Le dessin exécuté par le jeune Munch sur un épisode des Prétendants à la couronne, en 1877, montre que l’oeuvre non seulement faisait partie de l’héritage culturel de l’artiste, mais également qu’elle a dû exercer une impression particulièrement forte sur lui. L’importance de la lecture dans la famille Munch est avérée, et en particulier celle de l’histoire, source de fierté puisque l’oncle paternel d’Edvard, P.A. Munch, a rédigé la première Histoire du peuple norvégien. Selon les dires du peintre, les soirées des enfants Munch se déroulaient souvent en écoutant leur père leur lire les sagas et les drames historiques. Pourtant, à la différence du premier dessin, les illustrations exécutées sur la pièce montrent que si la dimension historique du drame est restituée, elle n’en est pas, loin s’en faut, le caractère premier.
Le choix du bois gravé, il est vrai, contribue à inscrire les illustrations dans le contexte de la tradition historique, et son caractère fruste s’accorde à merveille avec les images rudes d’une époque médiévale, mais on ne saurait attribuer ce choix du medium à la seule volonté d’évoquer un passé lointain, car l’utilisation du bois gravé, remis au goût du jour depuis Lepère, est une des techniques les plus prisées de l’artiste qui s’y est montré particulièrement novateur, inventant en particulier plusieurs procédés de bois en couleurs ; le bois est à l’époque des illustrations des Prétendants à son apogée, surtout chez les expressionnistes allemands subissant de plein fouet l’influence de Munch depuis son exposition triomphale à Prague en 1905.
Le bois gravé a également été utilisé par les illustrateurs de la Saga de saint Olav de Snorre, dont l’édition en 1899 a constitué un événement majeur, initiant l’art de l’illustration en Norvège. Dans quelle mesure le projet d’édition illustrée de la pièce d’Ibsen a-t-il été conçu comme devant concurrencer cette édition mythique, cela reste flou ; il n’est en revanche pas douteux que l’artiste a consulté l’ouvrage, et le témoignage même imprécis de Stenersen démontre que l’un des buts de l’illustrateur était de réaliser une oeuvre du même genre. La gravure Après la Bataille de Laaka (fig. 66) présente des parallèles assez nets avec un dessin d’Halfdan Egedius, Les Hommes de Rørek courant à terre (fig. 103) : similarités dans la composition, dans la position des silhouettes, et surtout dans le rendu du sol et du ciel en de longs traits parallèles, inspiré de la technique de traitement linéaire (« Strekkteknikk ») caractéristique du « style saga ». L’artiste n’a pas seulement cherché à s’inspirer des productions historicisantes de ses collègues pour créer une atmosphère du passé, il a également eu recours aux procédés formels de l’art folklorique national, tel le traitement géométrisant dans La Mort de l’Evêque Nikolas (fig. 110) des têtes des personnages, en analogie avec des dessins de personnages d’Egedius mais surtout inspiré des oeuvres de tapisserie traditionnelles. Les gravures témoignent d’une certaine tendance primitiviste dans leur traitement, mais cette tendance est aussi un phénomène contemporain indépendant du contexte littéraire, les silhouettes découpées en un bloc, aux formes simplifiées, rappelant par exemple les figures néoprimitives des scènes folkloriques de Gontcharova ou Kandinsky.
D’une façon générale, si l’artiste a cherché à imprimer un caractère plus primitif à son style, il ne s’est pas complu dans la reconstitution historique. Les costumes et accessoires sont réduits au strict nécessaire, le contexte médiéval étant suggéré plutôt que démontré par l’insertion d’éléments-repères isolés (épées, chevaux, architecture). Une telle discrétion dans le rendu du contexte historique n’est pas signe d’un refus de suivre l’auteur dans son oeuvre imaginée ; procédant de la même démarche consistant à épurer le texte pour mieux le faire comprendre, elle permet à l’artiste d’actualiser le message de la pièce et d’atténuer la distance que le lecteur prendrait avec la situation.
Sous le drame historique est en effet sous-jacente une réflexion liée à des événements politiques. Ibsen commença à écrire son drame en 1858, puis l’abandonna pendant un temps, ne le reprenant qu’en 1863 pour l’achever en deux mois, ce réinvestissement étant de toute évidence provoqué par les événements graves qui bouleversaient l’Europe du Nord : un des thèmes de la pièce est la confrontation entre deux conceptions différentes du territoire - la dispersion traditionnelle en petits royaumes prônée par Skule s’opposant au rêve d’unité nationale d’Håkon. Le drame était dès 1858 porteur des idées politiques de l’auteur qui, irrité des querelles nationalistes entre Norvège, Suède et Danemark, leur opposait un pan-scandinavisme passionné. Cette réflexion politique prit soudainement une valeur d’actualité brûlante lorsque la guerre éclata en novembre 1863 entre le Danemark et la Prusse pour la souveraineté sur les duchés de Schleswig-Holstein516. Bismarck, soutenu par l’Autriche, envahit les territoires revendiqués, et l’absence d’intervention des alliés du Danemark provoqua l’indignation d’Ibsen, pour qui « ‘un jour, l’histoire crachera[it] à la face de la Suède et de la Norvège pour leur part dans cette affaire’ »517. La pièce fut écrite cependant dans l’été 1863, lorsque la guerre n’était encore qu’imminente, et son propos se veut un rappel des horreurs de la guerre ainsi qu’une incitation à la réconciliation scandinave :
‘« La Norvège est un royaume, elle va devenir un peuple. Les Trondes s’opposaient aux gens du Vik, les Agdes aux Hordalandais, les Hålogalandais aux gens du Sogn. Tous ne vont faire qu’un, désormais, et tous vont savoir, tous vont comprendre qu’ils ne font qu’un ! ».’Le drame des Prétendants s’éloigne ainsi du mouvement national-romantique en ce qu’il met en scène cet épisode de la naissance de la nation norvégienne moins pour exalter le sentiment patriotique que pour démontrer l’absurdité des conflits, dont il souligne le caractère fratricide : « Ici, nous voyons clairement quel genre de guerre nous faisons – frère contre frère, père contre fils. Par le Dieu tout-puissant, ceci doit prendre fin ! ».
La pièce d’Ibsen est cependant loin d’être uniquement un pamphlet politique. L’auteur, à partir d’événements précis, a créé une trame dramatique passionnante, développé une réflexion philosophique sur des thèmes comme la vocation ou la lutte entre passions et raison, et faire de ses personnages des portraits psychologiques d’une grande finesse. Autant d’éléments qui, tout en permettant à l’oeuvre de survivre au temps, ont contribué à en faire oublier la lecture politique initiale. Pourtant, c’est bien le thème de la guerre que Munch s’attache à développer, et il en accuse l’importance dans la série gravée par rapport au texte initial en dépeignant les scènes de batailles qui, par nature anti-scéniques, n’existent – à quelques exceptions près - qu’en tant qu’hypotyposes. L’illustrateur peut ici se permettre des images auxquelles le théâtre doit renoncer, et il utilise l’expressivité visuelle pour privilégier un thème important, mais non unique, de la pièce.
Est-il besoin de préciser les parallèles que fait Munch avec la situation politique en Europe lorsqu’il s’attelle aux illustrations, en 1916-17 ? Contrairement à de nombreux autres artistes, il a cependant la chance de n’être qu’un témoin à distance des conflits européens, la Norvège ayant réussi à préserver sa neutralité. Mais au tempérament pacifiste de l’homme518 s’ajoute son déchirement devant la lutte entre ses deux pays d’adoption artistique. La brochure française Au front, en sa possession, comporte la liste des artistes et de leurs fils prisonniers ou tombés au front, dont « beaucoup [sont] connus de Munch »519. Il s’inspire d’un des dessins publiés, Les Effets du 75 de Georges Jeanniot, pour la lithographie L’Arbre, qui montre le contraste sordide entre un monticule de cadavres en décomposition autour du tronc massif d’un arbre vigoureux baigné par les rayons d’un soleil éclatant. Vision terrible, mais malgré tout empreinte d’une sérénité métaphysique issue de la conception de l’éternel renouvellement universel. Cette tristesse apaisée, conséquence d’un recul salutaire autorisé aux artistes scandinaves520 plus qu’aux autres, n’a pourtant pas été exprimée dans les illustrations, si ce n’est très brièvement, par la présence au milieu des images de lutte des quelques croquis hors-texte d’Håkon et sa femme autour du berceau de leur enfant (fig. 58). Pour le reste, l’artiste s’attache plutôt à restituer les combats dans leur violence, dépouillant le drame historique des images de splendeur militaire que le brio de l’écriture et le contexte national-romantique pouvaient encore lui laisser. Nulle gloire ici dans l’armée en déroute Après la Bataille de Laaka, le chaos furieux de la Bataille d’Oslo ou le survivant accablé du Fratricide.
Après la Bataille de Laaka (fig. 66) restitue la scène de bataille racontée rétrospectivement dans le dialogue entre le duc Skule et le scalde521 Jatgeir, qui a composé un poème à la gloire des troupes rebelles victorieuses à Laaka522. Mais si l’élégie a inspiré le thème à l’illustrateur, il semble que sa composition ait moins emprunté au discours du scalde qu’au résumé plus prosaïque de la situation par Skule : « ‘Les Birkebeiner se sont enfuis dans la forêt, par les plateaux et les marais, et les coteaux, aussi loin que leurs jambes voulaient les porter’ ». La gravure, qui montre des groupes d’hommes courant dans une plaine enneigée s’étendant à perte de vue, est certainement inspirée par le dessin d’Egedius (fig. 103), mais la composition épurée, où la masse s’est substituée au trait, confère à l’image la solennité d’une icône. La peur éprouvée par les guerriers se cristallise dans l’individu isolé au premier plan à gauche qui, à la traîne, semble courir plus vite encore que ses comparses pour les rejoindre. Les dialogues de la pièce relataient la scène dans une vision lyrique ou objective, mais quoi qu’il en soit impersonnelle, traitant les soldats en masse anonyme. L’artiste en revanche choisit d’en montrer la dimension humaine individuelle à travers ce personnage isolé, qui semble bien plutôt incarner les émotions de L’Abandonné d’Obstfelder :
‘« A travers l’obscurité, je me hâtais par les marais et les champs de mousse. De temps à autre, je voyais mon visage voguer dans l’eau brune des marais. Alors mon coeur se serrait et j’avais froid.Ici, contrairement à la scène de L’Arbre, la nature s’accorde avec le sentiment des hommes, et la plaine enneigée, froide et monotone, a le caractère désolé des poèmes de Verhaeren, tandis que le ciel, traité en strates parallèles sur toute la longueur de l’image – héritage du Cri (fig. 34) - s’abat en une chape de plomb sur les fuyards. Le sentiment d’imminence du désastre se mue en chaos terrible dans les deux scènes de La Bataille d’Oslo (fig. 67-68), dernier combat entre les factions rivales qui décidera du sort de la nation avec la victoire des troupes royales. La gravure parfois intitulée Skule sur le cheval blanc (fig. 67) montre l’assaut d’un homme à cheval, tandis que se dresse contre lui une rangée de lances. La composition générale, peut-être inspirée par le dessin d’Egedius La Chute du roi Olav (fig. 103), est une symphonie de lignes et de formes enchevêtrées où, dans la confusion des courbes des silhouettes humaines se hérissent les pointes des lances.Ce procédé formel est très inhabituel pour Munch, chez qui la ligne droite est extrêmement rare524, mais il constitue la représentation de scènes de bataille quasiment incontournable dans la tradition picturale525.. Ce chaos est cependant dominé par l’assaut du cavalier, que l’opposition très crue des valeurs met particulièrement en relief : la blancheur éclatante du cheval fait de lui une figure presque mythologique- tandis que la pose de son cavalier couché sur lui, brandissant son épée frappée par la foudre, est une vision assez romantique du chevalier s’élançant dans la mêlée, son ardeur provoquant la fuite de ses opposants. Cette silhouette presque surnaturelle, ce Schimmelreiter 526 typiquement germanique, est de toute évidence Skule, qui fait montre dans la bataille d’une soudaine stature héroïque, car l’annonce qu’il a un fils lui redonne foi en sa légitimité :
‘« Roi SKULE , frappant tout autour de luiMais l’analogie de la figure comme de la composition avec la gravure des Cavaliers de l’Apocalypse 527de Dürer témoigne d’une vision beaucoup moins exaltée du combat, et se rapproche des poèmes et des images des expressionnistes allemands qui, après Böcklin528, trouvent eux aussi dans les illustrations de La Bible de Dürer - la dénonciation de la guerre ressentie comme fin du monde - celle-là même qui a bouleversé l’Europe de 1498 : «‘ Comme celles qui l’ont précédée, l’Apocalypse de saint Jean est un message d’espérance, en même temps qu’un message rendu à Dieu par une humanité angoissée. Née au moment d’une crise aiguë, (...) elle regagne de l’actualité aux grands moments de mutation de l’histoire ’»529.
Subtilement, la figure héroïque de Skule s’est donc transformée dès lors en Cavalier de l’Apocalypse, dont l’apparition annonce la destruction du monde530, et sa capacité meurtrière s’incarne dans l’homme au tout premier plan de l’image. Surgissant du cadre uniquement par les épaules, il semble se jeter vers le spectateur dans sa fuite, mais est rattrapé par le cheval dont le sabot s’écrase sur sa tête. L’homme lance un dernier regard de supplique de ses deux yeux dissemblables, l’un blanc l’autre noir, tandis qu’il est sur le point de s’écrouler. A côté de lui, une tête surgissant de nulle part, se confond avec le flanc du cheval.
C’est également aux cruels destins individuels que l’artiste s’intéresse dans l’autre gravure de la même scène (fig. 68). Cette fois, la confusion est totale, et c’est à peine si l’on distingue, au milieu de traits creusés de façon presque aléatoire, quelques silhouettes dans la moitié gauche de l’image : des deux hommes qui tombent, celui à genoux au premier plan est certainement Jatgeir, le poète dont Skule se souviendra comme « l’ami qui est mort pour moi à Oslo ». Derrière lui, un autre homme s’affaisse, bras levés et mains tendues en une dernière prière. Il vient d’être fauché par Skule, dont la silhouette noire ici très stylisée est presque fantomatique. Le reste de la composition consiste en des figures géométriques, dominée par les traits obliques des lances s’entrechoquant et pointant vers une route qui part du premier plan vers le fond de l’image en haut à droite, cette « route dont on ne revient pas »531. Ces formes géométriques s’unissent pour former des visages isolés : c’est au premier plan, légèrement à droite, le profil d’un homme au casque, tandis qu’au centre trois lances convergentes délimitent la surface d’un visage. Au milieu de ce carnage se distingue un élément insolite, avec au tout premier plan, dans le coin droit, une tête grimaçante. Gravée grossièrement, les yeux ronds, elle est d’autant plus déplaisante que son large sourire contraste avec la sauvagerie de la scène : est-ce le fantôme du traître Nikolas, dont les intrigues ont abouti à la guerre civile ? Est-ce le triomphe du Diable devant la destruction du monde ? La bataille d’Oslo, loin d’être le glorieux épisode d’où est née la nation norvégienne, n’est pour l’artiste que la preuve de l’impuissance d’une humanité jouet d’instances supérieures.
Dans son traitement de scènes de bataille, l’artiste choisit une orientation à tendance cubisante qui, bien qu’abordée ponctuellement dans son oeuvre par ailleurs, n’apparaît jamais aussi flagrante. L’artiste traduit sa vision d’un monde déshumanisé en faisant subir à ses personnages cette même déshumanisation, les transformant en formes géométriques. Sa conception stylistique se rapproche ainsi de ses contemporains qui ont pu, eux, choisir cette voie comme outil permanent, tel Klee qui note dans son Journal en 1915 : « ‘Plus ce monde devient horrifiant (comme c’est le cas en ces temps), plus l’art devient abstrait ; tandis qu’un monde en paix produit un art réaliste’ »532, mais l’artiste n’utilise cette nouvelle écriture que ponctuellement, et son sens n’en est que plus manifeste. Intéressé par le cubisme moins en tant que philosophie qu’en tant que procédé formel utile à l’expression, Munch en retient le caractère objectif et inexorable de la science,533 et l’applique ici dans ses scènes de guerre, témoins d’une part du cours d’évolution déshumanisant de l’histoire, d’autre part du caractère parfaitement aléatoire de la mortalité en temps de guerre, summum de l’objectivité statistique. Ces gravures, uniques dans la production de l’artiste, évoquent certaines peintures expressionnistes ou futuristes ; sans aucun doute inspirées par les oeuvres européennes contemporaines, elles sont peut-être les seules à présenter des similarités formelles aussi flagrantes avec les avant-coureurs de l’abstraction. La même métamorphose stylistique temporaire se retrouve chez un artiste comme Otto Dix, dont les peintures de 1914-1918 s’éloignent de sa facture habituelle pour se rapprocher, par le tourbillon de lignes, formes et couleurs, du mouvement futuriste.
L’artiste trouve dans le texte une autre occasion de dénoncer la guerre à travers l’illustration des scènes de deuil et de désolation. Une gravure (fig. 69) représente un homme debout, contemplant un cadavre dans une ville désertée. La composition est inspirée par les nombreuses représentations traditionnelles du héros triomphant, contemplant son ennemi vaincu à ses pieds – héritiers des saint Georges ou saint Michel – mais l’attitude du vainqueur, voûté, la tête basse, n’a rien de glorieux, et c’est un sentiment d’amertume et de désolation qui empreint la scène. La gravure a souvent été intitulée Fratricide, en référence au terrible épisode de la bataille d’Oslo où un soldat tue involontairement son propre frère :
‘« Un VÅRBELG, sur la droite, s’enfuyant vers l’église, poursuivi par un BirkebeinLe titre donné à la guerre conduit à identifier l’homme debout comme le Birkebein qui vient d’abattre son frère. En réalité, ce titre donné dans les catalogues successifs ne tient pas compte de l’inscription gravée sur la planche de bois à côté de la signature, car l’artiste, une fois n’est pas coutume, a donné un titre à la scène - curieusement en allemand : « die Gefallene », « les morts ». En effet, il ne s’agit pas d’un cadavre, mais de deux pressés l’un contre l’autre. La source exacte de l’image n’est dès lors plus le meurtre lui-même, mais la réflexion désolée du roi Håkon qui prend conscience de l’horrible absurdité de la guerre et, contemplant les deux frères réunis dans la mort, conclut : ‘« Frère contre frère, père contre fils...Par Dieu tout-puissant, il faut que cela prenne fin ! ’»
La rédaction en allemand du titre sur les gravures n’est pas totalement inhabituelle pour Munch, mais dans ce contexte, elle tend à démontrer encore le parallèle explicite que fait l’artiste entre le drame d’Ibsen et la situation contemporaine. La notion même du fratricide, utilisée dans son acception nationale par l’auteur, apparaît à profusion chez les expressionnistes allemands pour appeler à la paix entre les peuples : Franz Werfel commence son Ami du monde (1911) par « ‘Mon seul désir, Homme, est d’être de ta famille’ », tandis que Johannes Becher interpelle l’ennemi dans Il en va de Dieu (Um Gott, 1921) :
‘« O soldat !Fraternité et solidarité parmi les hommes constituent le leitmotiv central de la littérature contemporaine, et là encore les illustrations de Munch se lisent plus comme un témoignage de son époque que comme un document de transposition graphique d’un matériau littéraire. L’abandon du projet est d’autant plus regrettable que l’influence du graveur Munch sur la génération expressionniste allemande a été prédominante, et on peut s’interroger sur l’impact qu’aurait eu cette édition illustrée. Le décor de Fratricide montre une rue déserte, dont l’étroitesse comme la perspective raccourcie des maisons se fait oppressante, les murs semblant se resserrer autour des hommes pour les emprisonner. Cette composition formelle est exploitée par l’artiste dans le même but expressif dans des scènes de panique collective, tels Le Chemin creux 535 ou La Peur panique (1920), qui ont sans aucun doute été des sources d’inspiration pour l’eau-forte de Lens bombardée par Otto Dix536 . Ces gravures, cependant, sont dominées par le chaos, à la différence du néant qui entoure Fratricide. Alors que la foule paraissait se précipiter vers le spectateur dans sa fuite, ici le roi est comme paralysé par le spectacle, inconscient du monde qui l’entoure : ce n’est plus l’angoisse du danger imminent qui l’envahit, mais la désespérance devant l’ampleur du désastre. Cette scène se lit dès lors comme un pendant ironique à la gravure Guerriers 537 , représentant les mêmes hommes, fiers et sûrs d’eux, avant la bataille. L’armée sereine installée dans une forêt de sapins a laissé place à une ville déserte ; le fier prétendant au trône qu’était Håkon s’est transformé en cette silhouette lasse, voûtée, devenu roi pour mieux faire le compte de ses sujets morts.
Après la tuerie, le deuil, et c’est ce que nous montre la gravure Groupes de gens (fig. 70) : dans un paysage désolé, plusieurs groupes de personnes se sont constitués, dont un en particulier au tout premier plan, qui montre à travers quatre visages le désespoir du genre humain. Ces têtes rondes et blanches, aux traits grossiers, dont les yeux et la bouche ne sont que des trous béants, perdent tout aspect humain pour devenir des masques de tragédie – ou des masques funéraires -, de même que la disposition des personnages en groupes dispersés évoque les choeurs de la tragédie antique. La composition et les physionomies portent des réminiscences des dernières toiles de Goya, telle Le Pèlerinage de San Isidro 538. Les références à Goya dans les gravures des Prétendants ne se limitent pas à ce seul exemple, mais l’artiste n’a curieusement pas cherché à s’inspirer de la série des Horreurs de la guerre, et ces emprunts s’inscrivent plus dans le contexte d’une influence de Goya sur l’oeuvre de Munch en général – influence indéniable, dont l’étude reste cependant à faire.
A cette composition théâtrale s’ajoute ici la représentation d’un décor aussi neutre que possible : la ville se limite à quelques bâtiments, qui pourraient aussi bien représenter la France ou l’Allemagne du XXe siècle que la Norvège médiévale. La scène cristallise ici les allusions des gravures précédentes pour affirmer la dimension universelle et intemporelle de la guerre, vécue comme l’Apocalypse : sous un ciel tourmenté, fait de larges strates blanches et noires, les rares rescapés se serrent les uns contre les autres pour pleurer une humanité assassinée. A la même époque, l’artiste réalise la lithographie Ragnarøk 539, qui octroie à une composition assez proche une référence mythologique : dans une plaine déserte, quelques êtres anonymes, terrorisés, sont perdus dans un espace jonché de cadavres. Ragnarøk, « Crépuscule des Puissances Suprêmes » (Crépuscule des Dieux dans la tétralogie wagnérienne), est la transposition de l’Apocalypse dans la mythologie nordique.540
Mais la scène des Prétendants comporte subtilement un autre élément, compréhensible seulement à la lecture du passage exact illustré. Il s’agit, selon toute vraisemblance, de la fin de la bataille de Nidaros, lorsque la population vient accueillir le roi et demander grâce, accusant Skule de tous les maux :
‘« PREMIER HOMME DE LA VILLE, à genouxMais la sortie du roi provoque un nouveau concert de lamentations qui montre une réalité quelque peu différente, car les victimes se révèlent avoir été de zélés collaborateurs :
‘« PREMIER HOMME DE LA VILLEC’est dès lors sous une tout autre perspective que se lisent ces visages ronds et grossiers, à la lumière de la satire. La grimace si expressive de celui de gauche, en particulier, perd sa crédibilité à côté de l’esquisse de sourire de celui de droite, car ce ne sont que les deux masques complémentaires du théâtre – le rire et les pleurs – qui, utilisés alternativement selon les besoins de la cause, traduisent l’incohérence du genre humain, cause de ses propres malheurs.
L’artiste a donc exploité les possibilités que lui offrait le drame historique des Prétendants à la Couronne pour exprimer ses sentiments sur le contexte de son époque, mais il l’a fait dans le respect de la pièce et de l’écriture ibsénienne.
De la même façon qu’il s’essaie dans ces gravures à un style non utilisé ailleurs, Munch s’est en réalité limité à de très rares dessins sur le thème de la guerre, que ce soit celle-ci ou la prochaine, qu’il vivra de façon beaucoup plus proche, du fait de l’occupation de la Norvège par l’Allemagne hitlérienne541. A l’instar d’Ibsen, qui avait utilisé le matériau littéraire pour traiter d’événements actuels, l’artiste a exploité le contexte de l’illustration pour témoigner de sa parenté spirituelle avec les artistes contemporains dans une même horreur, mais il n’a pas cherché à expliciter ces visions dans d’autres productions, comme si le matériau littéraire lui donnait à lui aussi la possibilité de traiter le sujet avec une distance salutaire. Ses scènes, aussi expressives soient-elles, gardent une poésie et une esthétique qui rendent la vision de la guerre supportable, loin du cynisme d’un Vallotton ou de la férocité d’un Otto Dix. Par la distance que le caractère littéraire instaure, par son traitement délibérément imprécis – tant dans la temporalité que dans la description des faits - l’oeuvre peut devenir cathartique, et les scènes de guerre des Prétendants à l’image du drame historique sont porteurs d’une dimension universelle :
‘« Les peuples, eux aussi, sont là comme individualités immortelles, bien qu’ils changent parfois de nom ; même leurs activités, leur conduite et leurs souffrances sont toujours identiques, quoique l’histoire prétende toujours raconter quelque chose de neuf, car elle est comme le kaléïdoscope qui, à chaque tour, montre une configuration nouvelle, alors qu’en réalité nous avons toujours la même chose devant les yeux ».542 ’Si l’on peut dire que l’illustrateur a souvent tendance, comme dans John-Gabriel Borkman, à bousculer la construction nivelée de l’écriture ibsénienne pour en expliciter le message et procéder à une certaine « dédramatisation » de l’oeuvre littéraire, à priver le matériau littéraire de sa structure théâtrale au profit du seul signifié, ici au contraire il a exploité la nature littéraire de l’oeuvre pour trouver la distance nécessaire avec la situation qu’il entendait dépeindre ; loin de chercher à restituer une vérité insoutenable, comme ont pu le faire les peintres qui ont participé à la guerre, il est resté proche de la fiction de l’auteur et a reconstitué cette distanciation artistique qu’il a pu souvent mettre à mal. Sa vision est ouvertement celle d’un artiste, non celle d’un témoin. Dans cette question épineuse, débattue depuis longtemps et toujours d’actualité543, de savoir si l’oeuvre d’art doit tendre à restituer une réalité de la façon la plus véridique possible, ou si elle doit la transfigurer par le processus de création artistique, Munch s’est ici distingué de nombre de ses contemporains pour rester fidèle à la conception poétisante plus traditionnelle d’Ibsen.
Les territoires, celui du Schleswig extérieur, celui du Holstein interne aux frontières de la Confédération Allemande, étaient gouvernés par le roi du Danemark depuis 1490. En 1848, une guerre éclata une première fois, les Danois voulant séparer les deux duchés et incorporer le Schleswig dans leur royaume. Le jeune Ibsen avait déjà, à cette occasion, écrit un poème intitulé Réveillez-vous, Scandinaves ! ainsi qu’une lettre (jamais envoyée) au roi Oscar de Suède pour l’exhorter à soutenir les Danois. Les combats ne cessèrent qu’en 1852, par l’intervention des grandes puissances. Mais la mort du roi Frédéric VII de Danemark en 1863 réveilla le conflit, les duchés refusant son successeur au nom de la loi salique.
Cité in M. Meyer, 1967, p. 227.
Le départ précipité de Munch pour l’Allemagne en 1905, bien que motivé par ses déboires avec le cercle de ses anciens amis, lui fut vivement reproché, interprété comme une fuite devant l’imminence d’un conflit armé entre la Norvège et la Suède.
G. Woll, « Le graveur » in cat.expo. 1991-92, Paris-Oslo, p. 275.
A la même époque, le suédois Axel Munthe, réfugié en Italie pour ne pas prendre part aux combats, écrit son splendide Livre de San Michele, réflexion d’un médecin sur la vie et la mort.
Scalde (scand. : ‘skald’, poète) : au Moyen-Âge, poète de cour norvégien ou islandais.
« Ce fut pendant la semaine sainte
Que les Birkebeiner sont arrivés
Knut jarl était leur chef – les épées parlèrent
Et tranchèrent les démêlés royaux.
On le tient pour certain : depuis les temps de Sverre
N’y eut jamais bataille aussi ardente ;
Fleuri comme draps de champions ensanglantés
Fut le plateau naguère blanc.
Ils furent mis en fuite, les Birkebeiner...
Rejetant haches et boucliers.
Maintes centaines toutefois ne prirent pas la fuite,
car ils gisaient glacés de froid » (acte IV premier tableau).
S. Obstfelder, L’Abandonné, Poésies complètes, 1974, p. 144.
La remarque de Stenersen, bien qu’à nuancer comme toujours, reste pertinente :
« Il est peu probable qu’Edvard Munch ait jamais peint ou dessiné une ligne absolument droite. Même le toit d’une maison ou un mur était peint avec des lignes légèrement courbées. Il évitait les lignes droites. Les arbres, les troncs ou les branches sont des sujets favoris, mais piliers et poteaux sont absents. Bien qu’il n’en ait peut-être pas été conscient, il sentait quand même que seule la ligne courbe possède beauté et vie » (p.150)
M. Schapiro, (Les Mots et les images, Paris, 2000) mentionne ce qui est une des toutes premières scènes de bataille, une mosaïque du Ve siècle (Moïse à la bataille contre les Amalécites, Rome, église Santa Maria Maggiore) qui montre déjà cette composition, qu’institutionnaliseront Signorelli, Altdorfer ou Brueghel.
Thedor Storm, Der Schimmelreiter (1888).
A. Dürer, L’Apocalypse : Les Quatre cavaliers, 1898, gravure sur bois, Paris, Bibliothèque Nationale.
A. Böcklin, La Peste, 1898, Bâle, Öffentliche Kunstmuseum.
C. Heitz, « L’Iconographie de l’Apocalypse au Moyen-Âge : introduction », extr. de Texte et image, Paris, 1984, p. 9.
« Alors, je vis apparaître un cheval couleur de feu.
Son cavalier devait bannir toute paix de la terre
Pour que les hommes s’entr’égorgent.
Il reçut une grande épée ». (Apocalypse, VI, 3-4)
« den vei som ikke vender tilbake » (litt. : « le chemin qui ne revient pas en arrière »), métaphore norvégienne de la mort.
Journal de P. Klee, 1915, cité in H. Read, A concise history of modern painting, Londres, 1974, p.180.
« Je ne pense pas que l’on mettra longtemps non plus à se fatiguer de ces cubes. Mais c’est bien, tout de même, d’avoir des cubes et des triangles ; ça développe la discipline, ça nous montre la relation étroite qui existe entre l’art et les mathématiques. Il y a des mathématiques au niveau latent dans toutes les formes d’art. Les cubes tendent à contrebalancer l’imaginaire et la douceur excessive ». ( Cité in R. Stenersen, p. 111)
J. Becher, Um Gott, 1921.
Les deux citations sont extraites de L. Richard, Expressionnistes allemands, Paris, 1974, pp. 135-143.
Le Chemin creux, 1911, gravure sur bois, 600x495, G/t 624.
La Peur panique, 1920, gravure sur bois, 385x540, Zürich, Kunsthaus ; New York, coll. Epstein.
O. Dix, Lens bombardée, eau-forte et aquatinte, 1924, Philadelphia, Museum of Art.
Guerriers, 1916-17, gravures sur bois, 352x577, G/t 662.
F. Goya, Le Pèlerinage de San Isidro, 1821-23, Madrid, Musée du Prado.
Ragnarøk, 1916, lithographie, 232x358, G/l 511.
« Parce qu’ils se sont rendus coupables d’un parjure, les dieux ne méritent pas de survivre. De même, les humains doivent expier leurs crimes. Viendra donc un formidable hiver (...) suivi d’un embrasement universel mené par le dieu-géant Surtr, puis d’un cataclysme généralisé ; la terre et les astres sombreront ou seront engloutis par des monstres tandis que les puissances divines seront anéanties par les forces du désordre (Loki et ses enfants monstrueux dont le loup Fenrir). Les textes, d’inspiration visiblement apocalyptique, sont prodigues en détails des plus effrayants, à la mesure de l’imagination des enfants du Nord.
Ce thème, qui fut très populaire, n’est toutefois pas une fin absolue. Les Ragnarök seront suivis d’une régénération universelle : la terre reparaîtra et les dieux « bons » reviendront. Il faut donc prendre les Ragnarök pour une sorte de catharsis ou d’épreuve de sublimation nécessaire ».
(R. Boyer, Héros et Dieux du nord, guide iconographique, Paris, 1997, p. 125)
Sur les artistes face à la guerre, voir P. Dagen, Le Silence des peintres : les artistes face à la Grande Guerre (Paris, Fayard, 1996) et L. Richard, L’Art et la guerre : les artistes confrontés à la Seconde Guerre Mondiale (Paris, Flammarion, 1995).
A. Schopenhauer, Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort, Paris, Union Générale d’Editions, 1980 (1964), p. 119.
C’est ainsi que des films récents, par exemple La Reine Margot ou Il faut sauver le soldat Ryan, se sont vu reprocher la violence insoutenable de leurs scènes de massacre, bien que personne ne songe à en contester la véracité.