Dans l’encre T 1510 (fig. 118), l’artiste s’est inspiré du dernier instant de l’acte III, juste après l’agonie de mère Åse, lorsque Peer confie sa mère à la femme du métayer634. L’atmosphère émouvante de l’image est dans ce moment précis en accord avec celle du texte. Peer, penché vers sa mère, lui tient la main, tandis qu’en léger retrait Kari reste droite, figée par la douleur. Les traits incisifs, nerveux, à l’encre de Chine, découpent et hachurent les silhouettes avec violence. Les visages sont creusés, comme lardés de cicatrices. Celui de Kari se fige en un masque de la tragédie antique, tandis que Peer – beaucoup plus âgé que dans les versions précédentes - retient à peine sa douleur. Seule Åse semble sereine, et ses traits gardent une certaine douceur. Elle a les yeux ouverts, et est peut-être encore vivante, car l’illustrateur a anticipé l’entrée de Kari pour transformer cette scène de veillée funèbre en un dernier adieu.
A l’examiner de près, on trouve dans ce visage non plus la représentation schématique des autres portraits de mère Åse, mais bien un portrait réaliste : cette dame âgée, douce, aux traits creusés par l’âge et les privations, a le visage de la tante de Munch, Karen Bjølstad. La petite tête carrée, à l’ossature marquée, apparaît déjà dans un dessin de 1889 (fig. 119) et ponctue régulièrement l’oeuvre du peintre. Quant à Peer, il est, à la différence du personnage des autres versions – un autoportrait.
On peut dès lors s’interroger sur la réelle nature de ce dessin : s’agit-il réellement d’un commentaire de Peer Gynt ? Ne serait-ce pas un souvenir personnel traité « ‘à la manière de Peer Gynt’ », en l’occurrence la mort de Karen Bjølstad, entourée d’Edvard et Inger ? Ce qui justifierait la présence anticipée du personnage féminin. Ou bien la réalité et la référence littéraire ne se mêlent-elles pas étroitement ?
Tous les spécialistes commentant les dessins de Munch pour cette scène de Peer Gynt mettent en parallèle, à juste titre, ces illustrations avec plusieurs tableaux et gravures réalisés autour de 1899 sur le thème de La Mère morte et l’enfant dans lesquels le peintre évoquait la mort de sa mère et la douleur de l’enfant à son chevet, en l’occurrence sa soeur aînée Sophie, qui est celle avec qui le peintre a partagé sa souffrance. Dans ses notes relatives à cet épisode, l’artiste ne se mentionne en effet jamais seul, mais parle toujours des deux enfants se serrant l’un contre l’autre pour affronter ensemble le drame. L’image véhiculée dans les écrits et quelques dessins n’a pourtant jamais été reprise dans les tableaux, où est représentée curieusement sa soeur seule face à sa mère morte, dans une composition toujours plus épurée : dans une première version (fig. 104), les personnages s’inscrivent dans un sinistre tableau de famille, dont ils sont déjà éloignés ; dans le second tableau comme dans la gravure n’apparaissent que la morte et l’enfant, dont les corps se soudent l’un à l’autre dans un espace de plus en plus restreint635. Cette composition, dont il est peu douteux qu’elle ait elle-même comme source d’inspiration une eau-forte de Max Klinger, La Mère sur son lit de mort 636, se retrouve dans les dessins de Peer Gynt, notamment dans la version où Peer tourne le dos à sa mère pour appréhender le spectateur (fig. 87), dans une composition où la ligne horizontale de la mourante se heurte à la figure droite de l’enfant pour former une croix.
Dès les premières versions, donc, l’ombre du vécu personnel de l’artiste plane sur les dessins à vocation illustrative. Même si Munch sait se mettre au service de l’oeuvre littéraire – par la caractérisation fictive des personnages, la retranscription du décor et des éléments dramatiques – le parallèle entre la situation du personnage et celle de l’illustrateur s’établit, de façon plus ou moins consciente, à travers la réutilisation des tableaux de sa propre expérience. Néanmoins, dans l’image véhiculée dans T 1610 (fig. 118), ce n’est pas le deuil de la mère de l’artiste qui est représenté. En réalité, les deux événements diffèrent tant par les circonstances que par les conséquences et leurs implications psychologiques : la mort d’Åse, aussi douloureuse soit-elle pour son fils, n’est pour lui qu’un épisode dans sa longue suite de péripéties, et sa peine est sans commune mesure avec le traumatisme infantile du peintre. Quant à Laura Cathrine Bjølstad, dont la silhouette fine apparaît dans les souvenirs d’enfance du peintre, elle n’avait ni l’âge ni les traits de cette vieille femme usée. Rien dans les portraits des personnages ne laisse donc à penser que l’artiste ait assimilé l’épisode littéraire avec son propre drame. En revanche, la majorité des dessins portant sur cette scène sont datés des années 30 : « environ 1930 », 1933 puis « environ 1935 ». Or, Karen Bjølstad meurt en mai 1931. Elle a été pour Edvard un indéniable substitut maternel. Leur correspondance, à travers les ans, témoigne d’un lien affectif intense et de l’attitude toujours pleine d’attention d’Edvard envers sa tante. A cette tendresse filiale s’ajoutait la reconnaissance du peintre envers celle qui l’avait toujours soutenu dans sa vocation, l’encourageant par une conviction indéfectible en son talent,-le défendant contre son père même. « ‘Ma tante jouait un rôle actif dans nos essais de dessin, et c’est probablement elle qui a le plus contribué à ce que je devienne peintre, en tout cas si tôt ’»637 : cette reconnaissance de l’héritage avunculaire en dit long sur les sentiments du peintre. L’amour et la complicité partagés, l’admiration et la foi inébranlable de la femme envers les dons de son enfant, sont autant de parallèles entre les personnages de Karen Bjølstad et mère Åse qui expliquent l’apparition du modèle dans les illustrations de la pièce.
Pourtant, aussi pertinent soit-il, le parallèle ne s’était pas imposé tout de suite au peintre, qui dans ses premières représentations montrait Åse sous des traits bien différents : que l’on songe à la Gorgone de La Chevauchée du bouc (fig. 81) ou à la vieille femme épuisée et amère de l’affiche du Théâtre de l’OEuvre (fig. 10). L’artiste cherchait alors avant tout à représenter un personnage. Ici, en revanche, il semble que ce soit le triste événement de 1931 qui ait conduit Munch à établir un parallèle entre sa tante et la figure emblématique de mère Åse , le dessin devenant alors un vibrant hommage littéraire du peintre à celle qui l’a élevé. Inversement, la mort de sa tante réactivait le souvenir de la mort de sa propre mère, lui fournissant par le souvenir de ses tableaux antérieurs relatifs au sujet une source d’inspiration pour ses dessins de la Mort d’Åse.
L’artiste dans ce cas précis ne met donc pas son modèle au service de l’illustration, mais à l’inverse utilise le contexte littéraire comme allégorie biographique. Peut-on parler d’une référenciation littéraire de la biographie de l’artiste, d’une poétisation de sa vie ? Le rapport entre oeuvre et témoignage personnel reste cependant bilatéral. Le peintre ne se contente pas de dépeindre ce triste événement ; celui-ci devient catalyseur de nouvelles versions dans lesquelles le personnage d’Åse porte alors les traits de sa tante : une nouvelle Chevauchée du bouc (fig. 80), deux dessins portant sur l’hypotypose Saisie chez mère Åse 638, deux croquis de 193233 portraiturant mère Åse639. Dans le premier, la petite silhouette frêle, courbée par les ans, aux mains noueuses et abîmées, au visage creusé, encadré d’un chignon sévère, renoue pourtant avec la logique dramatique de Peer Gynt en mettant en scène le personnage dans une de ses apparitions les plus savoureuses : elle arrive furieuse à la fête d’Hægstad -
‘« ÅSE, elle arrive avec un bâton à la main :
Mon fils est ici ? Il va la prendre, sa volée. Avec un de ces bonheurs, je vais la lui donner sa raclée’ » - pour dans la seconde qui suit prendre sa défense face aux villageois.
Le procédé d’auto-analyse ou d’utilisation de modèles dans une création artistique – déjà évoqué – est commun à la très grande majorité d’artistes, et Ibsen n’y échappe pas, qui n’a jamais caché avoir pris pour le personnage d’Åse sa mère pour modèle, « avec l’exagération nécessaire » à l’entreprise littéraire640. Mais le procédé reste limité dans l’art dramatique (malgré le contre-exemple de Strindberg), qui reste à la différence de la poésie imprégné de ce que G. Steiner nomme « l’idéal d’impersonnalité »641 : une lettre d’Ibsen montre que celui-ci conçoit l’écriture dramatique comme très éloignée de la confession personnelle :
‘« J’ai presque peur qu’à force de lutter si longtemps et si intensément avec la forme dramatique, dans laquelle il est nécessaire dans une certaine mesure que l’auteur tue, noie sa propre personnalité, ou en tout cas la cache, j’aie perdu une bonne partie de ce à quoi j’octroyais le plus de valeur chez un épistolier »642. ’En outre, la démarche de Munch est très différente, car s’il sait comme les autres artistes utiliser des modèles pour les insérer dans le contexte littéraire, il peut – comme ici – utiliser au contraire le contexte littéraire pour expliciter ses relations avec son entourage proche. Mais ces commentaires graphiques dès lors ne peuvent plus être qualifiés d’illustrations, car ils sont porteurs des relations ambiguës et parfois inconscientes que l’artiste entretient avec son monde, l’être tourmenté qu’il est projetant sa psychologie sur le personnage et la situation au point parfois d’en oublier le sujet du drame.
Un dernier dessin sur La Mort d’Åse 643 montre en effet toute l’ambiguïté qu’il y a dès lors que l’on veut mêler fiction et biographie. Dans cet autre « carnet Peer Gynt » d’environ 1935, comprenant plusieurs scènes de la pièce, l’artiste qui reprenait le thème de La Mort d’Åse quelques années après la plupart des variations, a moins cherché à affiner ses anciennes images qu’à expérimenter une nouvelle composition : en quelques coups de crayon gras hâtifs, il place les deux personnages de part et d’autre du centre de la composition , qui trouve un équilibre dans le jeu de la verticale du jeune homme et de la diagonale de la vieille femme. Åse et Peer se touchent, mais n’en ont pas pour autant un quelconque contact. L’atmosphère est ici tout autre que dans les versions précédentes : nulle tendresse, nulle souffrance de Peer qui apparaît sous les traits d’un grand dadais insouciant, le sourire aux lèvres, tandis que mère Åse, les yeux aux ciel, a le regard vide d’une morte.
Ainsi, autant l’artiste s’était identifié à Peer dans ses premiers dessins, autant il s’en dissocie dans celui-ci. L’implicite jugement moral devient flagrant lorsque l’on constate que cette nouvelle composition est en fait fortement inspirée de La Mort de Marat (fig. 158). Le tableau date de 1907, mais peu de temps avant de se remettre à Peer Gynt, dès 1930 Munch en avait réalisé de nouvelles versions en variant les compositions. Lorsqu’il utilise la composition picturale pour La Mort d’Åse, il adoucit le rapport entre les protagonistes, et adapte la position des personnages pour répondre à la logique dramatique, mais l’image reste chargée des réminiscences troublantes de la scène de meurtre : Peer nous faisant face, les bras ballants, devant le corps sans vie d’Åse , pousse même le cynisme jusqu’à esquisser un sourire ironique.
Peer aurait-il tué Åse par son insouciance égocentrique et son irresponsabilité ? C’est ce que semble impliquer l’artiste, qui en 1935 a pris beaucoup de distance avec son personnage fétiche – à moins qu’il ne voie en lui son propre côté noir. Ainsi, à force de naviguer dans l’univers des personnages ibséniens, l’artiste entretient avec eux un rapport qui dépasse de loin la simple référence littéraire. Ceux-ci lui permettent, dans une mesure dont il est difficile de déterminer jusqu’à quel point elle est consciente, de leur faire incarner ses émotions ambivalentes.
« KARI
Seigneur Dieu, comme elle dort bien ... Ou bien est-elle ... ?
PEER GYNT
Chut ! Elle est morte.
(Kari pleure auprès du cadavre. Peer arpente longuement la salle. Finalement, il s’arrête au pied du lit. )
PEER GYNT
Veille à bien enterrer mère. Je vais essayer de partir d’ici ».
La Mère morte et l’enfant, 1899-1900, huile sur toile, 100 x 90, Brême, Kunsthalle.
La Mère morte et l’enfant, 1901, eau-forte, 320x490.
M. Klinger, De la mort, deuxième partie : La mère sur son lit de mort, 1889, eau-forte et burin, 455x347.
Les liens entre Max Klinger et Munch mériteraient une étude. Les deux hommes se sont peut-être fréquentés à Berlin ; Klinger est de ceux qui ont protesté contre la fermeture de l’exposition Munch en 1892. En outre, c’est lui que Max Reinhardt charge en 1908, à l’époque où Munch collabore avec les Kammerspiele, de réaliser les décors de Macbeth - entreprise qui n’aboutira pas.
Cité in N. Stang, p. 155.
Saisie chez mère Åse, crayon et encre hectographique, 216x276, T 2062 et T 2063. Ces deux dessins ne sont pas datés ; à la lumière biographique, la mention « années 1930 » semble probable.
Mère Åse, 1932-33, encre, 204x135, T 186-22 et T 186-23.
Lettre du 28.10.1870 (citée in S. Slataper, Ibsen, 1977, p. 6). Dans la même lettre, l’auteur ajoute entre parenthèses qu’il s’en est aussi inspiré pour le personnage d’Inga des Prétendants à la Couronne – une figure très différente.
Dans La Mort de la tragédie (pp. 98-108), G. Steiner attribue à leur trop grand investissement égotiste l’échec des Romantiques dans le théâtre. Selon lui, les personnages sont « dans la psyché, ces parties d’ombre ou de vie indépendante que le poète ne peut pas intégrer à sa propre personne, (...) des cancers de l’imagination, réclamant avec insistance leur droit à vivre en dehors de l’organisme qui les a engendrés, (...) [qui] quelle que soit leur parenté avec la source créatrice, (...) assument l’intégralité de leur propre être ».(p. 100)
Lettre à K. Bjørnson, 1905, citée in R. Ferguson, p. 432.
La Mort d’Åse, ca 1935, crayon gras, 255x410, T 206-29r.