Cette volontaire atténuation – voire suppression – de l’ambivalence du ton ne se borne cependant pas aux seules situations où la figure maternelle est mise en cause. Les quelques croquis sur Peer dans le palmier (fig. 93-94) montrent que si l’artiste est tout à fait apte à comprendre et restituer l’humour du texte (la scène est retranscrite dans un croquis plus tardif de façon littérale et narrative587), il choisit délibérément d’introduire un certain nombre d’éléments modifiant subtilement l’atmosphère.
La scène du palmier, qui succède à celle des Hommes attablés, montre de façon ironique les divers revers de fortune de notre héros : Peer est réfugié en haut d’un arbre, seul dans le désert sans aucune ressource, alors qu’une heure auparavant il pensait enfin atteindre son vieux rêve d’être Empereur. Le décor même n’est pas gratuit, et tout l’acte IV a des réminiscences de la biblique traversée du désert, à la fois lieu maudit, où les « terres sont en deuil », lieu de la tentation et du combat spirituel, mais aussi «‘ lieu vide où l’homme, libéré des distractions et des obligations du monde, peut plus aisément rencontrer Dieu ’»588. Cette référence, un homme bercé dans la tradition religieuse tel que Munch ne pouvait pas ne pas la comprendre, même si l’auteur l’a passée au filtre de la comédie. Peer subit son parcours initiatique sans en devenir meilleur ; que ce soient celle de l’argent, du pouvoir ou de la chair, il cède à toutes les tentations. Son dialogue avec Dieu n’est qu’une parodie de foi, oscillant entre marchandage et supplication, avec pour seul but son bien-être matériel. Toute la saveur de l’écriture d’Ibsen apparaît dans ce morceau d’anthologie qu’est le monologue de Peer dans le désert :
‘« Ecoute-moi, Notre Seigneur ! Tu es si sage et juste, n’est-ce pas ... ! Oh ! juge .. ( les bras tendus ) C’est moi, Peer Gynt ! Oh ! Notre Seigneur ! Fais attention ! Occupe-toi de moi, sinon je vais périr ! (...) Ecoute-moi ! Ne t’occupe pas des affaires d’autrui ! Le monde saura bien s’en charger en attendant ! Mon Dieu ! il n’entend pas ! Il est sourd, comme d’habitude ! » 589 ’La scène est certainement l’une des plus drôles de la pièce, mais aussi l’une des plus difficiles à illustrer. Le comique provient du texte plus que de la situation ; le rire est un rire d’ironie, de distanciation, devant l’impudence avec laquelle Peer affiche ses vices, sa lâcheté, son égoïsme. Ibsen met à nu la laideur de l’âme humaine, tout en gardant drôlerie, bonne humeur et indulgence. Mais à un homme moins enclin à la légèreté, moins serein, la situation peut paraître pathétique. C’est ainsi que les dessins de Munch portant sur cette scène sont loin d’exprimer l’humour et la fantaisie de l’auteur. L’artiste ne s’est pas attardé sur cette scène, où les déambulations psychologiques du personnage sont bien difficiles à traduire visuellement ; il s’est concentré sur l’image finale, tragi-comique, de Peer juché en haut du palmier pour échapper aux fauves. Le premier croquis (fig. 93) représente en quelques traits hâtifs la silhouette floue et plane de Peer blotti dans l’arbre. Il semble endormi, recroquevillé comme un enfant ; son visage anguleux est penché, les yeux fermés, et a une expression presque tragique. C’est une image belle et émouvante de la fragilité de Peer que nous offre l’artiste, mais qui n’a que peu de rapport avec la scène humoristique du texte. La seconde version (fig. 94) est tout aussi pathétique bien que moins lyrique. L’artiste a repris la composition, mais en a changé la dynamique. Tout indique l’insécurité, d’autant que les fauves, figures assez grotesques, s’agitent au sol et guettent leur proie. Peer n’est ici pas endormi, mais ses yeux ne sont que des cavités creuses qui le déshumanisent.
Dans cette version comme dans l’autre, l’artiste extrait la scène du contexte général, et oublie l’univers d’Ibsen pour nous en donner son impression personnelle. Les distances qu’il prend avec le ton tragi-comique ne sont cependant pas uniquement causées par la compassion qu’il peut éprouver pour ses personnages. L’inverse est également vrai, et l’illustrateur est aussi passionné dans la cruauté que dans l’émotion. Ainsi, dans la scène entre Peer et Anitra, au quatrième acte, il relaie le propos de l’auteur et en accentue l’ironie dans des proportions qui transforment notablement la scène.
Peer dans le palmier, 1927, encre, 113x174, T 203-1.
J. Duquesne, Jésus, Ed. Desclée de Brouwer, Flammarion, 1994, p. 109.
Traduction de Régis Boyer, Paris, 1994.