La même relation triangulaire se révèle dans la série graphique de JohnGabriel Borkman, alors que le drame véhicule des relations personnelles diamétralement opposées à celles qui dominent dans Peer Gynt. La lecture biographique constitue le seul élément d’explication aux choix formels de l’artiste en contradiction avec les éléments dramatiques : en particulier la différence d’âge notable entre les deux personnages féminins censés être soeurs jumelles, dont l’artiste joue sur les apparences physiques au gré des différentes versions. Dans ces figures féminines, telles qu’elles apparaissent en particulier dans les représentations relativement réalistes (fig. 49-51), des éléments se précisent qui rendent les modèles identifiables. Le personnage du milieu, en particulier, femme âgée au corps voûté, emprunte indubitablement certains traits à Karen Bjølstad. La silhouette fragile et la petite tête carrée, rentrée dans les épaules, se retrouvent en effet dans ses portraits ou photographies de ses dernières années.
Les similarités formelles et thématiques avec les scènes de mère Åse dans Peer Gynt laissent à penser que cette série pourrait dater des années trente. Mais si le parallèle avec Peer Gynt est assez pertinent dans l’utilisation de la figure maternelle (ou de substitut maternel), il est moins compréhensible dans la dialectique de John-Gabriel Borkman, où il se heurte notamment à la relation de rivalité et de vindicte entre les acteurs. Pourtant, le lien entre Ella et Erhart présente certaines similarités avec celui qu’ont entretenu Munch et sa tante et on peut comprendre l’assimilation que fait l’artiste entre le modèle et le personnage d’Ella qui a élevé son neveu – « comme si c’était le [s]ien », ainsi que le lui reproche Gunnhild. Ella, dans la pièce, est à un point qui peut même paraître curieux, considérée par tous plus comme sa « mère adoptive » que comme sa tante. Le personnage assez fascinant de Karen Bjølstad, certainement le membre de sa famille auquel Munch aura été le plus profondément attaché, est étranger à toute notion d’amertume644, mais la tendresse et le dévouement maternel sont autant de points communs entre les deux figures féminines.
A côté d’elle, dans la continuité de l’éclairage biographique, il serait tentant de voir dans l’autre personnage féminin Inger, que l’on a retrouvé également dans La Mort d’Åse (fig. 118). A l’appui, la différence d’âge entre les deux figures, en flagrante contradiction avec le texte, et l’association fréquente des deux femmes dans la vie intime du peintre mais aussi dans son oeuvre peint et photographique645. Les rapports entre le frère et la soeur n’étaient pas sans conflit, contrairement à l’idée répandue, et pourraient expliquer un parallèle entre Inger et Gunnhild : les remarques de Munch relatées par des proches comme certaines lettres646 indiquent en effet de fréquentes querelles, ainsi qu’une affection manifestée à distance de la part du peintre, jaloux de son intimité. Toutefois, si le visage ovale et immuable, sorte de masque aux yeux immenses, du personnage a les traits que l’artiste donne à Inger dans des tableaux comme Femmes sur le rivage (fig. 120) ou Mort dans la chambre de la malade (fig. 9), il reste difficile d’y voir un réel portrait. De la même façon, si Borkman présente certaines caractéristiques physiques proches de celles de l’artiste - principalement dans T 2086 (fig. 50), où la petite tête ronde et dégarnie annonce les derniers autoportraits647 - on ne peut pour autant considérer ici le personnage comme une auto-projection au même titre que certains dessins de Peer Gynt. Plus que d’appropriation personnelle ou d’identification, il serait plus exact de parler ici d’emprunts plus ou moins isolés au monde personnel de l’artiste, dont les personnages restent malgré tout – qu’on en juge dans la gouache (fig. 53) – des créations fictives.
Ces dessins exécutés sur l’inspiration de la pièce sont dès lors plus révélateurs de la biographie de l’artiste que de l’oeuvre dramatique. La place importante de John-Gabriel Borkman dans le corpus illustratif, et en particulier de cette scène dominée par les accusations des femmes envers le héros et les sentiments de culpabilité qui en émergent mettent en lumière l’ambivalence du peintre envers les deux seuls membres de sa famille proche : s’il a jusqu’à la fin montré une dévotion à leur égard, celle-ci n’avait d’égale que la distance qu’il leur imposait, la profusion de cadeaux et d’attentions qu’il leur envoyait ne l’empêchant pas de leur interdire la moindre visite. La correspondance de Munch comme ses entretiens comporte de nombreuses références aux sacrifices continuels auxquels ses proches ont consenti pour permettre au jeune peintre de réaliser sa vocation. La figure d’Inger Munch, en outre, est très intéressante bien que trop peu étudiée par les exégètes du peintre ; elle semble avoir présenté un talent indéniable pour les arts (en particulier en musique et peinture) que l’on n’a pas cherché à encourager. Malgré une personnalité des plus intéressantes, elle ne s’est jamais mariée et a fini ses jours avec sa tante dans l’ombre de son frère.
Les scènes de John-Gabriel Borkman ont-elles été l’occasion pour l’artiste d’exprimer des sentiments de culpabilité qui lui étaient propres ? Le cas échéant, il est remarquable que ceux-ci n’ont en tout état de cause jamais été traités dans son oeuvre pictural de façon claire et ouverte. En passant d’une pièce à l’autre, d’un personnage à l’autre, tout en leur donnant les mêmes traits, les mêmes modèles, Munch n’utilise-t-il pas les possibilités de catharsis de la fiction littéraire pour exprimer – consciemment ou non – sa problématique propre ? Une catharsis qui est moins celle du créateur que celle du lecteur, ou du comédien, autorisé à absorber les ambivalences d’un personnage créé par un tiers et dont il n’est pas responsable, sans risque d’éprouver le sentiment de culpabilité inhérent à leur expression.
De même, la filiation symbolique que réclame Ella, lorsqu’elle prie Borkman d’accepter qu’Erhart prenne son nom, est une appropriation à laquelle Karen Bjølstad s’est refusée, repoussant la demande en mariage du Dr Munch pour ne pas devenir la belle-mère de ses neveux.
Karen Bjølstad et Inger Munch, photographie d’Edvard Munch, 1902, 91x99 mm, MM B 2995 F.
Femmes sur le rivage, 1897, huile sur toile, 135x163, Oslo, Nasjonalgalleriet (fig. 120).
Deux femmes sur le rivage, 1898, gravure sur bois, 476x635, G/t 558.
Entre autres, le brouillon d’une lettre d’Edvard à sa tante, T 224.
A. Eggum (1987, p. 199) souligne que la correspondance privée d’Edvard Munch parvenue jusqu’à nous reste fragmentaire, le peintre puis sa soeur ayant détruit un certain nombre de lettres avant de léguer l’ensemble.
L’Alchimiste, 1940, huile sur toile, 118 x 93, M 43.
Autoportrait entre le lit et l’horloge, 1944, huile sur toile, 150 x 121, M 23.
Si l’éclairage autobiographique paraît pertinent, il faudrait dès lors dater ce dessin, et par extension, la série, dont l’unité stylistique est frappante, des années trente au plus tôt.