3 - Une lecture parfois soumise à l’interprétation personnelle

La « vision ouverte » d’Ibsen

Si Ibsen est apparu pour sa génération et la suivante comme la figure de proue de la contestation sociale, c’est moins par volonté politique délibérée que par un besoin d’objectivité intellectuelle qui pousse à remettre en question toutes les valeurs, toutes les lois édictant la conduite de l’être humain, qu’elles soient sociales, éthiques ou psychologiques. Dans cette quête incessante d’une vérité universelle, l’écrivain se retrouvait comme malgré lui amené à conclure à la fausse nécessité des principales règles de la société, mais il ne le faisait pas dans le but de convaincre d’un autre système de valeurs, comme le ferait la bohème de Christiania, mais tout simplement d’être un acteur libre et conscient de ses motivations. « Je ne fais que demander ; ma vocation n’est pas de répondre » est un de ses aphorismes les plus célèbres573.

L’ambivalence de la pensée ibsénienne est une caractéristique généralement reconnue par la plupart des exégètes du dramaturge, mais encore trop peu soulignée. Rares sont les artistes qui ont comme lui aussi clairement décrit les contradictions, les incohérences apparentes du comportement humain. Ibsen, comme Munch, a souvent été considéré comme un émule de Kierkegaard, mais R. Fjede souligne une différence fondamentale dans leur vision de l’homme :

‘« Ibsen’s concrete insight as an artist puts him even more in touch than his Danish counterpart with the psychological truth of man’s existence, with the fact that propositions arising out of the depths of the self can often be expressed paradoxically, as both/and statements, rather than those either/or formulations that are logical necessities on the plane of the reason and will »574.’

J. Chamberlain a démontré ce qu’il nomme « la vision ouverte » dans l’oeuvre d’Ibsen, c’est-à-dire une vision oscillant constamment entre les différentes nuances, les contradictions, les paradoxes, qui interdisent à l’auteur toute conclusion tranchée. Ibsen est dans le doute permanent, chaque idée qu’il exprime est aussitôt contrebalancée par l’idée opposée, tout aussi justifiable, mais l’équilibre précaire ainsi atteint le préserve de tomber dans un nihilisme vain :

‘« Even when a prescriptive ideological or metaphysical element seems dominant, it is suffused with doubts of the most fundamental, though never utterly destructive kinds; (...) the mock-heroic indications are almost invariably as powerful as the heroic ; and (...) Ibsen’s tragic themes are constantly established in contexts of ironic appraisal »575. ’

Cette conscience d’un paradoxe permanent, de la relativité de toute idée, aboutit dans l’écriture théâtrale d’Ibsen à deux caractéristiques qui vont marquer profondément la dramaturgie moderne : la distanciation de l’auteur à travers l’utilisation d’un ton tragi-comique d’une part, la représentation de personnages principaux ambivalents d’autre part.

Le ton tragi-comique domine dans les pièces les plus graves du dramaturge, et lui permet de ne jamais verser dans le pathétique ou dans le didactique :

‘« The characteristic spirit of Ibsen’s work arises from a dramatic exploitation of unresolved (and possibly unresolvable) thematic tensions to which no single tragic, comic or even, in the more conventional senses, tragicomic mode can give full expression. Ibsen’s ‘questions’, as expressions of a complex and self-contradictory comprehension of life, required an original kind of tragicomic mode, which he pioneered in the theatre, assisted, especially in the closing decades of the nineteenth century, by Strindberg and Chekhov, bringing on the stage some of the deeply felt ambivalences which had already found expression in nineteenth-century literature, (...) the fiction of Stendhal and Flaubert for instance »576.’

Quant au héros ambivalent, il trouve sa source dans l’étude psychologique particulièrement approfondie des personnages, qui interdit tout jugement manichéen. Les personnages ibséniens ne sont jamais entièrement victimes ou entièrement bourreaux ; ceux qui subissent la tyrannie d’autrui ont leur part de responsabilité dans leur destin, comme Hélène Alving, à moins que, par le poids de leurs frustrations, ils ne deviennent, de victimes, de potentiels bourreaux, comme Ella et Gunnhild Rentheim. A l’inverse, des personnages qualifiés de monstrueux comme Hedda Gabler révèlent leur vulnérabilité et leur noblesse d’esprit.

Peer Gynt est un des plus beaux exemples de cette écriture toute en rebondissements. Le personnage de Peer oscille sans cesse entre grandeur et mesquinerie, entre courage et lâcheté, entre égoïsme et spontanéité, au point que le spectateur partagé entre admiration et agacement ne sait s’il a affaire à un héros ou une parodie de héros. Le style accompagne l’ambivalence de la situation, et joue en permanence sur tous les registres, comédie, satire, féerie, drame. Cette maîtrise du paradoxe, qualité primordiale de l’écriture ibsénienne, a pourtant été souvent soit mal interprétée, soit totalement oblitérée par le public, et – plus grave – par les hommes de théâtre. Si la pièce fut un succès dès sa publication, si elle devint rapidement un monument de la littérature nationale norvégienne, cette sacralisation de l’oeuvre se fit au prix d’une certaine trahison ; la pièce fut mal comprise, et interprétée comme un éloge et une exaltation de l’esprit national norvégien alors qu’elle en était une critique acerbe. La création théâtrale, ayant recours au folklore norvégien et à la musique d’Edvard Grieg, ne fit que renforcer la lecture lyrique et romantique qu’on en faisait, aboutissant à une mise sous silence de toute sa dimension tragi-comique et satirique : « la satire devint (...) féerie, et on en vint, dès lors, à porter un autre regard sur Peer. Le personnage, blâmable entre tous pour son inconsistance et son manque de conviction dans le bien comme dans le mal, devint le héros des contes de fées servi par la ruse, la débrouillardise et la chance qui triomphe des obstacles et arrive en toutes circonstances à ses fins »577. En Norvège comme à l’étranger, c’est cette conception romantique qui prévalut jusqu’à la fin de la dernière guerre, à tel point que lorsque le metteur en scène Hans Jacob Nielsen s’attacha à restituer pour la première fois l’ambivalence de l’écriture, à montrer son caractère « antiromantique »578, il provoqua – en 1947  - une véritable polémique nationale. Jusqu’à cette date, l’esprit originel de la pièce était resté en grande partie oublié, et l’oeuvre elle-même rarement représentée dans son intégralité. Dans cette optique, le caractère satirique des dessins de Munch se fait d’autant plus méritoire, montrant sa compréhension profonde et intuitive d’une pièce dans l’ensemble mésinterprétée. Lors de la création de la pièce à Paris en 1896, par exemple, pour laquelle Munch réalise le programme, G.B. Shaw déplore les mutilations opérées, d’une part par la première traduction du comte Prozor579, d’autre part par les partis pris de mise en scène de Lugné-Poe580. De même, lorsque le metteur en scène, relatant l’expérience quelque vingt ans plus tard, se souvient que l’acteur principal, Abel Duval, « avait des théories sur le théâtre qui le mirent plus d’une fois en conflit avec la pièce ; il réclama même des coupures plaisantes, car, disait-il, il ne pouvait pas associer le comique et le tragique à la fois »581, on retrouve l’incompréhension commune d’une des caractéristiques essentielles de l’écriture ibsénienne.

Or, c’est justement cette ambivalence dont, de façon générale, les illustrations de Munch portent l’empreinte. Aucune autre oeuvre d’Ibsen n’aura inspiré à l’artiste une production aussi importante ni aussi variée, consistant en près de deux cents dessins, au crayon, à l’encre ou à l’aquarelle, croquis ou oeuvres de dimensions importantes, mêlant les styles et les expressions, entre cruauté et douleur, satire et émotion. On peut parler d’une véritable fascination de l’artiste pour la pièce, qui l’aura accompagné tout au long de sa vie : de 1896, date de son premier travail, jusque dans les années quarante, au seuil de sa mort, Munch n’aura cessé de revenir encore et toujours sur des scènes ou des personnages, comme autant de commentaires amusés, références instinctives ou réponses à ses propres interrogations.

Humour dans la scène des trolls, satire dans l’acte IV avec Les Quatre hommes attablés, compassion dans La Cour d’Hægstad, émotion dans La Mort d’Åse, les différentes versions véhiculent la diversité des registres. De la même façon, Peer apparaît sympathique et encore fragile dans les dessins de l’acte I, sûr de lui mais peu lucide dans les scènes de rencontres amoureuses, vulnérable et émouvant dans La Mort d’Åse, cynique et repoussant ou pathétique et ridicule dans les scènes de l’acte IV, tandis que dans l’acte V la fragilité du vieillard s’impose. Par le nombre important de scènes restituées, l’artiste offre un panorama complet de la complexité psychologique de Peer. Pourtant, un certain nombre de dessins montrent une curieuse distanciation avec l’atmosphère véhiculée par l’auteur.

Notes
573.

Cité entre autres in J. Chamberlain, p. 19.

574.

« L’appréhension concrète de l’artiste qu’est Ibsen le fait approcher de plus près encore que son homologue danois la vérité psychologique de l’existence humaine, le fait que les propositions surgissant des profondeurs de l’être peuvent souvent être exprimées paradoxalement, comme des énonciations associatives « à la fois/et », plus que comme des formulations alternatives « ou bien/ou bien » qui sont des nécesssités logiques relevant de la raison et de la volonté ».

R. Fjelde, «Introduction », extr. de Ibsen : A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs (N.J), 1965, p. 15.

575.

« Même lorsqu’un élément de prescription idéologique ou métaphysique semble dominant, il est miné par les doutes les plus fondamentaux, bien que jamais totalement destructeurs ; (...) les indications d’héroïsme parodique sont presque toujours aussi puissantes que celles d’héroïsme ; et (...) les thèmes tragiques d’Ibsen sont constamment établis dans des contextes d’évaluation ironique ».

J.  Chamberlain, pp. 1-2

576.

« L’esprit caractéristique de l’oeuvre d’Ibsen surgit de l’exploitation dramatique de tensions thématiques non résolues (et peut-être insolubles) auxquelles aucun mode tragique, comique ou même, dans le sens le plus conventionnel, tragi-comique, ne peut exprimer totalement. Les ‘questions’ d’Ibsen, en tant qu’expressions d’une compréhension de la vie complexe et contradictoire, exigeaient un genre original de mode tragi-comique, qu’il a initié dans le théâtre, assisté, en particulier dans les dernières décennies du XIXe siècle, de Strindberg et Chekhov, amenant sur scène certaines des ambivalences profondes qui avaient trouvé leur expression dans la littérature du XIXe siècle, (...) la fiction de Stendhal et Flaubert par exemple ». J. Chamberlain, p. 2

577.

E. Eydoux, « La bataille de Peer Gynt », extr. d’Ibsen, Europe, p. 99.

578.

Peer Gynt, une oeuvre antiromantique est le titre de l’opuscule que Hans Jacob Nielsen écrivit à l’occasion de la mise en scène.

579.

«  Les filles du pâturage ont été omises. L’épisode d’Anitra se réduit à une seule scène. La première partie du monologue devant la statue de Memnon a été raccordée à la deuxième partie du monologue devant le Sphinx, comme si c’était un seul et même monument. Au cinquième acte, le Passager inconnu et le Personnage maigre (le Diable) ont été sacrifiés de conserve ; et l’explication du Fondeur de boutons à Peer sur ce qu’est vraiment « être soi-même » à été coupée du rôle – mutilation indéfendable et stupide. L’épisode de l’homme qui se coupe le doigt, son enterrement au dernier acte, ainsi que la scène des enchères, ont aussi disparu .. » G.B. Shaw, « Peer Gynt à Paris », nov. 1896, cité et traduit in H. Ibsen, Peer Gynt, cat. TNP, 1981, p. 71.

G.B. Shaw évoque la première traduction du comte Prozor publiée par la Nouvelle Revue. L’édition suivante sera beaucoup plus complète.

580.

« Il a rétabli la première apparition du Passager inconnu à bord du bateau, mais pour le reste il a repris la version Prozor avec toutes ses omissions, et il en a encore coupé. Par exemple, toutes les scènes égyptiennes, Memnon, le Sphinx, les Pyramides, Begriffenfeldt, l’asile de fous du Caire, tout cela a subi le ciseau. La scène dans l’eau après le naufrage, où Peer repousse l’infortuné cuisinier du canot renversé, a été coupée, avec, bien sûr, l’épisode vital de la seconde apparition du Passager inconnu. Comme la représentation a duré néanmoins près de quatre heures, - sans compter pourtant un bon nombre de bissages stupides de la musique de Grieg, ainsi que quelques intervalles entre les scènes dont on se fût bien passé – un raccourcissement considérable de la pièce était inévitable, une représentation complète n’étant possible que dans les conditions de Bayreuth ». G.B. Shaw, « Peer Gynt à Paris », 1896, cité in H. Ibsen, Peer Gynt, cat. TNP, 1981, p. 71.

581.

Lugné-Poe, cité in H. Ibsen, Peer Gynt, cat. TNP, 1981, p. 72.