L’évêque Nikolas ou l’incarnation du Mal

Privilégiant à son habitude la dramaturgie structurelle à la dramaturgie événementielle, l’artiste a accordé dans ses dessins et gravures des Prétendants à la couronne une place prépondérante au personnage de Nikolas. Si les apparitions de l’évêque sur scène sont relativement rares, le personnage est en réalité omniprésent dans le drame. Homme de l’ombre et de l’intrigue, instigateur du conflit entre les deux prétendants, il est le véritable ordonnateur des événements que subit le peuple norvégien. Ce sombre individu, torturé et haineux, est de toute évidence apparu à Munch beaucoup plus fascinant que le franc et simple roi Håkon, et il se voit accorder une place de choix dans les illustrations.

Dans son drame historique, Ibsen s’était inspiré d’un personnage véritable – l’évêque d’Oslo Nikolas Arnessön, dont l’ambition et le goût pour l’intrigue ont effectivement joué un rôle dans les événements relatés595. Toutefois, en attribuant ses méfaits non à son ambition mais à sa nature foncièrement destructrice, l’auteur ajoutait au discours politique une dialectique psychologique et métaphysique, le personnage de la pièce dépassant le rôle du félon traditionnel pour devenir le symbole même du mal : son acharnement à détruire, plus encore à entraîner les hommes sur le chemin de la destruction, lui confère une dimension démoniaque qui ne se révèle cependant que graduellement. L’évêque en vie était un être malfaisant mais humain, dont la psychologie torturée se révèle dans ses tirades ambivalentes au moment de son trépas : « Je haïssais parce que je ne pouvais pas aimer » confesse l’homme, qui espère encore que « le malin n’osera pas s’en prendre à moi maintenant ! ». Lorsqu’il réapparaît à la fin du drame, cependant, comme frère de la Croix, c’est en esprit désincarné au service du Mal, fantôme incitant Skule au meurtre, dont les paroles aux résonances bibliques – « je veux t’emmener sur une haute montagne et te révéler toute la splendeur de la terre » - révèlent clairement son obédience au Diable.

Pour caractériser ce personnage maléfique, Munch choisit de souligner son arme principale : son don de persuasion, sa capacité à instiller le désir et la jalousie chez les êtres. Si la représentation au symbolisme explicite du Serpent Tentateur (fig. 62) reste exceptionnelle, la physionomie du personnage est choisie pour inspirer la méfiance : silhouette décharnée au dos voûté, le cou projeté en avant, le visage osseux, aux yeux perçants et aux lèvres serrées exhalent la malveillance et l’avidité, tandis que le menton et le nez crochus évoquent à la fois le sorcier maléfique et l’oiseau de proie. Lorsqu’il est coiffé d’une calotte596, l’évêque se transforme en un autre félon, le Shylock du Marchand de Venise, mais le plus souvent son crâne reste nu, suggérant par l’ossature marquée l’image déplaisante de la tête de mort. Un seul dessin le représente de face, au centre de l’image mais en retrait, observant les deux protagonistes - vraisemblablement Håkon et Skule - qui s’affrontent par ses soins597. Sa posture en recul le caractérise comme l’homme de l’ombre, observant sans cesse, épiant les conversations et agissant en secret ; cette position réapparaît dans nombre de dessins (fig. 61-62), mais elle s’accompagne en grande majorité d’une figuration de profil. Munch qui, dans ses portraits, préfère représenter ses modèles de face, considérant que « la vue de profil tend à montrer les caractères raciaux et ancestraux » tandis que « ‘la vue de face montre plus la personne elle-même ’»598, choisit au contraire pour ce personnage une composition où il apparaît toujours de profil à côté d’un interlocuteur de face : c’est L’Evêque Nikolas et Dagfinn Bonde, une lithographie599 et une gravure sur bois (fig. 108) illustrant vraisemblablement l’intronisation de Håkon à la fin de l’acte I. Le drame met en scène l’événement à travers un tableau de groupe, dans lequel les nombreux protagonistes interviennent chacun à leur tour. Mais l’artiste a choisi de délaisser les différents membres de l’assemblée, qui n’apparaissent qu’en silhouettes indistinctes au fond de l’image, et a concentré la composition autour de deux personnages apparemment étrangers à l’action dramatique en cours, témoins seulement de la scène : Nikolas et Dagfinn Bonde, le connétable du roi. Le portrait en gros plan des deux personnages permet l’habituelle expression dramatique par la représentation psycho-physique des personnages, la position frontale de Bonde et sa physionomie franche traduisant sa loyauté, tandis que le profil décharné de l’évêque qui l’observe fait soupçonner sa perfidie telle que la révèle la seule phrase qu’il lui glisse à l’oreille :

‘« Evêque NIKOLAS (derrière)
Toujours sur vos gardes, mon bon Dagfinn...Toujours sur vos gardes ».’

L’image anticipant la lecture, qui ne dévoile la malveillance du personnage que plus tard, la composition permet de caractériser immédiatement l’évêque comme le félon, le « donneur de mauvais conseils »600 dont le ton doucereux permet d’hypnotiser sa proie : dans la lithographie, l’oeil enflammé de l’évêque contraste avec le regard vide du connétable qui refuse de le regarder mais semble comme hébété, subissant malgré lui son emprise. C’est la même formule iconique qui réapparaît dans la première version gravée de L’Epreuve du fer (fig. 109) où la tête grimaçante de l’évêque, semblant surgir de nulle part, se glisse entre deux personnages.

Une version ultérieure de Nikolas et Dagfinn Bonde 601 reprend ce placement des personnages dans une composition élargie, impliquant le reste de l’assemblée : toute la moitié gauche est occupée par quatre hommes attablés, tenant conseil, les deux hommes étudiés étant repoussés dans la partie droite. Le cadrage moins resserré révèle la main de l’évêque qui se pose sur le bras de Bonde ; une main à peine esquissée, mais démesurément large, prédatrice, emprunt tant formel que thématique à la gravure des Petits gnomes 602 de Goya. Le visage rond et bonhomme de Bonde des versions précédentes a fait place à la tête creusée et émaciée des personnages tragiques de Munch ; les yeux clos, il est maintenant sous l’empire total du sorcier, tandis que l’impression de claustration qu’exhale la pièce – par son traitement cubique souligné par les poutres des murs et du plafond, la perspective raccourcie de la table – est la transposition visuelle du sentiment d’emprisonnement psychique du personnage. Le rapport de domination - voire de phagocytage - devient explicite, et cette nouvelle version porte des réminiscences du tableau des Deux vieillards de Goya603, sollicité à de nombreuses reprises dans les gravures des Prétendants. L’atmosphère de l’instant précis de la trame est ici définitivement éradiquée au profit d’une situation lourde de menaces, anticipation des drames à venir.

La même caractérisation physionomique réapparaît mais subissant une synthétisation formelle qui affirme sa fonction symbolique dans la scène de Skule et Nikolas dans les bois d’Elgeseter (fig. 111). Cette rencontre, au deuxième tableau du dernier acte, constitue le paroxysme du drame, lorsque Skule se voit sur le point de basculer vers le crime. La toile de fond historique permet à l’auteur d’explorer la problématique éthique kierkegaardienne, en montrant les tourments d’un homme déchiré entre désir et morale, entre une ambition entretenue par la conviction de sa légitimité, et une conscience toujours plus vacillante. Au plus fort du drame, Skule, après avoir été bien près de la victoire, est maintenant pourchassé par l’armée d’Håkon, et se dirige vers le couvent d’Elgeseter pour enlever la reine et le prince héritier. Déjà « malade dans l’âme », il se retrouve seul dans la forêt avec un des moines chargés de le guider. Le frère se révèle n’être autre que le fantôme de l’évêque Nikolas, et tente de perdre définitivement Skule en l’incitant à assassiner le prince - son propre petit-fils. Non sans hésitation, Skule parvient à dominer l’ultime tentation, et sauve ainsi son âme - par la mort physique, qu’il choisit dans la dernière scène.

Dans la pièce même, la progression dramatique est suspendue pour laisser place au tableau superbe d’un homme en proie à la Tentation, et à la différence du dessin d’enfance de l’artiste qui, adroitement mais conventionnellement, donnait une vision littérale et narrative de la scène, la gravure de 1916-17 se concentre sur le drame humain. L’artiste a délaissé le décor dramatiquement expressif d’Ibsen, celui d’une forêt noyée dans la brume nocturne604, renonçant à un procédé littéraire classique depuis le Moyen Âge pour introduire la dimension surnaturelle de la rencontre : « ‘Lieu des terreurs sans nom, la forêt est l’endroit où tout devient possible, où la rencontre des êtres que la raison et la logique refusent, apparaît normale, où les jeux infiniment variés et infiniment dangereux de la nature entraînent dans leur vertige le voyageur et le noient dans leur fantastique extravagant’ »605. Au contraire, la gravure se veut intemporelle, et est une superbe image du dilemme psychologique auquel Skule est confronté.

Deux visages surgissent et se font face. Le jeu de la gouge a figé leurs traits d’une blancheur crue, rappelant la mort de l’un et annonçant celle de l’autre ; les têtes sont creusées au centre du bois, que l’artiste a soigneusement laissé intact pour le reste, à la différence du dessin préparatoire606, et qu’il a choisi pour la régularité de ses fibres ; celles-ci sont exploitées pour devenir partie intégrante de l’oeuvre , les lignes parcourant l’image dans sa longueur comme si une brume épaisse enveloppait les personnages – seule allusion à l’atmosphère dramatique d’Ibsen, qui fait dire à E. Prelinger des gravures des Prétendants : « ‘They have a shadowy quality with insubstantial shapes and figures seeming to hover in a textured background’ ».607

Les deux têtes n’en paraissent que plus fantomatiques, d’autant que les traits creusés perdent de leur humanité. Le visage de l’évêque, surtout, est devenu si émacié qu’il s’est subtilement transformé en une tête de mort grimaçante. Le jeu de regard a changé, ce n’est plus lui qui foudroie sa proie, mais au contraire, il penche tranquillement la tête, réprimant à peine un sourire de satisfaction devant la détresse de sa victime. Dans cette moderne danse macabre, la position des visages a été intervertie depuis les autres scènes, mais le rapport de domination reste explicitement à l’avantage du Diable, qui avec la plus grande facilité, sans rien faire semble-t-il, prend les différents protagonistes dans ses filets.

Cette tête fascinante, à la fois effrayante et altière, que l’artiste a choisie pour caractériser le personnage de Nikolas, a un modèle précis : un des mécènes de Munch, Albert Kollmann, « ‘un collectionneur d’art qui était tombé amoureux de l’art et de la personnalité de Munch, et qui travaillait avec passion à son progrès comme à son bien-être, toujours de façon invisible, à travers ses multiples relations’ »608. Munch entretenait en réalité avec son mécène une relation ambiguë, où l’admiration et le dialogue intellectuel et artistique609 le disputaient à une méfiance entretenue par le rapport de dépendance financière qui existait entre les deux hommes à l’époque de leur fréquentation à Berlin. ‘« Je vais vous dire qui c’est, c’est le Diable !’ » ainsi Munch voit-il Kollmann610, et l’utilisation du modèle évoque ce pouvoir que l’artiste a ressenti chez le personnage, et dont il a pu se sentir prisonnier comme Skule devant Nikolas : contrairement aux versions plus narratives, le visage de Skule est ici assez proche des autoportraits de l’époque611. Pourtant, la lecture biographique n’a que peu de place dans cette gravure à vocation avant tout littéraire. Le choix du modèle et ses motivations restent accessoires, la personnalité de l’homme disparaissant devant les besoins de l’illustration. Totalement ingéré par la fiction, le modèle est introduit dans le contexte littéraire et transformé en personnage au même titre que les autres, les croquis comme les gravures montrant une cohésion des divers éléments dramatiques.

Pourtant, lorsque le modèle est réutilisé dans le contexte de Peer Gynt, la création se fait ambiguë, oscillant entre fiction et portrait.

Notes
595.

Evêque d’Oslo en 1190, Nikolas Arnessön s’est vu forcé en 1194 de sacrer le roi Sverre, mais lui opposa deux ans plus tard un autre prétendant, dont les partisans furent appelés les Bagler. Ils constituèrent le parti ecclésiastique opposé aux Birkebeiner.

596.

La Mort de l’évêque Nikolas, 1916-18, crayon gras, 200x265, T 214-12.

597.

Les Prétendants à la couronne, ca 1919, crayon gras, 240x355, T 211-30. Le dessin est intitulé dans le catalogue de 1975 Nikolas, Skule et Dagfinn Bonde mais la composition semble bien mieux représenter l’affrontement de l’intrigue principale, entre les deux héros. L’absence de physionomie constante se révèle un des principaux obstacles à un catalogue précis du corpus.

598.

Cité in R. Stenersen, p.40

599.

L’Evêque Nikolas et Dagfinn Bonde, 1916-17 ? , 1927 ?, lithographie, 232x310, G/l 461.

600.

E. Verhaeren, Le Donneur de mauvais conseils, in Les Campagnes hallucinées (1893), Gallimard, 1982, pp. 30-33.

601.

L’Evêque Nikolas et Dagfinn Bonde, 1920, crayon noir, blanc et brun sur papier gris, 255x375, T 2072.

602.

F. Goya, Petits gnomes, Les Caprices, n°49, Madrid, Musée du Prado. Les petits gnomes sont en fait les membres du clergé, ce qui explique la citation formelle. Mais le motif avait déjà été utilisé sans son sens initial dans une version graphique de l’Autoportrait à la cigarette (1895, fusain et crayon, localisation inconnue), citée in cat. 1982, New York, Northern light : Realism and symbolism in Scandinavian painting, 1880-1910, p. 194.

603.

F. Goya, Deux vieillards, 1821-23, Madrid, Musée du Prado.

604.

« Clair de lune, mais la nuit est brumeuse, en sorte que le fond ne s’entrevoit qu’indistinctement, et par moments, presque pas ». A la fin de la scène, le Frère de la Croix « disparaît dans la brume parmi les arbres ».

605.

M. Brion, L’Art fantastique, Paris, Albin Michel, 1961, p. 9.

606.

T 2353, dessin au fusain, n’est curieusement recensé dans aucun catalogue ou classeur, malgré son appartenance évidente au corpus.

607.

« Elles ont une qualité voilée avec des formes sans substances et des silhouettes semblant planer dans un arrière-plan matériel ». E. Prelinger, Edvard Munch - Master printmaker, New York-Londres, 1983, p.70.

608.

C. Gierløff, 1973, cité in N. Stang, p. 198.

609.

« [Kollmann] s’y connaît plus en peinture que tous les professeurs et les historiens d’art réunis », lettre d’E.Munch à Max Liebermann, citée in R. Stang, p.184.

610.

« Oui, je vais vous dire qui c’est, c’est le Diable ! Les filles l’aiment, et lui ne me veut que du bien. A chaque fois que j’ai besoin d’argent, à quelque endroit que je sois, la porte s’ouvre, le Diable vient à moi et me dit : Munch, voilà de l’argent, et repart sans rien dire de plus... » Souvenir d’Ivo Hauptmann, cité in R. Stang, p. 186.

611.

G. Svenæus (Svenæus, 1973 (I), p. 263) voit également dans les gravures de Nikolas et Dagfinn Bonde un autoportrait, mais son argumentation paraît pour cette fois peu convaincante.