De la fable au pamphlet politique

Dans Les Prétendants à la couronne, Ibsen avait utilisé le drame historique pour, à travers un épisode précis, mener une réflexion générale. La démarche de mise en parallèle entre fiction et réalité est tout autre dans le conte de Peer Gynt, qui par sa structure beaucoup plus lâche et son écriture satirique, lui permet quelques digressions, quelques piques en passant ; c’est ainsi que l’acte IV, celui-là même qui pour l’auteur était le moins nécessaire à la représentation, est l’occasion de critiques socio-politiques plus ou moins déguisées. Certaines, inhérentes au lieu et à l’époque, ont aujourd’hui perdu leur sens : le comique du personnage Huhu, l’un des aliénés dans la scène finale, n’est plus compris comme la caricature du poète Vinje, fustigé par Ibsen pour son apologie du néo-norvégien. Les querelles linguistiques du siècle passé ont peu passionné l’illustrateur, qui n’a pratiquement pas illustré la scène de l’asile. En revanche, une scène elle aussi satirique l’a intéressé vivement : celle des Hommes attablés, première scène de l’acte IV.

Nous avions à la fin du troisième acte quitté Peer, jeune homme fantasque mais sympathique. Nous le retrouvons en Afrique, « un bel homme entre deux âges, en élégant costume de voyage, avec un lorgnon d’or sur la poitrine ». Tout indique qu’il a fait fortune, et il préside un somptueux repas qu’il offre à quatre voyageurs. Peer a perdu idéaux et scrupules, et se complaît dans l’immoralité et le cynisme les plus monstrueux, faisant fièrement le récit de ses activités particulièrement odieuses - trafic d’idoles et d’esclaves. Mais derrière l’insolence bravache pointe déjà le désespoir. Ses mensonges, tant à lui-même - par d’étranges marchandages avec sa conscience -, qu’à autrui, comme sa consommation assidue de vin laissent transparaître le malaise de l’homme vieillissant, qu’il essaye de compenser par une mégalomanie galopante : son but maintenant est, tout simplement, « de devenir Empereur (...) du monde entier ».

Face à lui, l’anglais Master Cotton, le français Monsieur Ballon, l’allemand Herr von Eberkopf et le suédois Trumpeterstraale, se montrent tout aussi immoraux mais beaucoup plus réalistes. Ils sont l’incarnation des vices des grandes puissances occidentales. Ces négociants sans scrupule, thuriféraires du pouvoir, savent néanmoins respecter les règles de la convenance ; choqués non pas tant par les activités criminelles de Peer que par sa franchise, ils n’hésiteront pas à le trahir pour s’emparer de sa fortune.

Ibsen, dans cette scène, s’est adonné à un véritable pamphlet. Ses personnages sont des caricatures grotesques, parodies de respectabilité. Leurs noms550, leur traitement satirique par utilisation de clichés et stéréotypes nationaux, relèvent de la farce, mais n’ôtent rien à la dimension politique de la scène : c’est tout le cynisme et l’hypocrisie des grandes puissances occidentales qui régissent le monde, faisant et défaisant les nations, que fustige déjà Ibsen en 1867. Lorsque Munch s’intéresse à cette scène, autour des années trente, elle n’a rien perdu de sa triste actualité. Ni le dessin au crayon et à l’encre (fig. 91), ni l’hectographie (fig. 92) ne sont datés, mais on sait que Munch a pratiqué l’hectographie essentiellement dans les années trente - c’est la datation proposée pour les deux oeuvres par les conservateurs du musée Munch. En outre, les similitudes autant stylistiques que thématiques que ces deux oeuvres présentent avec les différents croquis du carnet T 201 daté de 1933 (fig. 90), laissent à penser que toutes ces variantes datent de la même époque.

L’illustrateur a dans ces deux versions fait preuve d’une fidélité littérale, dans des proportions assez inhabituelles. Le décor et la situation sont clairement établis, en relation étroite avec le texte. Le dessin restitue le paysage côtier, avec « au large, au mouillage, un yacht à vapeur » et les hommes assis à table, « en train d’achever leur repas », comme l’indique la coupelle de fruits sur la table. Les bouteilles de vin, dont Peer fera une consommation assidue tout au long de la scène, illustrent la phrase d’ouverture : «  ‘Buvez, Messieurs ! L’on fut créé / Pour la jouissance, il faut jouir ’».

L’armateur suédois fait assaut d’amabilités : « Tu es superbe comme hôte, Gynt, mon frère ! » ce à quoi Peer répond d’une phrase savoureuse, vraisemblablement le point de départ du croquis T 201-22 (fig. 90) : «  ‘J’en dois l’honneur à mon argent / Mon cuisinier et mon steward ’».  

Le dessin reflète cependant toute l’ambiguïté de la relation : l’armateur, assis à droite, dirige son regard vers la bouteille plus que vers son hôte, tandis que Peer, penché vers lui, le coude sur la table, semble soucieux de son approbation : fausse amitié, fausse assurance, le jeu de dupes qui se déroule ici transparaît subtilement. Curieusement, l’artiste a modifié la relation entre les personnages : à l’équilibre formel du texte, véritable conversation à cinq, où tous les personnages avaient la même importance, se substitue ici une certaine dissymétrie visuelle, avec deux personnages occupant l’essentiel de l’image, les deux autres surgissant à peine sur le côté gauche. Le personnage du premier plan apparaît même coupé dans le coin gauche, de trois-quarts dos, à peine visible, tandis que l’espace laissé libre autour de la table semble suggérer la présence d’un cinquième personnage, par lequel la scène serait vue.

Les mêmes personnages réapparaissent dans l’hectographie (fig. 92), debout, dans un décor différent de celui de l’encre mais complémentaire dans la transposition littérale du texte : au fond apparaît la « palmeraie. Table servie, tente et nattes de jonc » . Le moment illustré est très certainement le tournant de la scène, lorsque Peer annonce la guerre de libération de la Grèce551 ; malentendu comique entre Peer et les quatre hommes, qui croient qu’il vole au secours des Grecs révoltés, alors que lui s’empresse de se mettre du côté du plus fort en soutenant les Turcs. La légèreté du ton n’ôte rien à la brutalité du propos, et le lecteur découvre ici Peer sous sa face la plus noire.

La fidélité particulière au texte dont Munch fait preuve rend d’autant plus surprenants les éléments d’interprétation personnelle qu’il introduit dans les illustrations. En premier lieu, la modification structurelle du groupe : la composition comme le décor témoignent d’une lecture particulièrement attentive, et pourtant, Munch a pris la liberté de supprimer un personnage ; autant dans le dessin que dans l’hectographie, seuls quatre hommes apparaissent. Quels sont-ils ? Ibsen n’ayant donné aucune indication autre que les noms, le texte n’est ici d’aucune utilité pour les identifier. Mais la comparaison avec l’oeuvre peint de l’artiste montre qu’il a utilisé comme modèles son propre cercle de connaissances. C’est ainsi que l’imposant personnage au visage rond, marqué par un bouc, a les traits du Consul Sandberg, « son vieil ami »552.

Christen Sandberg (1861-1918) est un personnage tout à fait « gyntien » : à l’origine officier de marine, puis homme d’affaires, il devient vice-consul en Allemagne, et écrira même sous un pseudonyme. Lorsque Munch fait sa connaissance en 1901 dans la petite ville de Moss, près d’Oslo, il est la célébrité locale, « ‘connu pour son goût de la fête, sa personnalité pétillante d’une bonne humeur inaltérable et son coeur ardent’ »553 - caractéristiques qui ne le rapprochent guère des individus peu sympathiques de la scène. Pour son personnage, Munch a repris la tenue vestimentaire de Sandberg dans son portrait de 1901554, dont il transpose très exactement la pose dans l’hectographie : le même costume ouvert sur la chemise blanche cernée par une cravate et par une large ceinture de pantalon, la même assurance, les deux jambes bien campées , les mains dans les poches. Les deux autres comparses sont également hérités d’anciens portraits. L’homme rondouillard au centre de l’image dans l’hectographie, joufflu et moustachu, est Hermann Schlittgen (1859-1930), peintre et caricaturiste allemand que Munch avait rencontré à Weimar en 1904, et qu’il avait tout de suite portraituré « gai et enjoué »555. Là encore, la silhouette a été transposée exactement , mais attitude et expression ont légèrement changé, de même que les accessoires - chapeau et canne sont abandonnés au profit d’un cigare dans la main droite – qui transforment ainsi le personnage de dandy en parvenu.

Munch exposait le portrait de Schlittgen sous le titre L’Allemand, et considérait que lui faisait pendant un autre portrait fait à la même époque, qu’il nommait Le Français, celui de Marcel Archinard, que Munch avait souvent fréquenté entre 1902 et 1908556. Et c’est effectivement cette silhouette longue et fine que l’on retrouve dans le troisième personnage de la scène de Peer Gynt, le visage au menton pointu orné d’une moustache et d’une barbe, la cravate apparaissant à peine sous le gilet fermé, la main droite tenant une cigarette. Mais comme ses comparses le modèle a perdu de son élégance en devenant personnage ; les visages sont devenus plus ronds, ont pris des expressions comiques.

Comment interpréter ce jeu de réminiscences ? Le choix de Schlittgen et Archinard s’explique encore assez aisément dans le contexte d’illustration par leur caractérisation en tant que types : l’intitulé des portraits laisse à penser que l’artiste devait les considérer assez représentatifs de leurs nations respectives pour décider de les réemployer en tant que personnages dans la pièce d’Ibsen dans le même sens – l’utilisation de « types » étant propre à la caricature, tant figurative que littéraire.

Le choix de Sandberg, qui n’est ni anglais ni suédois, reste en revanche étonnant : peut-on considérer ses antécédents dans la marine et le commerce, et son goût pour la bonne chère suffisants pour justifier son utilisation comme modèle aux yeux de Munch ? Peut-être l’artiste voyait-il un lien entre les trois hommes ? Sur la photographie de son exposition à Copenhague en 1904, où L’Allemand et Le Français étaient pour la première fois exposés, les trois portraits figuraient à proximité l’un de l’autre557. Ces dessins apparaissent dès lors moins d’essence narrative que métaphorique, occasion pour l’artiste de réaliser une galerie de portraits gentiment caricaturaux de ses anciens amis, disparus pour la plupart, qu’il intègre dans le contexte littéraire.

Pourtant, à cette dimension ludique s’en juxtapose une beaucoup plus grave. Le trait le plus intéressant de ces dessins demeure le modèle choisi pour Peer lui-même, dans une scène où le héros apparaît sous un jour particulièrement infâme, aventurier cynique, trafiquant et esclavagiste. Le plus surprenant est que l’artiste confère cet honneur très contestable à l’une des personnalités marquantes de la société norvégienne : rien moins que le Prix Nobel de littérature Knut Hamsun.

La présence d’Hamsun comme modèle a été relevée par P. Hougen :558 mais aucune explication n’a été apportée à cette citation pour le moins curieuse, d’autant que la remarque de l’ancien conservateur du musée Munch n’a pas été reprise ultérieurement. La ressemblance du personnage avec les portraits photographiques de Knut Hamsun conduit pourtant à voir effectivement dans l’écrivain le modèle du personnage central de l’encre et de l’hectographie, mais également des croquis du carnet T 201. A la lumière biographique, la distribution des personnages et de leurs modèles serait ainsi la suivante : Eberskopf / Schlittgen, Monsieur Ballon / Archinard, Trumpeterstraale / Sandberg, Peer / Hamsun, le personnage manquant dans les deux scènes étant l’anglais Master Cotton.

Peer est dès lors ce personnage au visage carré, au front haut, à la chevelure abondante, portant binocles, élégant et sûr de lui, caractérisé d’après le modèle de Knut Hamsun non tel qu’il apparaît dans les portraits contemporains aux illustrations – l’écrivain a alors dépassé les soixante-dix ans – mais tel qu’il était à son heure de gloire, connu pour son élégance de dandy et une certaine arrogance. Sa mise correspond tout à fait au personnage décrit par Ibsen au quatrième acte : «  ‘Un bel homme entre deux âges, en élégant costume de voyage, avec un lorgnon d’or sur la poitrine’ ». Le goût de Munch pour la caricature ne se dément pas, bien que le trait soit encore indulgent. Dans un des croquis du carnet T 201559, l’écrivain se voit affublé d’une physionomie de chat ; dans les autres dessins, la mâchoire est forte, les sourcils broussailleux , la chevelure bouffante et l’élégance précieuse. Comme ses comparses, le modèle est passé au filtre de la satire, mais celle-ci s’opère plus dans la mise en contexte littéraire que dans le rendu physionomique : l’identification de Knut Hamsun au personnage de Peer Gynt est à priori déroutante, d’autant qu’Hamsun et Ibsen n’ont jamais eu de relation particulière, si ce n’est de rivalité, marquée par la virulence des attaques publiques d’Hamsun contre son aîné560. Entre l’artiste célébré, Prix Nobel, respectable père de famille, et le paria et trafiquant qu’est Peer Gynt, quoi de commun ? On ne peut qu’avancer quelques hypothèses bien fragiles pour comprendre les méandres de l’esprit de l’illustrateur.

Des parallèles entre Hamsun et Peer Gynt existent pourtant : leur origine tout d’abord, réelle ou supposée. Hamsun est né dans la région du Gudbrandsdal , la patrie de Peer Gynt – c’est là qu’Ibsen situe la pièce561. A la différence de Munch, qui a grandi à Christiania, vécu dans les plus grandes métropoles européennes, et n’a jamais subi l’influence du néo-romantisme folklorique fort en Norvège, Hamsun gardera comme composante essentielle de son oeuvre l’idolâtrie de la nature et du mode de vie rustique. Faim, son seul roman se déroulant en ville, en expose toute l’inhumanité, tandis que la plupart de ses livres - dont Les Fruits de la terre, qui vaut à son auteur le Prix Nobel en 1920 - glorifient le paysan primitif en opposition à la vie superficielle de la ville. Une conviction traditionaliste que se découvre Peer dans la scène du bousier au quatrième acte : « ‘Les joies de la campagne ... Bien incompréhensible que je les aie rejetées jusqu’ici. Dire que l’on s’enferme dans les grandes villes rien que pour être assailli par la racaille’ »562.

Autre point commun : le goût du voyage. Comme Peer Gynt, comme la plupart de ses héros, Hamsun a vécu une vie de nomade dans sa jeunesse, séjournant dans les capitales européennes, restant plusieurs années aux Etats-Unis. Mais son périple le plus intéressant est celui qu’il retrace dans Au pays des contes de fée (1903), qui l’entraîna d’Helsinki à Constantinople, en train puis à cheval à travers les steppes caucasiennes. Une telle odyssée vaut bien celle de Peer, et on imagine très bien Hamsun dans le décor de l’acte IV, sur la côte sud-ouest du Maroc ou devant les pyramides. Dernier parallèle biographique, enfin, moins glorieux mais tout aussi connu – et qu’ont partagé aussi bien Ibsen que Munch jusqu’à une certaine époque : une consommation d’alcool non négligeable.

Mais bien plus que les points communs entre l’homme et le personnage, c’est tout l’univers d’Hamsun qui porte des réminiscences de la pièce : les héros de ses livres sont les dignes descendants de Peer Gynt. Qu’ils soient poètes, inventeurs ou simples fermiers, ce sont des hommes hors du commun, solitaires, excentriques, mais qui trop souvent deviennent des parias, victimes de leur indiscipline, et se complaisent dans une vie de rêve et d’isolement. Comme Peer, ils se bâtissent un monde intérieur, dont les fantasmes viennent se heurter à une réalité impitoyable : «  Qu’est-ce que tu aimes le plus ? – Le rêve » avoue le héros de Pan, qui entretient un amour fantasmé qu’il se garde bien de concrétiser. Dans Mystères, Nagel est un mythomane qui désespère son amie en lui contant chaque jour une version différente des faits. Quant au héros de Faim, il est la première victime de son talent d’affabulation, et s’adresse à Dieu avec une innocence qui rappelle fortement le monologue de Peer suivant le naufrage du bateau. Si Ibsen acceptait l’idée d’un « mensonge vital »563, c’est-à-dire d’une certaine dose d’illusion et d’aveuglement nécessaire à la survie psychique, le mensonge devient en revanche pathologique chez les héros d’Hamsun qui, incapables de s’adapter au monde extérieur, pour beaucoup mettent fin à leurs jours. Sympathiques mais irresponsables, leur égocentrisme les conduit à blesser, voire à détruire sans même s’en rendre compte. De cela, Ibsen en est plus conscient qu’Hamsun, qui se refuse à juger ses personnages et récuse tout moralisme : « l’artiste ne doit pas être un pédagogue » répète-t-il564, mais son exigence de lucidité intellectuelle l’entraîne vers les eaux troubles du cynisme. Ibsen questionne la morale pour en expurger les faux-semblants, concevant son oeuvre comme une quête pour établir une limite entre bien et mal, dont il ne doute pas de l’existence ; dans Peer Gynt, le jugement de l’auteur est clairement perceptible derrière l’immoralité du personnage. Hamsun, quant à lui, ne se préoccupe pas outre mesure des conséquences des actes de ses héros, à l’intégrité parfois douteuse. Son oeuvre est peuplée de personnages mineurs, dont les vies brisées se révèlent au détour d’une conversation ou d’un événement, sans que l’auteur s’y attarde. C’est le lot des faibles que de souffrir, semble dire l’écrivain, partagé entre compassion et cynisme, et ses livres comme ses prises de position publiques traduisent un réel mépris pour tout ce qu’il considère comme médiocre ou inutile à la société. Cette union contradictoire du génie poétique forçant l’admiration et du plus méprisable égocentrisme, cette « folie divine » qu’attribue Brandès à Hamsun565, est peut-être à la source du parallèle qu’établit Munch entre les deux personnages .

En identifiant Hamsun à Peer au moment où celui-ci annonce soutenir l’empire ottoman oppresseur de la Grèce, l’artiste fait preuve d’une étrange prémonition. Le culte de l’homme fort qu’Hamsun a nourri dans le sillon des théories darwiniennes et nietzschéennes, allait prendre un sinistre tournant dans les années de guerre, aveuglant l’écrivain au point d’en faire le chantre du pouvoir nazi. Une datation exacte de l’encre et de l’hectographie manque ici cruellement : l’imprécise attribution « années trente » – principalement due au fait que l’artiste a commencé à pratiquer l’hectographie à cette époque - ne suffit pas à établir jusqu’à quel point est allée la satire. S’il s’avérait que la date se situe plutôt dans les années quarante, le caractère pamphlétaire et politique du dessin serait indubitable, et pourrait même se lire comme un acte de résistance en période d’occupation militaire. Cette hypothèse reste peu vraisemblable, et en désaccord avec l’utilisation des autres modèles qui, tous décédés, ne présentent aucun lien avec la politique de l’époque – à moins justement que leur disparition n’autorise l’artiste à les utiliser en tant que types nationaux dans une composition satirique qui n’aurait sans doute pas été de leur goût. Sans aller jusque là, on sait que dès 1933 Hamsun ne cachait plus ses sympathies ni pour Hitler, ni pour le parti national-socialiste norvégien, Nasjonal Samling, créé par Vidkun Quisling la même année. Hamsun écrit plusieurs articles dans le journal Fritt folk, organe de ce parti, et en 1936 soutient sa campagne électorale. Dès les années trente, donc, personne n’ignore les positions d’Hamsun, et le représenter à cette époque dans une scène aussi ouvertement politique que celle de Peer Gynt ne peut être innocent.

Il est difficile de savoir exactement quelle était l’opinion de Munch sur Hamsun. La bibliothèque du peintre compte la quasi-totalité des oeuvres d’Hamsun entre 1910 et 1933, ainsi que Pan et la pièce dramatique Munken Vendt.566 De toute évidence, Munch appréciait l’écrivain, qui avait dans les années 1890 , par ses livres et ses conférences, provoqué une véritable révolution dans la littérature norvégienne. La profondeur de son réalisme psychologique, sa lucidité, son imagination et son style novateur exerçaient une influence au-delà de la seule sphère littéraire, et l’exposition de Munch à Berlin en 1892, intitulée Dix-huit motifs de la vie de l’âme moderne (Åtten motiver fra det moderne sjeleliv), était une référence explicite à l’écrivain, qui avait utilisé le terme à loisir dans ses conférences et articles de l’année précédente.567

Malgré une admiration réciproque entre les deux artistes, leurs rapports personnels sont cependant restés d’une bienveillance lointaine. Les deux hommes se sont fréquentés à Paris en 1895, mais le départ d’Hamsun, puis plus tard leurs résidences respectives à l’étranger ont espacé leurs relations. Munch exécuta un portrait de l’écrivain en 1896, qui ne fut d’ailleurs pas du goût du modèle, mais ce différend ne semble pas avoir créé de réel conflit568. Leurs rapports ne sont pourtant jamais allés jusqu’à une amitié intime, même lorsque les deux artistes retrouvèrent chacun leur patrie. Si les journalistes ne se privent pas de mettre en parallèle les deux hommes569, rien ne permet d’établir l’existence de quelconques contacts entre eux à l’époque des dessins, et on devine aisément que leurs positions politiques opposées n’étaient pas pour les rapprocher. Lors de l’occupation allemande quelques années plus tard, Munch, qui refuse toute sollicitation, verra d’un mauvais oeil la collaboration enthousiaste d’Hamsun570.

Quelle que soit la part de coïncidence et celle de volonté satirique, il reste néanmoins difficile aujourd’hui de voir ces dessins hors de leur contexte historique et politique. La citation de la figure publique d’Hamsun dans le contexte littéraire précis de Peer Gynt, qui plus est dans une unique scène, qui est un pamphlet particulièrement acerbe de la politique mondiale, ne peut être de la part de l’auteur du dessin qu’une attaque ouverte de l’ordre de la caricature politique. Mais ce faisant, l’artiste sort du domaine de l’illustration : si dans Les Prétendants à la couronne, le drame d’Ibsen pouvait lui permettre des parallèles avec l’époque contemporaine car il conservait la distanciation artistique, ne traitant que le thème sans chercher à en expliciter le contexte, ici la mise en cause explicite d’une personne en particulier fait sortir l’oeuvre graphique du domaine de la fiction. La pièce de Peer Gynt n’est plus l’objet premier à transposer visuellement, mais un prétexte, une référence culturelle utilisée comme outil dans le jugement personnel d’un artiste sur un sujet de préoccupation contemporain. L’artiste s’éloigne de l’oeuvre, non par la distance qu’il prend avec le texte, comme il peut le faire dans d’autres cas571, mais au contraire par une trop grande fidélité qui le conduit à actualiser le discours en délaissant la nature fictive et la construction dramatique qui permettaient à l’auteur de glisser un message satirique au sein d’un conte poétique sans en altérer l’intégrité. Ajoutons que là encore, la nature exclusivement privée de ce dessin s’impose. Ces versions des Quatre hommes attablés montrent une direction de l’artiste déjà en germe dans sa représentation de la scène des trolls : l’illustrateur, en explicitant le message véhiculé au point de dédaigner la nature de fabulation représentative qu’est le conte folklorique, prend une responsabilité importante, car il empiète dangereusement sur la nature littéraire de l’oeuvre. L’étude des illustrations réalisées sur les contes populaires ou fables572 ayant pour personnages des animaux montre que si toutes, quelle que soit l’époque, même contemporaine, en traduisent le caractère métaphorique par l’attribution aux personnages d’un certain nombre de caractères anthropomorphes plus ou moins accusés – vêtements, attitudes typiquement humaines , aucune ne songerait à dépouiller le texte de sa caractéristique fondamentale : celle d’une fable.

Ce cas de détournement de texte à des fins pamphlétaires reste un exemple rare dans le corpus général, mais il montre bien les possibles aboutissements de la démarche de l’artiste poussée à l’extrême. Mais si Munch s’est peu à peu éloigné du texte, évoluant d’une restitution quasiment littérale à une interprétation personnelle, la distanciation entre source textuelle et transposition visuelle a été jusqu’ici essentiellement due à une lecture empreinte de ce qu’on pourrait nommer un excès de zèle synthétique, privilégiant la restitution du discours avant tout. Dans son appropriation progressive du texte d’Ibsen, favorisée par le contexte privé de cette production graphique, l’artiste peut cependant aller jusqu’à se distancier du discours même, lorsque celui-ci s’accorde mal avec sa sensibilité propre.

Notes
550.

Eberskopf : en allemand, « tête de sanglier ».

Trumpeterstraale : en norvégien et suédois, « éclat de trompette ».

551.

« PEER GYNT

Ce soir, on met le cap sur le nord,

Car les journaux que j’ai trouvés à bord

Viennent de m’annoncer une nouvelle en or.

(Il se lève, verre en main )

Comme si la chance souriait sans cesse

A qui fait preuve de hardiesse.

LES MESSIEURS

Eh bien ! Dites nous !

PEER GYNT

La Grèce se soulève !

TOUS LES QUATRE, se lèvent

Comment ? Les Grecs ?

PEER GYNT

Ils se sont révoltés.

TOUS LES QUATRE

Hourra !

PEER GYNT

Et le Turc est bien emmerdé (Il vide son verre ».

552.

Cat. expo. 1994, Oslo, Munch-museet, Munch og portretter, p. 190

553.

Op. cit., p. 92.

554.

Portrait du Consul Sandberg, 1901, huile sur toile, 214.5 x 147, M 3.

555.

Souvenirs de Schlittgen, cité in cat. expo. 1994, Oslo, MM, p. 95

L’Allemand, portrait d’Hermann Schlittgen, 1904, huile sur toile, 200 x 120, M 367.

556.

Le Français, portrait de Marcel Archinard, 1904, huile sur toile, Nasjonalgalleriet, Oslo.

Arne Eggum le date, non sans doute, de 1904 (cat. expo. 1994, Oslo, MM, p. 95).

557.

Photographie , L’Exposition libre, Copenhague, septembre 1904.

558.

« A l’ouverture de l’acte IV apparaissent de vieux amis en costumes différents : le consul Sandberg , August Strindberg, Knut Hamsun – ce dernier recevant le traitement le plus rude » (P. Hougen, cat. expo. 1975, Oslo, p. 17). La mention de Strindberg est erronée ; P Hougen a vraisemblablement opéré une confusion entre cette scène et celle de Peer et Begriffenfeldt, dans laquelle Strindberg a effectivement servi de modèle.

559.

Peer Gynt : les hommes attablés, 1933, encre et plume, 170x100, T 201-30.

560.

L’attaque publique d’Hamsun contre Ibsen est restée célèbre : en 1891, le jeune Hamsun, lors de sa conférence sur « L’âge d’or de la littérature norvégienne, 1870-1880 », à laquelle assiste Ibsen, critique violemment les quatre plus grands écrivains de la littérature contemporaine : Bjørnson, Kielland, Lie et surtout Ibsen lui-même, qu’il accuse de « la psychologie la plus raide et la plus simple pour dépeindre des caractères » et d’un « penchant remarquable pour bavarder ... profondément ».

Hamsun, « Littérature norvégienne », in Littérature à la mode, pp. 17-44.

L’agressivité d’Hamsun envers Ibsen rappelle fortement celle de Strindberg. Les deux écrivains se sont acharnés, toute leur carrière, à se distancer de leur aîné, dont ils subissaient l’influence cependant.

561.

« L’action, qui commence au début de ce siècle et se termine à peu près de nos jours [1867], se déroule en partie dans le Gudbrandsdal et sur les hauts fjells d’alentour. »

Peer Gynt n’est pas une figure totalement fictive, elle est fortement inspirée d’un homme réel, natif du Gudbrandsdal. Avant Ibsen, Asbjørnsen avait utilisé le personnage dans certains de ses contes populaires.

562.

Traduction de Régis Boyer, Flammarion, 1994.

563.

Le terme apparaît clairement dans Le Canard sauvage, mais le concept enveloppe la plus grande partie de l’oeuvre.

564.

Conférence du 07.10.1891, cité in Ø. Rottem, Biografien om Knut Hamsun : en guddommelig galskap, Oslo, 1998, p. 45.

565.

Cité in Ø. Rottem, p. 117.

566.

Les ouvrages de Knut Hamsun apparaissant dans la bibliothèque de Munch sont les suivants :

Pan, 1894011011011011011Munken Vendt, 1902

Vie violente, 1910011011011011Femmes à la fontaine, 1920

La Dernière joie, 1912011011011011Vagabonds, 1927

Enfants de ce temps, 1913011011011August, 1930

Le Village de Segelfoss, 1915011011011Et la vie continue, 1933

Les Fruits de la terre, 1917

L’absence des principales oeuvres, d’avant 1910, s’explique par les années d’errance de l’artiste. La collection des livres s’arrête curieusement en 1933, mais cette raison est certainement moins politique que médicale, cette date marquant le début des problèmes oculaires de l’artiste .

567.

«  Il est temps que les écrivains cessent de décrire des ‘types’ que l’on rencontre au marché aux poissons tous les jours, des types qui ont été décrits déjà d’innombrables fois. Si, au lieu de cela, nous commencions à nous intéresser un peu plus aux états de l’âme ? A la vie de l’âme d’êtres humains modernes et complexes ? »

Article «  De la vie de l’âme inconsciente », in Samtiden, 1890. Cité in Ø. Rottem, p. 44

568.

Munch s’était vu confier la tâche de faire le portrait d’Hamsun pour la revue Pan. Il réalisa une eau-forte sans modèle, bien qu’Hamsun l’ait invité. Le résultat ne plut pas à l’écrivain, qui proposa de racheter la plaque en cuivre pour la détruire : « Tu trouveras toujours un autre écrivain à Paris dont tu puisses faire une eau-forte pour Pan. Je ne suis pas non plus une célébrité. Mais merci de ton amitié, en tout cas. » ( cité in cat. expo. 1994, Oslo, MM, p. 87 ).

569.

« Il y a deux noms qui sont plus connus et qui, dans l’opinion internationale, surpassent les autres grands hommes norvégiens dans les domaines de la poésie et de la peinture. Ce sont Knut Hamsun et Edvard Munch. Parmi les norvégiens d’aujourd’hui, personne n’a autant qu’eux attiré l’attention du monde sur notre pays ». B. JULLUM, « På besøk hos Edvard Munch » (Arbeiderbladet, 07.12.1929), repr. in cat. expo. 1998, Oslo, p. 141.

570.

Stenersen raconte que le gouvernement de Quisling avait voulu instituer un Conseil d’honneur de l’art. Knut Hamsun, qui en était partisan, avait tenté de convaincre Munch d’en faire partie. Son fils Tore était même venu voir l’artiste : « Père vous demande de dire oui, ne serait-ce que par amitié pour lui.

- Par amitié ? Votre père serait-il un de mes amis ? » aurait répondu Munch. (R. Stenersen, p. 128)

571.

Voir Deuxième partie, III, 3 ; Troisième partie, I et II.

572.

Sur les différentes illustrations du Roman de Renart en Allemagne, voir « Tiere wie Menschen », extr. de cat. expo. 1982, Berlin, Von Odysseus bis Felix Krull - Gestalten in der Buchillustration des 19. und 20. Jahrhundert, pp. 191-207.