Quoi de plus stimulant pour un dessinateur que ces trolls, créatures fantastiques qui hantent l’imaginaire scandinave depuis des siècles ! Loin de la vision actuelle du sympathique petit lutin, le troll est dans la tradition littéraire un géant maléfique et sanguinaire, un des rares monstres de la mythologie nordique, associé à la sorcellerie et dont l’appétit sanguinaire n’est compensé que par sa grande stupidité. C’est grâce à celle-ci que la créature a, au cours des siècles, perdu son caractère terrifiant, car les contes populaires, inscrits dans la littérature nationale par Møe et Asbjørnsen, relatent comment le jeune garçon Askeladden est par ses ruses toujours victorieux des trolls. Issus de ces contes, les célèbres dessins de Théodore Kittelsen ont à la fin du siècle dernier définitivement imposé une iconographie du troll, celle d’un gros ours pataud et débonnaire. Lorsqu’il s’attelle aux illustrations de la pièce, Munch s’éloigne pourtant de cette image populaire pour rester fidèle à la vision symbolique d’Ibsen, dont le sens est tout autre : dans Peer Gynt, le troll est avant tout la vision pervertie de l’homme, ses instincts les plus bas qu’il peut plus ou moins maîtriser : « Vivre, c’est lutter sans trêve contre les trolls de l’âme »544. Le troll est à mi-chemin entre l’homme et l’animal, comme l’indiquent sa queue touffue et ses multiples têtes, et Ibsen l’exploite donc comme symbole du côté bestial de l’être. Toute la scène, et en particulier le discours du roi Dovre, prouve d’ailleurs à loisir que la différence entre homme et troll est bien mince. Tout comme depuis Esope, la tradition littéraire est peuplée d’animaux utilisés comme métaphores de la condition humaine, Ibsen utilise une créature fantastique typiquement norvégienne pour stigmatiser le peu d’humanité de ses compatriotes et plus généralement de ses congénères - démarche proche de celle de Munch lorsqu’il caricature ses ennemis en les affublant de têtes d’animaux.
Le troll comme symbole de la bestialité humaine : indubitablement, Munch partage cette conception, lui qui se penche sur le sujet pour la première fois pendant la première Guerre Mondiale, puis y revient autour de 1930. Dans ces années sombres545, le jugement de l’artiste sur la nature humaine se retrouve dans cette cruelle parodie.
Lorsqu’il choisit d’illustrer la scène, l’artiste en souligne dès lors le caractère satirique au point de renoncer à l’apparence fantasmagorique des personnages. Les trolls du dessin qu’on pourrait intituler Peer dans sa belle-famille (fig. 86)- montre notre héros entouré de ces étranges créatures qui accourent de toutes parts, mus par la curiosité. Loin d’être les géants sanguinaires de la tradition populaire, les trolls se présentent comme de petites créatures drôles et inoffensives. Le roi troll, gras et courtaud, la bouche ouverte et le nez épaté, exhale la bêtise et paraît plutôt débonnaire. Il est le seul membre de cette curieuse engeance à présenter une certaine ressemblance avec l’image traditionnelle du troll ; au contraire, ses congénères ont une silhouette qui se rapproche plus du corps humain, s’en différenciant pour les hommes par un visage porcin, pour les femmes par une silhouette décharnée et un visage déplaisant, à peine caricaturés – certains traits rappelant fortement les caricatures de Tulla Larssen.
L’artiste, refuse donc toute fantaisie folklorique et choisit pour ces créatures fantastiques une représentation parfois presque totalement anthropomorphique : les attributs traditionnels des monstres sont supprimés – tant leur queue touffue que leur oeil unique, cette caractéristique physique même qui décourage Peer de se convertir à l’état de troll. Et la différence n’est pas si grande, en effet, entre son visage – une autocaricature de l’artiste - et celui de la femme à sa gauche. Leur attitude parallèle, leur profil similaire (nez recourbé et pointu, menton saillant, masse de cheveux ondulés, sourire ambigu) est un écho visuel du discours du roi établissant la parenté entre humains et trolls. Un croquis du « carnet Peer Gynt »546 montre quelques représentants du peuple troll. Peer ne figure plus dans la scène, et l’image doit représenter la vision qu’il en a, car les petits trolls lèvent la tête pour regarder un point au-dessus d’eux. Leurs silhouettes, toujours aussi variées, sont les mêmes que dans le dessin précédent, mais leur expression a changé. Leurs bouches auparavant souriantes s’ouvrent maintenant pour laisser voir leurs crocs dans un rictus menaçant. L’aspect anthropomorphique est accentué par leur habillement, et ces personnages s’apparentent dès lors beaucoup moins à des créatures fantastiques qu’à des êtres humains traités de façon caricaturale. L’artiste a souvent affublé les êtres de physionomies au caractère bestial plus ou moins accentué, en particulier lorsqu’il voulait représenter une foule haineuse, ayant perdu toute humanité. Parfois, comme dans la version de Tout le village est après lui (fig. 28), la caricature physionomique n’utilise pas la référence animale, mais la déformation reste déshumanisante : les visages sont tracés en figures géométriques, avec deux ronds pour les yeux, un simple trait pour la bouche et un nez proéminent, comme dessinés par un enfant. Le style satirique prédomine tout au long des dessins de Peer Gynt, comme le veut la nature même de la pièce, mais c’est dans ces deux scènes – les trolls et la poursuite de Peer - que l’utilisation du grotesque est la plus caractéristique. On est bien sûr tenté de rapprocher cette utilisation du style primitif avec les travaux contemporains de Klee ou Picasso ; mais il serait tout aussi pertinent de se référer à la grande tradition germanique du grotesque : « [C]e sont les Flamands, et plus encore les Allemands qui excellent dans le rendu des physionomies féroces – visages bombés ou osseux, nez ou mentons pathologiquement déformés, bouches édentées grandes ouvertes, foules caricaturales hésitant entre le comique et l’inquiétant ».547 La difformité physique comme écho de la laideur morale, et la figuration d’un être seul, vulnérable, face à une foule inhumaine, sont autant de procédés dans la droite ligne d’un Bosch ou d’un Dürer.
Dans une suite de lithographies datant des années 20, dans laquelle l’artiste utilise l’anecdote du chien de son voisin chassé par la foule comme parabole du manque de compassion humain548, la caricature se fait une fois encore en affublant les personnages de caractéristiques animales. La deuxième vignette est particulièrement intéressante : la représentation figurative de la foule jetant des pierres sur le chien est très semblable à la scène des paysans d’Hægstad cherchant Peer pour le lyncher. Quelle scène a servi de référence à l’autre ? Il est malheureusement impossible de le savoir, étant donnée l’absence de datation, mais dans les deux cas c’est la même masse compacte, indéfinie, d’où surgissent bâtons, pierres et projectiles divers ; ce sont surtout les mêmes visages grotesques, mi-humains mi-porcins, effrayants de haine et de bêtise. Qui de l’homme ou du chien est le plus bestial, semble ici nous demander Munch, lui qui vit ses dernières années dans une réclusion presque absolue, n’ayant pour toute compagnie que celle de ses animaux : « Plus je vieillis, moins je vois de différence entre l’homme et l’animal »549.
La physionomie des trolls s’inspire elle aussi nettement du traitement caricatural de la foule décrite par Munch dans sa parabole du chien battu. Mais l’artiste n’en oublie pas pour autant le caractère comique de la scène, et les deux trolls au centre de l’image, sortes de jumeaux inversés (l’un souriant, l’autre pleurant), rappellent que l’on est au théâtre. Les oreilles décollées, le museau retroussé, ils sont plus comiques qu’effrayants, tout comme les deux bébés trolls au bas de l’image qui vont se précipiter sur Peer. Suivant en cela le dessein de l’auteur, l’artiste désamorce le discours accusateur lorsqu’il devient trop lourd, et sait traiter avec humour de la bassesse humaine. Le ton humoristique est ainsi respecté, mais la structure dramatique, construite sur l’allégorie, est malmenée. Cette tendance est encore discrète dans la scène des trolls, mais lorsqu’elle devient flagrante, comme dans la scène des Hommes attablés de Peer Gynt, elle met en péril le caractère littéraire même de l’image.
Ibsen, lettre à Ludwig Passarge, 16.06.1880. Selon les traductions, « troll » est parfois traduit par « démons ».
Bien que détaché du monde et reclus dans sa résidence d’Ekely, l’artiste se tient au courant des événements, comme en témoigne sa correspondance avec Gustav Schiefler : ils y expriment entre autres leurs préoccupations pour leurs amis tels que Kirchner et Nolde . Munch, qui lui-même a eu des tableaux saisis au nom de l’ « art dégénéré », aide l’artiste Rolf Nesch à rester en Norvège en 1933.
Chez le roi des trolls, 1933, encre, 170x100, T 201-27.
N. Laneyrie-Dagen, L’Invention du corps, Paris, 1997, p. 73.
Suite de lithographie, 1920-1930 :
La Lapidation du chien, 333 x 495, G/l 528,
Le Laitier et le chien, 390 x 466, G/l 529,
Le Postier et le chien, 470 x 337, G/l 530,
L’Attaque de la gouvernante, 257x 200, G/l 531,
L’Attaque du chien , 304 x 446, G/l 532.
Edvard Munch à Curt Glaser, cité in A. Eggum, 1983, p. 251.