Le caractère collectif des travaux de scénographie est une des raisons qui expliquent la grande fidélité au texte : pris dans une logique de groupe, au service d’une mise en scène, Munch en tant que décorateur-scénographe n’a à aucun moment cherché à ce que son inspiration propre détrône le texte dans le résultat final. Lorsqu’il aborde les illustrations, cependant, le contexte privé et purement ludique de sa lecture le pousse à s’autoriser un choix beaucoup plus arbitraire et une interprétation plus ou moins soumise au matériau littéraire. C’est ainsi que le décor, soigneusement étudié et retranscrit dans les esquisses d’ambiance, se voit dans John-Gabriel Borkman subordonné à la fantaisie de l’illustrateur. Si le paysage hivernal de l’acte IV est restitué avec soin, c’est que l’artiste a considéré qu’il était un des éléments essentiels du drame, et il lui accorde un rôle presque démesuré, en faisant l’acteur primordial. Tout au contraire, l’intérieur de la maison Rentheim tel qu’il apparaît dans les trois premiers actes fait l’objet d’une impasse quasiment absolue.
Le premier dessin réalisé sur la pièce (fig. 44) ne garde des précisions données dans les didascalies du décor de l’acte I506 que de rares éléments, ceux qui ont une valeur symbolique : les hautes fenêtres au fond de la pièce, à travers lesquelles « la neige tourbillonne dans le crépuscule » - signe révélateur des tempêtes intérieures des personnages ; les épais rideaux, qu’encadrent avec élégance ces hautes vitres, sont le seul vestige de la « grandeur fanée d’autrefois ».507
Le décor de l’acte I est de caractère essentiellement naturaliste, et le désintérêt de l’illustrateur peut se comprendre par sa relative neutralité dramatique. Celui de l’acte II, en revanche, est particulièrement important car il est la transposition visuelle de l’âme de son propriétaire. La chambre de Borkman est en réalité l’ancienne salle de réception de la maison ; son allure royale, avec les murs tendus de tapisseries inspirées de motifs classiques (fort éloignés de la tradition norvégienne), la monumentalité des portes, la somptuosité du mobilier, « de style Empire », est un écho du caractère napoléonien qu’Ibsen donne ouvertement à son héros, tant dans ses postures – il n’hésite pas à mettre la main dans son gilet – que dans ses discours.508
Dans le premier dessin montrant Borkman dans sa chambre (fig. 45) le décor « en toile de fond » est dépouillé, loin de la pièce grandiose imaginée par Ibsen. Dans l’ensemble des dessins portant sur cet acte, l’intérieur est soit quasiment inexistant, soit celui d’une chambre ordinaire (fig. 45 à 53). De même qu’il a supprimé les détails luxueux du décor, Munch efface tout signe de distinction dans l’apparence du personnage, qui n’est plus « vêtu d’habits noirs, assez anciens et cravaté de blanc », mais porte un simple pardessus. L’aspect social du drame de Borkman, le banquier parvenu au sommet puis déchu, est pourtant un élément déterminant de la pièce, et Ibsen avait bien pris soin de le souligner, tant dans le décor et les costumes que dans les dialogues et les procédés visuels. Le fait que Munch délaisse totalement cet aspect du drame est donc le fruit d’un choix délibéré, non d’une simple distraction509. Dans le dessin montrant Borkman et son ami Foldal (fig. 46), l’artiste a même accentué l’inélégance de son personnage, par le contraste avec la mise tout à fait correcte du visiteur, à un point qui devient difficilement conciliable avec l’idée que l’on se fait de Borkman, présenté par l’auteur comme « ‘un homme d’une soixantaine d’années, de taille moyenne, fortement charpenté. Grand air, fin profil, yeux perçants, chevelure et barbe blanchissantes et crépues’ », et dont la prestance et le charisme restent, jusque dans ses derniers moments, les atouts majeurs. A travers ces vêtements trop larges, l’artiste s’attache à restituer plus le caractère carcéral de la situation de Borkman que sa splendeur passée. De même, la pièce où Borkman accueille son visiteur est cette fois d’un dénuement tel qu’elle se transforme en cellule, et notre héros, passif, les bras pendant sans force le long du corps, le visage carré au crâne rasé, a tout du prisonnier qui reçoit une visite. Alors que dans le texte, Borkman semble octroyer une faveur au dévoué Foldal en le recevant – « Ah, ce n’est que toi », lui lance-t-il « d’un air moitié déçu, moitié satisfait » - ici il apparaît au contraire soumis, aux ordres de son élégant visiteur, qui n’a rien lui non plus de l’homme « vieux, usé, voûté, aux yeux bleus, au regard doux, à la chevelure grise et rare tombant sur le col de son habit ». Le commentaire graphique, dans l’atmosphère comme dans la physionomie des personnages, s’éloigne ici pour la première fois du texte au point que hors du contexte général du cahier, la scène ne serait pas identifiable510.
Pour autant, on ne peut en conclure que l’illustrateur a détourné le texte, car ce caractère carcéral, que Munch rend explicite, transparaît dans le drame. Plusieurs phrases de Borkman y font allusion, et le personnage dans l’acte IV en fait clairement état , lorsqu’il exprime son soulagement d’être enfin dehors et confie à Ella qu’il a le sentiment d’être « un prisonnier échappé »511.
De même, la série graphique montrant le rapport de forces entre Borkman et les deux soeurs (fig. 49-53) en donne une vision souvent moins cruelle qu’Ibsen. Si « l’enfer, c’est les autres » comme l’assènera Sartre dans son Huis clos fortement marqué par cette pièce, la majeure partie de la série insiste sur leur fragilité, et les présente comme des victimes plutôt que comme leurs propres bourreaux. Dans une des versions (fig. 49), la posture de Borkman - celle d’un écolier pris en faute - et son expression du visage, presque hébétée, sont aux antipodes de la morgue et du génie du « loup malade » d’Ibsen. Dans une autre (fig. 50), les mains jointes, les jambes enserrées par les traits de pinceau rouges, les yeux levés, il fait figure d’un accusé comparant à la barre, où les deux femmes seraient témoins à charge : « Souviens-toi du péché envers moi ! » ne cessent-elles en effet de lui rappeler tout au long de la pièce. La composition restitue littéralement la notion sous-jacente de procès intenté au héros, mais Munch accentue la vulnérabilité du personnage, oubliant que Borkman résiste opiniâtrement aux accusations des deux femmes, convaincu envers et contre tous du bien-fondé de ses actes : « ‘Le verdict auquel j’aboutis à chaque fois est celuici, que la seule personne contre laquelle j’ai péché, c’est moi-même’ » conclutil même la scène avec un aplomb déconcertant. « ‘Ma conviction intime, triomphante (...) m’acquitte !’ »512 La démarche de l’artiste est donc celle d’une fidélité spirituelle plus que d’une fidélité littérale, car il n’hésite pas à faire l’impasse sur des pans entiers du drame pour en extraire la « substantifique moelle ». De la même façon, certains des dessins donnent une image tout autre que celle d’un prisonnier, et encore éloignée de celle du « Napoléon en exil » d’Ibsen. Un des dessins513 montre une pièce encombrée, où le mobilier comme le plafond bas acculent l’homme dans un espace toujours plus restreint, exprimant avec force le sentiment de claustration que ressent Borkman514 ; le héros porte un curieux vêtement, une robe de chambre semble-t-il. Cet élément qui introduit dans la situation une notion de maladie, rappelant L’Autoportrait pendant la grippe espagnole dans lequel Munch s’était dépeint en peignoir, particulièrement affaibli, est une apparente trahison du texte, car Ibsen s’ingénie au contraire à montrer les efforts du personnage pour rester imposant. Mais il est en réalité la retranscription visuelle de l’état de Borkman tel qu’il est à plusieurs reprises mentionné par son épouse, celle d’un « loup malade ». La métaphore est filée dans un des dessins situés beaucoup plus tard dans la pièce, lorsque Borkman sort à l’acte IV515, descendant les marches sous le regard des soeurs l’une à côté de l’autre. La présence des deux femmes et leur attitude, comme si elles attendaient, encourageaient même la sortie de Borkman, est en désaccord avec la logique dramatique ; l’attention qu’elles prêtent à l’homme qui descend péniblement l’escalier en s’appuyant sur la main-courante, crée l’impression que Borkman fait ici ses premiers pas de convalescent après de longues années d’alitement.
L’artiste joue ainsi avec les diverses métaphores utilisées par l’auteur pour définir le drame de Borkman, dont la réclusion est tout autant psychique que matérielle. En délaissant le contexte social et financier, il s’attache au drame humain, dépeignant un homme en cage, abandonné même par ses intimes, tourmenté et en proie au doute, à l’esprit fragile oscillant entre génie et folie. Ici, l’illustrateur a volontairement dépouillé l’écriture ibsénienne de ses strates successives pour n’en montrer que le noyau signifiant, la démonstration finale. Sous une apparente désinvolture, les commentaires graphiques montrent tout au contraire une intelligence très fine de l’écriture ibsénienne, qui permet à l’artiste de décoder les éléments utilisés comme intermédiaires entre la pensée de l’auteur et la création théâtrale. Cette « traduction » d’un langage métaphorique – qui a contribué à accuser Ibsen d’hermétisme – en une image directe ne se limite pas à la seule superposition des styles réaliste et symbolique, procédé solidement ancré dans la tradition picturale, et que Munch maîtrise tout autant que l’auteur. La même mise à plat des métaphores est utilisée lorsque l’artiste joue avec les genres littéraires, que ce soit le drame historique ou le conte folklorique, comme moyen de satire politique et sociale.
« Au rez-de-chaussée. Ameublement ancien, d’un éclat fané. Une porte à coulisses fait communiquer le salon avec une pièce située au fond et donnant, par une porte-fenêtre, sur le jardin, qu’on distingue dans le crépuscule : la neige y tombe à petits flocons. A droite, la porte du vestibule. Plus près, un vieux poêle de fer, où brûle un brasier. Au second plan à gauche, une petite porte. Sur le devant, du même côté, une fenêtre dont les épais rideaux sont baissés. Entre la porte et la fenêtre, un canapé tendu de poils de chèvre. Devant le canapé, une table couverte d’un tapis. Sur la table, une lampe allumée et coiffée d’un abat-jour. Près du poêle, un fauteuil à haut dossier ».
Traduction littérale de la version originale.
« Acte II : Au premier étage. L’ancienne salle des fêtes. Murs tendus de tapisseries aux couleurs fanées représentant des chasses et des bergeries. A gauche, une porte à deux battants. Plus près, un piano. Au fond à gauche, une porte dérobée. A droite, au milieu, un bureau en chêne sculpté, disposé contre le mur et chargé de livres et de papiers. Plus près, un sofa, une table et des chaises. Tout l’ameublement est de style Empire. Lampes allumées sur la table et sur le bureau ».
Ingmar Bergman, dans sa mise en scène de 1985, supprima également tous les éléments d’un symbolisme trop évident.
L’intitulé du dessin dans le catalogue de 1975, qui reprend la phrase de Borkman « Ah, ce n’est que toi », indique l’entrée de Foldal ; pourtant, la distance entre les deux hommes, la tension qui domine la scène comme la mise du visiteur se rapprochent plus de la sortie prématurée de Foldal, qui blessé par Borkman, part avec dignité :
« 011FOLDAL, prenant son chapeau
Mais maintenant tu n’es plus qu’un étranger pour moi.
BORKMAN
Toi aussi, tu en es un pour moi.
FOLDAL
Bonne nuit, John-Gabriel.
BORKMAN
Bonne nuit, Vilhelm ».
Traduction littérale de la version originale. Le comte Prozor opte, curieusement, pour « forçat libéré ».
Traduction littérale de la version originale.
Borkman en peignoir, ca 1930, fusain, 255x408, T 215-44r
« Si je remontais dans la salle maintenant, le plafond descendrait, les murs se resserraient pour m’étouffer, pour m’écraser comme une mouche ! » (acte IV)
Borkman sortant, 1926-30, encre et plume, 171x206, T 243-28.