Peer Gynt et le Fondeur de boutons

Un dessin d’un carnet de 1916 (fig. 112), contemporain des illustrations des Prétendants à la couronne, semble a priori être une version de plus de la rencontre entre Nikolas et Skule. Son format de vignette, assez inhabituel, est un indice de sa fonction illustrative, tandis que la composition et la physionomie des personnages sont assez similaires à celles retenues par l’artiste dans les autres images. Cependant, la tenue visiblement moderne des personnages est en flagrant désaccord avec la restitution de la logique dramatique. De fait, l’accessoire que le personnage de gauche tient en main – ce qui semble être une grande louche – est aussi étranger à la scène des Prétendants qu’il est déterminant dans celle du fondeur de boutons au dernier acte de Peer Gynt, et ce simple détail fait basculer l’artiste d’une pièce à l’autre.

La rencontre de Peer et du fondeur constitue le paroxysme dramatique du conte de Peer Gynt et la révélation finale de la théorie philosophique qui le sous-tend. A son retour dans sa patrie, après une vie aussi débridée que stérile, Peer se retrouve confronté progressivement aux personnages de son passé. Fuyant dans les landes le souvenir de Solveig, son unique amour, poursuivi - littéralement - par les « incantations de ses actions manquées », il rencontre encore un mystérieux personnage. Fondeur de boutons « au service du Maître », celui-ci a pour mission de refondre notre héros : « ‘L’intention était de faire de toi un bouton brillant sur le gilet du monde, mais ton attache manquait. Aussi vas-tu être remis à la caisse aux débris, pour, comme on dit, repasser à la masse’ ». Peer proteste avec véhémence, car moins que l’idée du châtiment, c’est sa forme qui lui est insupportable : perdre son identité, devenir un autre être, lui qui a toujours eu comme devise d’« être soi-même ». « Toi-même, tu ne l’as encore jamais été », réplique alors le Fondeur, lui assénant ainsi la conscience de l’inanité de sa vie. Peer parvient cependant à négocier un délai et entame une course désespérée à la recherche d’une preuve, d’un témoignage qui justifierait son existence. En vain ; lorsqu’il rencontre le Diable - sous l’apparence d’un prêtre maigre avec un filet d’oiseleur sur l’épaule – Peer tente de le convaincre de l’accepter en Enfer, mais s’entend refuser pour la même raison, car « on ne peut pas être soi-même de deux façons . Être l’endroit ou l’envers de l’habit ». Peer résigné retrouve le Fondeur, qui lui montre la maison de Solveig. Il comprend alors que là réside son plus grand péché – cet amour qu’il n’a pas eu le courage de vivre. En cette matinée de Pentecôte, il se jette aux pieds de sa bien-aimée et lui demande de le condamner, mais la réponse de Solveig lui donne la justification de sa vie qu’il cherchait en vain :

«  PEER GYNT
Où étais-je moi-même, l’intégral, le vrai ? Où étais-je, le sceau de Dieu sur le front ?
SOLVEIG
Dans ma foi, dans mon espérance et dans mon amour. »

La date de la première version de cette scène comme la composition montrent que la motivation initiale de l’illustrateur est directement inspirée par ses travaux contemporains des Prétendants ; la scène est abordée ici en tant que corrélat thématique de la rencontre entre Skule et Nikolas : dans l’une comme l’autre, le héros – ou plutôt l’antihéros – se trouve confronté au « Messager des Instances Supérieures » à l’approche de sa mort. C’est un parallèle que l’artiste gardera à l’esprit lors des dessins ultérieurs, mais ici le traitement de la scène est encore très influencé par la lecture de la scène des Prétendants, notamment en ce qui concerne le jeu de domination entre les personnages. Pour Peer comme pour Skule, la partie est faussée d’avance, et c’est un jeu du chat et de la souris qui se déroule, exprimé essentiellement par l’attitude physique des deux protagonistes : le Fondeur à gauche, le maintien droit, les deux mains reposant sereinement sur le manche de sa cuiller, a l’assurance souriante du maître de jeu. Il se présente de dos à Peer, vers lequel il se tourne légèrement pour le considérer avec ironie et condescendance. A côté de lui, Peer paraît bien timide : de profil, il nous montre un dos voûté, une tête décharnée (silhouette que l’artiste reprend hors de la vignette sur la même feuille), et se tient chapeau en main, regard baissé, dans une attitude d’humilité qu’on ne lui connaît guère. Il est vrai que le texte d’Ibsen offre à l’artiste une multitude de possibilités d’interprétation, car Peer tente d’échapper à son sort en employant tous les moyens de conviction, de la résistance la plus farouche à la rouerie doucereuse, tout en cédant parfois à une résignation très temporaire. L’image ici choisie est celle d’un vieillard pensif et obéissant qui, le menton dans les mains, écoute sagement les explications du Fondeur. Le paysage désertique de la lande derrière lui annonce sa fin proche – paysage dont le Fondeur est quant à lui protégé par une palissade, à laquelle Peer se retient comme pour s’agripper au peu de vie qui lui reste. Le tracé est bien différent de celui qui prévaut dans les dessins de la série de Peer Gynt, souvent nerveux ; ici, les silhouettes noircies au crayon gras, aux contours bien délimités, le jeu des différents gris sont une réminiscence des gravures sur bois et confèrent au dessin une douceur et une poésie inhabituelles.

Lorsque Munch reprend la scène presque dix ans plus tard, en 1925 dans le carnet T 2823, l’atmosphère change du tout au tout. Les motifs formels hérités des Prétendants sont provisoirement abandonnés, et le traitement de la scène se veut plus littéral, la physionomie des personnages relevant entièrement de la fiction. De fait, l’expression se voit conférée au décor au détriment de la caractérisation des personnages : c’est par la relation dramatisée entre les protagonistes et le paysage que l’artiste cherche à rendre la dimension métaphysique de la scène, celle qu’Ibsen avait traduite par le lieu de la scène, « à la Croisée des Chemins ». La plaine désertique entr’aperçue dans le dessin précédent a fait place au paysage impressionnant des fjells, dont les hauteurs encaissées ferment l’horizon et emprisonnent les deux personnages : dans un premier croquis612, Peer, sous le regard scrutateur de son compagnon, observe le chemin qui traverse la vallée encaissée pour se perdre à l’horizon. L’encre suivante613 est plus proche du texte, tant dans l’apparence physique des personnages que dans leur relation : Peer de trois-quarts dos, voûté mais vigoureux, au profil toujours volontaire, fait face à un Fondeur des plus sereins. Les silhouettes des deux hommes se fondent dans le paysage encaissé des monts qui entourent les hautes herbes de la lande, dont le tracé souligne le caractère anguleux dans un quadrillage de traits d’encre qui enchevêtre hommes et nature614.

Si le Fondeur de Boutons est une somptueuse invention poétique d’Ibsen, son discours n’est qu’un syncrétisme dans une imagerie piquante de diverses théories sur la réincarnation et le Purgatoire. Dans L’Enfer de Dante, livre de chevet de Munch, le reproche fait aux premiers damnés n’est autre que celui qu’affronte Peer : ces « Esprits neutres et lâches », harcelés par des insectes, doivent rester dans le Vestibule de l’Enfer car ils sont « ‘la secte des mauvais qui déplaisent à Dieu, comme à ses ennemis’ »615 :

«  Cet état misérable
Est celui des méchantes âmes des humains
Qui vécurent sans infamie et sans louange
Ils sont mêlés au mauvais choeur des anges
Qui ne furent ni rebelles à Dieu
Ni fidèles, et qui ne furent que pour eux-mêmes. 
Les vieux les chassent, pour n’être pas moins beaux
Et le profond enfer ne veut pas d’eux
Car les damnés en auraient plus de gloire »616.

De même, Peer est refusé par le Diable qui ne considère pas ses péchés comme suffisants, car ils ont été commis non par haine mais par indifférence : « ‘Qui, pensez-vous, daigne gaspiller le précieux combustible par des temps comme ceux-ci pour une racaille si dépourvue de sentiment ? ’» Mais si la route des Esprits de Dante s’arrête dans le Vestibule, le châtiment de Peer est au contraire de devoir se réincarner – idée qui lui est insupportable en ce qu’elle anéantit l’unicité de son être, son ipséité même.

La philosophie eschatologique proposée par Ibsen sous couvert de la fantaisie ne pouvait que trouver en Munch un lecteur particulièrement intéressé. Influencé dans les années 1890 par les diverses théories philosophico-religieuses de l’époque, comme celle de Büchner et Hæckel617, il avait développé une conviction sur la vie après la mort éloignée des croyances chrétiennes, s’inscrivant dans une vision universelle de la chaîne de la vie :

‘ « Rien ne cesse d’exister ; il n’y a aucun exemple de cela dans la nature. Le corps qui meurt ne disparaît pas. Ses composants se séparent l’un de l’autre et se transforment. (...) De mon corps pourrissant bourgeonneront des plantes et des arbres. Des arbres et des plantes et des fleurs. Et ils seront réchauffés par le soleil, et rien ne disparaîtra. Voilà l’éternité »618. ’

Cette théorie était assez répandue à la fin du XIXe siècle, dans le sillage de ce que Baudelaire a pu exprimer dans ses poèmes. Munch semble y être resté fidèle tout au long de sa vie, l’illustrant dans de nombreux dessins et écrivant encore dans ses dernières années dans son Arbre de la Connaissance :

« J’ai vécu la mort quand je suis né. Il me reste à vivre cette véritable naissance qu’on appelle la mort.
Dieu est en nous et nous sommes en Dieu. (...) Nous ne mourons pas, c’est le monde qui meurt en nous.
De mon corps putrescent s’élèveront des fleurs, et je serai en elles.
La mort est le commencement de la vie, d’une nouvelle cristallisation. »619

La théorie de Munch est donc celle d’une conception universelle de la chaîne de la vie, différente de celle de la réincarnation telle qu’Ibsen l’envisage, qui tout en se démarquant des croyances chrétiennes en porte encore l’empreinte. Une anecdote relatée par son ami Stenersen est à cet égard éloquente, et montre chez Munch un refus véhément de l’idée de réincarnation, qui n’est pas sans rappeler la réaction de Peer 620.

Dans les années trente, époque à laquelle est réalisée la majeure partie de la série de Peer et le fondeur, les préoccupations du septuagénaire Munch sont ainsi bien proches de celles de son personnage fétiche – celles de tout homme qui sent sa fin inexorablement approcher. Lorsqu’il reprend cette scène, c’est dès lors moins pour chercher à découvrir un texte déjà souvent étudié que pour exprimer ses propres interrogations, et l’artiste se substitue ouvertement au personnage face à la « Croisée des chemins ». Les versions précédentes utilisaient une caractérisation des personnages entièrement fictive et littéraire ; différents croquis recensés non sans doute par le musée Munch sous l’intitulé Le Fondeur 621 indique que l’artiste a peut-être cherché une physionomie propre au personnage, mais les dernières versions montrent qu’il a finalement réutilisé le modèle de son ami Kollmann.

La série de dessins montrant un Peer/Munch face à « son » Fondeur de boutons n’est pas datée avec certitude, mais elle s’annonce dans un croquis à l’encre de 1933 (fig. 113), qui en est vraisemblablement un premier jet, bien qu’encore dans le domaine de l’illustration. De part et d’autre d’une large route droite - cette « route dont on ne revient pas » -, Peer à gauche et le Fondeur à droite apparaissent, cadrés à mi-corps. Ils se font face et s’observent ; ou plus exactement, Peer observe cet homme hiératique, presque statufié, au regard fixe. Malgré leurs tenues différentes – celle du Fondeur n’est pas celle qu’on pourrait imaginer, il a abandonné sa caisse à outils pour un sac à dos (peut-être ajouté ultérieurement) – les deux hommes se ressemblent étrangement, leur profil se découpant contre la route ; la similarité de leurs physionomies ressort d’autant plus que les expressions diffèrent, et la stupéfaction de Peer face à l’impassibilité de son alter ego fait de la confrontation une sorte d’autoportrait spéculaire.

Munch a trouvé dans cette encre sa composition définitive, que l’on retrouve dans les dessins ultérieurs. Ceux-ci ne sont plus de nouvelles propositions de lecture mais autant de variations autobiographiques sur un thème qui trouve son aboutissement dans le dessin au pastel et à l’encre T 1634 (fig. 114). Dans un décor tracé au lavis, l’élément symbolique qu’est la route est encore présent, mais n’apparaît qu’en arrièreplan, tandis que toute l’image est occupée par les visages des deux hommes, cadrés en gros plan et repris au crayon bleu – Peer de profil, le Fondeur de trois-quarts. Dans leur affrontement visuel, ils tendent le cou l’un vers l’autre et paraissent deux fauves prêts à bondir. Le Peer humble et soumis de la première version (fig. 112) a fait place à un Peer volontaire et rebelle, prêt à défendre sa vie bec et ongles. Mais son agressivité ne semble pas émouvoir outre mesure son adversaire, qui le regarde amusé, les yeux brillants et le sourire aux lèvres. Dans le personnage de Peer, on reconnaît là encore, sans surprise, les traits de Munch, et dans ceux du Fondeur de boutons ceux de son ami Albert Kollmann. De la première à la dernière version, Munch a ainsi fait le parallèle entre le contexte de Peer Gynt et celui des Prétendants.

Mais cette affirmation du choix du modèle dans des scènes issues d’oeuvres différentes, traitées pour leur intérêt thématique, bouscule une fois encore le rapport au texte. Un doute dès lors s’insinue sur l’identité du personnage auquel Peer est confronté : l’évêque Nikolas est très clairement défini, et se déclare ouvertement comme le serviteur du Diable, et Munch avait choisi son ami Kollmann comme modèle justement car il voyait en lui « une figure méphistophélique »622. Que Kollmann réapparaisse dans Peer Gynt, sous les traits du caractère opposé, le Fondeur de boutons au service de Dieu, demeure curieux. Ne serait-il dès lors pas plus logique de le voir sous les traits de l’autre grand personnage de l’acte V, le Diable en personne ? N’est-ce pas plutôt le Maigre que Peer affronte ici, cet étrange et comique personnification du Diable, qui apparaît courant le long de la pente en soutane « très retroussée », un filet d’oiseleur sur l’épaule ? L’ambiguïté du caractère religieux est en effet une caractéristique des personnages démoniaques d’Ibsen : le Diable se présente ici sous l’apparence d’un prêtre, tout comme le fantôme de Nikolas apparaît en pèlerin. Engstrand, dans Les Revenants, se donne des airs de religion mais n’en est pas moins redoutable. C’est également l’impression que donne le personnage dans le dessin T 1635 (fig. 115), qui tient un livre à la main comme une Bible, la main gauche reposant pieusement dessus. Regardant Peer droit dans les yeux, il a tout l’air de vouloir lui tenir un prêche. L’addition de cet accessoire – qui n’apparaît pas plus chez le Fondeur que chez le Maigre – est une référence directe au double portrait qu’avait effectué Munch vers 1904 de ses amis Kollmann et Sten Drewsen (fig. 116), déjà utilisé de façon moins flagrante pour la scène de Nikolas et Dagfinn Bonde dans Les Prétendants, et qui traduit merveilleusement le redoutable charisme de Kollmann : son profil d’aigle se découpe contre le fond vert tandis qu’il fixe son jeune compagnon qui, le regard détourné, semble hypnotisé. Le livre jaune et rouge – couleurs infernales – que tient Kollmann est comme un brasier dont les reflets jaunes enveloppent les visages des deux hommes - directe référence aux activités occultes du personnage qui n’a jamais semblé aussi démoniaque. C’est également en véritable Méphistophélès qu’apparaît Kollmann dans la photographie faite de lui par Munch en 1902623, les deux hommes ayant posé l’un pour l’autre devant une rangée de pierres tombales enneigées à Berlin. L’impact de la photographie repose sur le contraste entre noir et blanc : la silhouette sombre de Kollmann se découpe sur le sol enneigé, d’où ressortent les tombes noires ; lui-même est positionné devant la séparation de deux façades d’immeubles, l’une blanche l’autre noire, et apparaît ainsi encore une fois comme l’effrayant personnage situé à la frontière entre bien et mal. Le goût des deux amis pour la photographie est encore un trait qu’ils partagent avec le personnage du Maigre, dont le discours utilise avec brio la métaphore de cette toute nouvelle technique pour expliquer l’ambiguïté du Bien et du Mal, et remettre la vision traditionnelle de l’Enfer au goût du jour624.

Kollmann est-il pour Munch le Maigre ou le Fondeur de boutons ? La lecture thématique de l’artiste se heurte ici à la logique dramatique, qui voudrait malgré tout qu’il s’agisse du Fondeur, qui est véritablement celui qui mène Peer à sa mort, celui que Peer affronte avec les expressions que les différents dessins restituent. Il serait d’ailleurs étonnant que ce personnage primordial n’apparaisse pas. La caractérisation ne nous apporte aucun indice, car le personnage que Munch nous présente n’a pas plus les attributs du Maigre que ceux du Fondeur. En revanche, le décor, en particulier la cabane de Solveig qui se dessine dans plusieurs versions, annonce la dernière scène et induit à pencher pour le personnage du Fondeur.

D’autre part, le caractère diabolique que Munch aimait attribuer à son ami n’est pas nécessairement à prendre littéralement, car l’homme, moins sataniste que « mystique démoniaque »625, doit à sa force spirituelle, non à une réelle malveillance, cette capacité de révéler les hommes à eux-mêmes sans complaisance qui évoque le destin de Faust - « ‘l’étrange revenant du temps de Goethe, Albert Kollmann, qui a traversé de nombreux degrés d’évolution de l’art allemand en étant le fantôme et la conscience de l’artiste, et qui à la fin a échoué chez moi, un étranger oublié de tous’ »626. De même, les différents personnages d’Ibsen, qu’ils soient Nikolas ou Fondeur, Dieu ou Diable, sont terrifiants moins dans le choix qu’ils ont pu faire entre Bien et Mal que dans leur connaissance du mystère de la vie et la mort. Dans cette optique, le Fondeur et le Maigre ne sont que deux faces du même mystère qu’est l’Eternel. L’audacieux raccourci que fait A. Eggum entre les deux personnages lorsqu’il mentionne « le Fondeur de boutons, alias le Maigre »627 est significatif de leur apparentement, et l’on conçoit aisément que Munch, qui n’hésite pas à mêler plusieurs modèles, ait pu faire la même assimilation, aussi abusive qu’elle puisse paraître aux puristes. Encore une fois, l’artiste manipule la progression dramatique pour restituer la substantifique moelle du discours – au risque parfois de perdre un lecteur autre. En ce sens, Munch n’est pas un illustrateur, qui cherche à associer une image à un texte pour un acteur tiers – le lecteur. Le dialogue qu’il instaure entre la pièce d’Ibsen et lui est de l’ordre de l’intime, ses images étant la concrétisation visuelle d’une lecture qui n’appartient qu’à lui.

Lorsque Munch reprend le double portrait de ses amis dans le contexte de Peer Gynt, il prend la place de son jeune ami Sten Drewsen, donnant une vision de sa propre relation avec Kollmann. Le dessin T 1635 (fig. 115) respecte encore le contexte littéraire qui exige des aménagements formels. Les personnages sont replacés dans le décor maintenant fixe du cinquième acte, et sont pourvus de traits caricaturaux : le profil altier de Kollmann se fait comiquement effrayant, affublé d’un nez de sorcier et d’une barbiche en pointe ; ses doigts longs et fins deviennent noueux – on reste dans le domaine fictif, comme pour les croquis de 1933628 qui cherchent à caractériser le personnage.

En revanche, dans le dessin T 1636 (fig. 117), l’artiste a véritablement abandonné la pièce. Les deux hommes portraiturés et situés dans le même décor ne sont pourtant plus des personnages de Peer Gynt ; on n’y retrouve ni le traitement littéraire, ni la problématique de la situation. Munch et Kollmann apparaissent tels deux amis. Pour la première fois, Kollmann a perdu son aura démoniaque, et semble presque fragile. Sa pose frontale et son large manteau rappellent son portrait de 1901629, mais l’homme a vieilli ; son visage s’est creusé, les épaules se sont affaissées. A côté de lui, un Munch de profil perdu le regarde, soucieux et las. Les deux hommes ne sont pourtant pas si âgés, et il est possible que ce dessin soit antérieur aux autres versions, dont la datation de 1933, si l’on en juge par les affinités avec les croquis du carnet T 204, est assez plausible. Déjà, dans un croquis réalisé entre 1915 et 1920630, les deux hommes apparaissaient côte à côte, deux compagnons voûtés par le poids des ans. Sans doute pour cette raison a-t-on voulu y voir un lien avec Peer Gynt, qui n’est justifié ni par le décor, ni par l’atmosphère, ni par une quelconque caractérisation de personnage. Le doute subsiste en ce qui concerne le dessin T 1636, dont le décor est directement emprunté à la pièce, mais l’oeuvre est moins une illustration qu’un double portrait « à la Peer Gynt ». Dans la copie du dessin sur papier carbone631, l’artiste a rajouté au pinceau une maison à deux étages, semblable à la ferme d’Hægstad, ainsi qu’une forêt, considérant apparemment ces ajouts ultérieurs comme suffisants pour faire d’un portrait une illustration.632

L’utilisation répétitive du modèle d’Albert Kollmann met en lumière le dilemme auquel est confronté Munch dans son rapport à l’oeuvre littéraire d’Ibsen : de l’illustration, il glisse vers le commentaire personnel et la fantaisie biographique. Se projetant tout d’abord dans le monde fictif de l’auteur, il s’approprie peu à peu ce monde pour l’exploiter dans son propre univers. Dans ses commentaires graphiques, le modèle peut être utilisé en tant que matériau pur, objet subissant les procédures nécessaires à sa transformation en personnage fictif : l’homme qui apparaît dans les gravures des Prétendants est indubitablement et uniquement l’évêque Nikolas. Mais le plus souvent, le modèle reprend peu à peu son statut autonome et redevient sujet, le contexte littéraire étant peu à peu délaissé ou exploité en tant que caractérisation du modèle par allégorie, le terme d’« allégorie biographique » tel qu’il a été appliqué à certains autoportraits de Courbet633 étant assez approprié pour désigner cet emploi de la référence littéraire dans le portrait.

Notes
612.

Peer et le Fondeur de boutons, 1925, encre, 90x150, T 2823-17r.

613.

Peer et le Fondeur de boutons, 1925, encre, 150x90, T 2823-22r.

614.

Nikolaï Rörich, dans son décor à tendance cubiste pour le Peer Gynt de Diaghilev en 1912, avait déjà choisi un paysage encaissé, aride, rocailleux, pour annoncer la fin proche de Peer.

615.

Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, Chant III, l. 62-63

616.

Id., l. 34-42.

617.

Ludvig Büchner (1824-1899), philosophe allemand (frère du poète Georg Büchner), dut quitter l’enseignement après la parution de son livre Force et Matière (Kraft und Stoff, 1855) concevant la connaissance scientifique sur les bases d’un matérialisme radical. Il devint médecin et contribua à la diffusion du darwinisme, en réfléchissant sur les rapports entre cette théorie et l’idée de progrès social.

Ernst Haeckel (1834-1919), naturaliste allemand, darwiniste convaincu, proposa le concept de « loi biogénétique fondamentale ». Sa théorie conçoit l’univers comme une unité d’esprit et de matière gouvernée par une éternelle et universelle loi d’évolution. (E. Haeckel, The Confession of Faith of a Man of Science, London, 1895), cité in R. Heller, Munch, Paris, 1991, p. 63

618.

Note de Munch, 08.01.1892, T 2760.

619.

Note de Munch, T 2547-a-31 / Arbre de la connaissance.

620.

Munch avait fait la connaissance du grand poète indien Rabindranath Tagore. Ce dernier lui envoya un jour un ami, et Stenersen était l’interprète de leur curieuse conversation :

«  L’ami de Tagore salua Munch profondément et dit :

‘Mon maître et ami Rabindranath Tagore m’a demandé de vous transmettre ses plus humbles salutations. Il considère votre tableau comme le trésor de sa collection.’

Munch me demanda de rendre les salutations et d’exprimer sa gratitude, puis de demander au visiteur indien ce qu’il pensait de la vie après la mort. L’indien pensait que nous aurions à revivre nos vies jusqu’à ce que nous devenions purs et vertueux. Munch demanda alors si l’indien connaissait quelqu’un d’assez pur et vertueux pour ne pas avoir à revivre sa vie.

‘Peu sont parfaits’ répondit le visiteur. ‘Je n’en connais qu’un, Mahatma Gandhi.’

‘Et Tagore ?’ demanda Munch. ‘Il ne le serait pas ?’

‘Mon maître est grand’ dit l’ami de Tagore, ‘peut-être le plus grand poète vivant de l’Inde. Mais il aura à revivre sa vie.’

‘Si un artiste se réalise au plus haut point dans son art, il n’aura pas le temps de rendre visite aux malades et de s’occuper des pauvres’, dit Munch très irrité. ‘Dites-lui cela, et demandez si Tagore ne s’est pas dédié totalement à son art et s’il ne s’est pas réalisé au mieux en étant un artiste.’

L’indien répéta ‘Mon seigneur, Tagore, est un grand maître. Mais il doit, comme nous tous, vivre sa vie encore une fois.’

Munch le regarda, sans voix. Puis il s’avança et s’inclina si bas qu’il perdit l’équilibre et faillit tomber. En quelques pas rapides, il se rattrapa, cependant, et partant dans sa chambre, me dit au passage, exaspéré : ‘Sortez-le d’ici – bon Dieu !’ » R. Stenersen, pp. 36-37.

621.

Un certain nombre de croquis, montrant des personnages fort différents, sont recensés dans les divers catalogues sous l’intitulé Le Fondeur, sans qu’aucun indice ne permette d’étayer cette hypothèse : un homme encore jeune (T 2823-18), un personnage rondouillard qui évoquerait plutôt un des paysans d’Hægstad ou le roi de Dovre (T 201-49), un personnage récurrent dans plusieurs croquis, à l’allure raide, le visage sévère, la mâchoire carrée et les yeux inquisiteurs, qui aurait pu dignement représenter le Maigre s’il avait eu « une soutane très retroussée et un filet d’oiseleur sur l’épaule » (T 201-39), enfin le personnage qui se rapproche de la version définitive du Fondeur, mais dont l’âge et l’expression de surprise ne correspondent pas tout au fait au personnage (T 201-48). L’artiste a-t-il, dans ces différents portraits, la plupart sur le carnet T 201, cherché plusieurs types de caractérisation pour son Fondeur ? C’est apparemment l’opinion des conservateurs du musée Munch ; pourtant, à la date du carnet, 1933, il a déjà effectué plusieurs versions de la scène, qui témoignent d’une vision précise et définitive du personnage. Il semble donc plutôt que ces portraits, manifestement fictifs, constituent des commentaires amusés sur des personnages qui restent à identifier, et dont l’appartenance à Peer Gynt est probable mais non certaine.

622.

« Une figure méphistophélique, engagée dans des activités occultes telles que la télépathie et l’hypnose ». A. Eggum, cat. expo. 1994, Oslo, p. 93

623.

Albert Kollmann devant les tombes, Berlin, 1902, photographie d’Edvard Munch, 84 x 81 mm, archives MM.

624.

« Passons à la photographie des âmes : si l’une d’elles, en se photographiant tout au long de sa vie, produit un négatif, on ne détruit pas pour autant la plaque, on me l’envoie tout bonnement. Je la prends pour continuer à la traiter, et la métamorphose a lieu par les moyens appropriés. Je la fume, je la trempe, je la brûle, je la rince, avec du soufre et d’autres ingrédients jusqu’à ce que la plaque rende l’image requise – autrement dit ce qu’on appelle le positif. Mais si l’on s’est, comme vous, à moitié effacé, alors ni le soufre ni la potasse n’y feront jamais rien ».

625.

A. Eggum, cat. expo. 1994, Oslo, p. 94.

626.

Munch, lettre à Thiis, oct./nov. 1904.

627.

« Albert Kollmann, avec sa figure méphistophélique, prêta naturellement ses traits au Fondeur de boutons, alias le Maigre. » in A. Eggum, 1987, p. 140.

628.

Le Fondeur de boutons ?, ca 1933, encre, 175x108, T 204-1r ;

Le Fondeur de boutons ?, ca 1933, encre, 175x108, T 204-3 ;

Le Fondeur de boutons ?, ca 1933, encre, 175x108, T 204-4r ;

Le Fondeur de boutons ?, ca 1933, encre, 175x108, T 204-5.

629.

Albert Kollmann, 1901, huile sur toile, 81.5 x 65.5, Zürich, Kunsthaus.

630.

Munch et Albert Kollmann, 1915-20, crayon gras, 266x200, T 199-22.

631.

Munch et Albert Kollmann-Peer Gynt, années 1930, crayon et encre de Chine sur papier carbone, 215x276, T 2490.

632.

De la même façon, le recensement du croquis de 1917, T 198-25, sous le même intitulé de Peer et le Fondeur, bien qu’il présente des parallèles certains avec les autres illustrations, nous paraît très contestable, car si la composition est la même, le contexte est beaucoup plus réaliste. Les deux hommes qui se font face sont cette fois Helge Rode et Kollmann, et il est bien difficile de voir le lien entre la pièce et ce portrait de deux amis, l’un beaucoup plus jeune que l’autre, dans un cadre autre que celui de la scène – une route bordée d’arbres dénudés par l’hiver, où s’éloigne un homme à l’arrière-plan. Munch aime réutiliser ses compositions comme ses motifs, et une similarité de composition n’est pas un élément suffisant pour voir dans ce dessin une scène de Peer Gynt.

633.

M. Pleynet, Les Modernes et la tradition, Paris, 1990, p. 52