Peer et Anitra

Ibsen avait construit l’épisode d’Anitra comme un petit drame en trois actes :

Et finir comme un coq - en se laissant plumer », voilà à quoi s’est résumée sa dernière aventure amoureuse.

L’artiste s’est, à son habitude, attaché à rendre l’esprit plus que la lettre, et la relation entre Peer et Anitra a été restituée dans toute sa complexité dans la série des premiers croquis, l’illustrateur privilégiant tour à tour une lecture puis une autre. Lorsqu’il reprend la scène dans les années trente, Munch abandonne cependant la relation privilégiée entre Anitra et Peer pour s’attacher à rendre la scène de façon plus littérale : cinq dessins à l’encre montrent Peer en tant que nabab, sous une tente, entouré d’un choeur de jeunes filles (fig. 105-106). Dans cette nouvelle série, la vision de la scène est cette fois beaucoup plus univoque, et tend à priver le discours de certaines nuances. Les dessins ne suivent pas les méandres de l’histoire : là où Ibsen créait une fable morale, imputant l’échec de Peer en grande partie à sa propre malhonnêteté, Munch n’en retient que l’image de la fascination pathétique de l’homme vieillissant pour la fraîcheur de la jeune fille, et la souffrance et l’humiliation que celle-ci ne peut manquer de lui infliger.

Le croquis du carnet T 206590 est encore une restitution fidèle au texte, dont il retranscrit la fraîcheur et la sensualité. La composition porte encore l’empreinte des anciennes versions, et la composition se concentre autour de Peer et Anitra : Peer assis sur des coussins dans la moitié droite, Anitra debout devant lui dans la partie gauche. Peer en costume oriental paraît serein et satisfait, tandis qu’il contemple le corps voluptueux d’Anitra qui se cambre devant lui. Au fond, les autres jeunes filles sagement assises observent la danse. Les silhouettes sont linéaires, la composition claire et aérée, le style narratif, dans la veine illustrative des autres scènes du carnet T 206.

En revanche, les dessins au pinceau et à l’encre de Chine, datés « des années trente » (fig. 105-106), présentent l’épisode sous un jour sensiblement différent. Peer apparaît couché dans le coin gauche de l’image, au premier plan, tandis que quatre jeunes filles, groupées, sont en léger retrait. La profondeur ainsi créée, une certaine distance s’instaure entre les personnages, soulignée encore par l’ouverture de la tente qui forme comme un rideau de théâtre au-dessus du choeur. Les silhouettes presque nues sont peu distinctes l’une de l’autre – Anitra ne s’est encore pas détachée du groupe, il s’agit dès lors du tout début de la scène. Leurs gestes varient d’une encre à l’autre, comme si l’artiste nous offrait plusieurs instantanés de la danse.

Malgré la reproduction respectueuse des didascalies - « ‘Peer Gynt, dans son costume oriental, se repose sur des coussins. Il boit du café et fume une longue pipe. Anitra et une foule de jeunes filles dansent et chantent pour lui’ » -, une atmosphère bien différente domine la scène : Ibsen nous montrait un héros triomphant, alangui, un gourou choyé et idolâtré ; Munch, au contraire, voit un homme vieilli, alité, réduit à se repaître à distance de la fraîcheur des jeunes filles qui lui offrent un spectacle comme on l’offrirait à un malade. La technique même s’emploie à assombrir la scène : le pinceau rend les silhouettes épaisses, la composition lourde et confuse ; la prédominance du noir enlève toute gaieté à ce tableau qui dans le texte est frais et léger. L’encre T 1628 (fig. 106) est particulièrement expressive à ce sujet : Peer couché, son profil droit se découpant contre le large oreiller, est la reprise de l’image du terrible tableau L’Enfant malade 591 dans un contexte assez surprenant, et accentue le sentiment de débilité physique du héros, sentiment qui n’existe nullement dans le texte où Peer, s’il est trop mûr pour séduire la toute jeune Anitra, n’en est pas moins « un bel homme entre deux âges ». Le sentiment de malaise qui s’insinue dès lors est étranger à la pièce et propre à l’interprétation personnelle de l’illustrateur, devant cette confrontation entre vieillesse et jeunesse, entre déclin et force triomphante. Ibsen opérait un renversement en trois temps du jeu de domination, Munch quant à lui nous montre la partie perdue d’avance. Il n’y a rien de soumis – ni d’enfantin – chez cette femme aux formes rondes, séductrice, qui s’avance d’un pas déhanché, exposant sa nudité sans embarras. Sa pose est étonnante, peut-être inspirée par l’Esclave de Michel-Ange592, mais le bras replié derrière la tête, déjà utilisé pour l’extatique Madone, a aussi la sensualité des Vénus italiennes593.

Rien n’indique dans le texte que les jeunes filles soient nues, et Munch rend explicite ce qui n’apparaît qu’en filigrane dans le texte : l’angoisse de l’homme vieillissant devant le déclin de sa sexualité. A l’inverse de Picasso qui, dans ses dernières années, fuyait ses peurs en dessinant avec frénésie des scènes érotiques, Munch avoue ouvertement ses faiblesses et ses inquiétudes. Sans être flagrant, l’autoportrait pointe dans ce vieillard alité, torturé par la sensualité féminine qui s’affiche avec d’autant plus d’impudence qu’elle lui est inaccessible : dans T 1628, son visage tourné aux yeux apparemment fermés rend l’image des femmes fantasmatique, presque onirique. Ces scènes d’Anitra ont des accents de tentations de saint Antoine, et véhiculent une cruauté à peine supportable.

L’auto-abaissement culmine dans l’encre T 1604 (fig. 107), qui reprend la scène dans un contexte et une composition légèrement différents. La jeune Anitra occupe toute la moitié droite de l’image. Elle semble absorbée par la danse, mais sa pose est plus séductrice qu’artistique ; elle s’offre au regard du spectateur et tourne le dos à Peer qui, assis en retrait, les mains sagement croisées, la contemple avec une expression d’adoration douloureuse. Le trait est nerveux, le fond est parsemé de touches suivant un schéma géométrique, sol et murs se confondent et se resserrent autour des deux protagonistes dans un chaos agressif. Lorsqu’il se place dans la situation de Peer face à Anitra, Munch n’a ni l’humour ni l’insouciance d’Ibsen, et le jugement qu’Henry James portait sur les personnages d’Ibsen pourrait convenir plus encore aux illustrations du peintre, « ‘fortement satiriques. (...) Mais c’est le ridicule sans le sourire, la danse sans la musique, une sorte de sarcasme plus proche des larmes que du rire’ »594.

Notes
590.

Peer le nabab, env. 1935, crayon gras et encre, 255x410, T 206-33r.

591.

Voir Troisième partie, II, 3.

592.

Michel-Ange, Esclave apaisé, statue destinée au tombeau de Jules II, Musée du Louvre, Paris.

593.

Giorgione, Vénus endormie, Gemäldegalerie, Dresde.

Titien, Vénus d’Urbino, Musée des Offices, Florence.

594.

« Some of his portraits are strongly satirical (...). But it is the ridicule without the smile, the dance without the music, a sort of sarcasm that is nearer to tears than to laughter ».

H. James, « On the occasion of Hedda Gabler » (1948), extr. de Mc Farlane, ed., Discussions of Henrik Ibsen, Boston, 1962, p. 56.