous les secrets des personnages et que se déroulent les deux apogées dramatiques : lorsque Hedda brûle le manuscrit, et lorsque le juge Brack la menace du scandale, provoquant son suicide . Munch décide de supprimer tout élément qui ne serait pas essentiel, tels ces banc, coussins et tabourets divers des didascalies. Puisque toutes ces scènes de confidence confrontent deux personnages, il ne laisse que deux sièges : un fauteuil et une chaise légèrement plus basse, la nature du mobilier reproduisant les luttes de domination qui se déroulent là. En ce qui concerne le feu, Munch et Bahr ont hésité entre le poêle préconisé par Ibsen et une cheminée, la dernière option étant semble-t-il celle retenue499, la cheminée possédant la même valeur symbolique que le poêle tout en offrant une plus grande puissance d’expression visuelle.
Pour l’agencement général, et plus précisément pour les détails du mobilier, l’artiste s’est finalement moins inspiré du texte que de la photographie de l’intérieur de Thorvald et Mally Lammer, extraite d’une brochure envoyée par Ravensberg (annexe 11). Elle aura servi de source d’inspiration essentiellement en ce qui concerne les détails pratiques, comme le style du mobilier à piètement à billes, du chandelier et surtout la tenture encadrant l’ouverture sur la pièce du fond, l’artiste ayant pour le reste éliminé la profusion de bibelots et tableaux.
La perte de certains éléments symboliques – perte dans les esquisses, mais non dans la mise en scène, car le secrétaire par exemple se doit d’exister – est compensée par l’ajout d’autres éléments issus de son écriture symbolique personnelle. Un premier domaine qui porte la marque du peintre est l’expressivité des couleurs. A l’inverse des teintes sombres préconisées par Ibsen, le décor de Munch montre l’opposition franche des couleurs complémentaires, avec le bleu foncé des murs, le jaune vif du fond (sur les dessins, mais semble-t-il réalisé en orange) , le « jaune brun » du mobilier et les motifs rouges sur les tissus noirs. Ce colorisme marqué, peu réaliste, qui frappera Gustav Schiefler par son expressivité (annexe 12). En effet, de la même façon que dans les Revenants, l’aspect terne de la maison, avec sa couleur de « gencives malades », illustrait visuellement la maladie et le manque de « joie de vivre » de ses occupants, ici c’est bien l’excès de passion et la violence d’Hedda qui s’incarnent dans le décor. Particulièrement évocatrices sont les fleurs rouges éclatantes sur le tissu noir des rideaux. Si ce motif existe déjà , beaucoup plus innocent, sur la photographie exploitée, il est accentué et agrandi dans les esquisses, et acquiert une expressivité presque dérangeante. Ce motif évoque les lithographies de Vuillard, en particulier ses Intérieurs et son programme de 1893 pour le Théâtre de l’OEuvre pour une autre pièce d’Ibsen, Rosmersholm 500. Ici comme là, les principaux protagonistes de l’histoire ne sont plus les êtres humains, qui sont soit absents, soit noyés dans le décor, mais bien ces lieux chargés d’une inquiétante présence.
L’esquisse d’ambiance qui représente Hedda dans son salon (fig. 22) rend de façon encore plus manifeste le rôle du décor en tant qu’élément actif du drame, au même titre que les personnages. L’oeil du peintre s’est ici focalisé de façon surprenante plus sur l’environnement que sur l’héroïne, excentrée dans l’espace, et dont la silhouette stylisée n’est plus qu’un élément formel parmi d’autres. Le plan rapproché permet de distinguer les étonnants motifs du canapé d’angle : sur le dossier, tels des « caractères hiéroglyphiques »501, alternent des images de couples dansant ou s’enlaçant. Les couleurs vives des silhouettes, exaltées par le tissu noir, s’accordent aux différents tons de la pièce. Bien que très stylisées, ces silhouettes enlacées sont un rappel direct des images que Munch réalise au même moment dans sa frise du foyer du théâtre : le format oblong, la suite ininterrompue des couples aux fortunes diverses, la ligne cursive et décorative des silhouettes, sont les éléments parcourant les épisodes de la Frise Reinhardt, suite de rêveries amoureuses au clair de lune. Parmi eux, Couple sur la plage 502 est une version plus narrative que symboliste du Baiser, transposée dans l’univers serein et romantique du rivage. Cette auto-citation sert de rappel discret, au milieu d’un salon conformiste et bien ordonné, de la force irrépressible des puissances naturelles, l’instinct vital et l’amour – celles là même qui, réprimées et refoulées pour répondre aux exigences de la société, deviennent destructrices et prendront une cruelle revanche dans le destin d’Hedda. Mais le symbole reste peu accessible et sera en outre bien difficile à réaliser concrètement.
A la lumière de ce « symbolisme déguisé », l’arche formée par l’ouverture du fond de scène, auprès de laquelle la silhouette fragile d’Hedda se trouve, prend également une signification particulière. Munch a choisi, pour la séparation des deux pièces sur scène, non pas la porte vitrée choisie par Ibsen, mais un espace ouvert encadré de tentures. L’idée est empruntée à la photographie des Lammers, et cette sorte de séparation devait être assez courante503, mais Munch en exploite les possibilités expressives, détournant le motif architectural innocent en élément hautement symbolique : à travers cette arche se laisse entrevoir un espace mystérieux, que le spectateur ne peut investir, où l’action perçue par éclairs n’en est que plus intense ; c’est la pièce du fond, dominée par le portrait du Général, incarnation du souvenir omniprésent du père d’Hedda et du poids de l’inconscient dans la destinée humaine. Sa valeur dramatique s’affirme en particulier lors du dénouement : quand Hedda désespérée décide de mettre fin à ses jours, elle franchit ce seuil pour aller dans la petite pièce. Avec ses lignes droites, découpant l’espace de façon tranchante, l’arche choisie par Munch se révèle alors la lointaine évocation d’une guillotine, sinistre présage encore attisé par la lourdeur des rideaux noirs rehaussés des tâches rouges des fleurs, et par le lustre se détachant sur le fond du rideau, suspendu tel une épée de Damoclès : le destin d’Hedda est scellé d’avance. Ce motif formel a dû particulièrement plaire à Munch par sa ressemblance avec la Porte de l’Enfer de Rodin, à laquelle l’artiste se réfère lorsqu’il assemble certains tableaux de la Frise de la Vie autour de la porte de son atelier dans sa maison d’Ekely.
Le jugement de P. Krieger, selon lequel les esquisses du décor restituent la vision de Munch d’un salon contemporain de la grande bourgeoisie, « dans laquelle il s’est éloigné des indications scéniques d’Ibsen »504 est donc à nuancer : Munch a su exprimer sa vision propre, et prendre les libertés nécessaires à la création personnelle, mais il est resté en accord avec l’esprit de la pièce : son décor d’apparence réaliste, intérieur qu’on peut s’attendre à trouver dans un salon bourgeois norvégien, n’en véhicule pas moins par un certain nombres d’éléments symboliques une atmosphère particulière. C’est un décor plus suggestif qu’affirmatif, pourrait-on dire, où l’équilibre est atteint entre lecture littérale et lecture interprétative, l’interprétation personnelle n’étant permise que pour mieux servir le texte. Contrairement à d’autres scénographes, Munch fait preuve d’une lecture approfondie du texte, mais se montre dans ses esquisses comme plus tard dans ses illustrations plus attaché à restituer l’esprit que la lettre. En investissant le décor d’une valeur interprétative, il poursuit la démarche initiée par Ibsen et la rend plus manifeste, se situant en cela dans le mouvement d’innovation théâtrale du tournant du siècle. D. Bablet voit en effet comme une des caractéristiques de la scène moderne l’évolution du décor de théâtre. Par sa réalisation confiée à des artistes et non plus des régisseurs, le décor de théâtre voit son statut modifié ; de cadre de représentation uniquement matériel, indépendant de l’intrigue, il devient un élément à part entière du spectacle : « ‘Le décor est évocation du drame, il est dicté par lui. (...) Il émane du drame et en souligne la vie interne. Il concrétise les impressions que l’oeuvre dramatique suscite en l’esprit du peintre. Il matérialise une vision spirituelle’ »505.
L’école de Palo Alto préconise dans les thérapies familiales l’utilisation d’une chaise vide pour signifier « le tiers pesant », le parent disparu et néanmoins présent dans l’esprit de ses proches.
(E. Goldbeter-Merinfeld, Le Deuil impossible – Familles et tiers pesant, coll. Art de la psychothérapie, ESF, Paris 1999.)
P. Hougen, cat. expo. 1975, Oslo, p. 12.
Autoportrait entre le lit et l’horloge, 1940-42, huile sur toile, 149x120, M 23.
Il est mentionné dans la lettre d’E. Frisch (annexe 7-b).
C. Krohg, Hedda Gabler, 1890, encre, Oslo, Nasjonalteatret.
Voir Troisième partie, III, 2.
L’Arbre, 1916, lithographie de report, 210x355, repr. in cat. 1991-92, Paris-Oslo, p. 274.
Scène des Revenants, 1906, huile sur toile, 60x102, M 984.
Autoportrait pendant la grippe espagnole, 1919, huile sur toile, 151x130, Oslo, Nasjonalgalleriet.
E. Stern, cité dans cat. expo. 1975, Oslo, p. 12.
« Un grand salon, meublé avec goût, de couleurs sombres. Au fond, une grande double porte, s’ouvrant sur une autre chambre, plus petite, meublée et décorée dans le même style que le salon. A droite (dans le salon) une porte à deux battants conduisant au vestibule. A gauche, en face, une porte vitrée ouvrant sur une véranda et, plus loin, le jardin. Arbres au feuillage automnal.
Sur le devant, au milieu du salon, une table ovale couverte d’un tapis et entourée de chaises. Plus près, à droite, un grand poêle en faïence sombre, un fauteuil à haut dossier, un petit banc avec coussins et deux tabourets. Dans l’angle du fond, à droite, un canapé de coin et une petite table ronde.
A gauche, au premier plan, à quelque distance du mur, un canapé, une table et deux sièges. Plus loin, au-delà de la porte vitrée, un piano.
De chaque côté de l’ouverture du fond se trouvent des étagères avec des bibelots en terre cuite et en majolique.
Dans la pièce du fond : un canapé, une table et deux sièges. Au-dessus du canapé est accroché le portrait d’un bel homme d’un certain âge, en uniforme de général. Au-dessus de la table, une suspension à globe en verre dépoli.
Au salon, des bouquets de fleurs sont posés à même les tables. D’épais tapis recouvrent le sol des deux pièces.
Le soleil pénètre par les portes vitrées ». Les citations d’Hedda Gabler sont extraites de l’édition Actes Sud, 1981.
« [Ich erinnere mich auch, daß]Munch damals unter anderem für die Tochter des General Gabler sehr wirksam und richtig ein Interieur aus wundervollen alten echten norwegischen Bauernmöbeln zusammenstellte, die er selbst in Norwegen für uns aussuchte und aufkaufte. Als sie in Berlin ankamen, stellte sich allerdings heraus, daß die echten alten norwegischen Bauernmöbeln eine verdammte Ähnlichkeit mit vielem hatten, was damals im Deutschland unter dem Namen Jugendstil grassierte. (...) Immerhin als Munch die letzte Hand ans Werk legte, standen die Dinge prächtig im Raume und Frau Hedda Tesman war um ihre Diele zu beneiden ».
[Je me rappelle aussi que ] Munch agença autrefois pour la fille du Général Gabler, de façon très juste et expressive, un intérieur fait de merveilleux vieux meubles rustiques norvégiens, qu’il alla chercher et acheter lui-même en Norvège. Quand ils arrivèrent à Berlin, il s’avéra toutefois que ces véritables meubles rustiques norvégiens avaient une satanée ressemblance avec ce qui autrefois en Allemagne sévissait sous le nom de Jugendstil. (...) Toujours est-il que lorsque Munch mit les dernières touches, les objets trônaient superbement sur la scène, et Mme Hedda Tesman dans son salon pouvait faire des envieux ». Arthur Kahane, Berliner Tagblatt, 28.10.1926. Cité in H. Midbøe, p. 35.
Cité in M. Meyer, 1967, p. 694.
Dans un courrier du 09.01.1907, H. Bahr accuse réception des esquisses du décor, qu’il trouve excellentes, mais tient néanmoins à modifier l’emplacement du sofa, qui doit se trouver en devant de scène. Cité in H. Midbøe, p. 59.
Annotation sur le croquis T1581.
Dans son dessin au crayon (fig. 102), le peintre avait annoté « cheminée » à droite du croquis. Dans sa lettre du 6 décembre, Bahr lui demandait : « Vous êtes-vous décidé pour une cheminée ou un poêle ? Je pencherais pour un poêle, mais tel qu’on voit clairement le feu brûler », mais un courrier de Bahr du 9 janvier mentionne finalement une cheminée.
E. Vuillard, Paysages et intérieurs, 1899, recueil de lithographies en couleur, Paris, Bibliothèque Nationale.
E. Vuillard, Rosmerholm, 1893, programme pour le Théâtre de l’OEuvre, Paris, Bibliothèque Nationale.
P. Krieger, p.27.
Couple sur la plage, 1906-07, tempéra sur toile, 90 x 155, Berlin, Nationalgalerie.
On la retrouve dans une photographie de la mise en scène d’Hedda Gabler au Nasjonalteatret de Christiania en 1913 ; il n’est cependant pas impossible qu’il s’agisse là d’un emprunt fait à la scénographie de Munch.
« Eine Skizze zeigt Munchs Auffassung von einem zeitgenössischen großbürgerlichen Salon, worin er sich weitgehend an Ibsens Szenenanweisungen hielt ». P. Krieger, p. 27.
D. Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre, de 1870 à 1914, Paris, 1965, p.181.