3 - Mesure de l’investissement personnel

Références graphiques et verbales

Les références personnelles dans le corpus qui nous occupe sont omniprésentes, qu’elles consistent soit en des portraits ou autoportraits, soit en l’insertion d’objets ou de lieux propres à l’artiste : les tableaux de famille qui ornent les murs du décor des Revenants sont une idée du peintre, inspiré par le souvenir de l’intérieur du foyer familial tel qu’il apparaît dans ses premiers dessins648, tandis que le décor des scènes du dernier acte de John-Gabriel Borkman est calqué sur la dernière demeure du peintre, celle d’Ekely, au point que nombre de dessins sont là aussi à mi-chemin entre l’illustration et l’allégorie biographique. Le portrait d’Hedda Gabler est directement inspiré par l’ancien amour de Munch, Tulla Larssen ; de même, un grand nombre des personnages qui jalonnent les dessins des Prétendants à la couronne et de Peer Gynt sont inspirés par ses amis et connaissances. Plus nombreux encore sont les autoportraits à tendance plus ou moins affirmée : réduits à la simple silhouette d’Osvald dans Les Revenants, ils s’affichent au cours des dessins privés et culminent dans Peer Gynt, où significativement absents des dessins de Peer jeune, ils se multiplient au fur et à mesure que le personnage vieillit et acquiert l’âge de l’illustrateur : Peer et les trolls (fig. 85-86), La Mort d’Åse (fig. 118), Peer et Anitra (fig. 100, 107, 121, 122), Peer à l’asile 649 , Le Cimetière (fig. 96), Enchère à Hægstad 650, Peer et le fondeur (fig. 114-116), Peer et Solveig (fig. 97). Pour autant, la démarche n’est pas systématique : la série de Peer et le fondeur montre que peuvent voisiner pour une même scène des versions très narratives aux personnages fictifs et des représentations ouvertement autobiographiques.

Dans John-Gabriel Borkman, l’identification avec le personnage principal – malgré les notes personnelles de l’artiste – est moindre, fait qui s’explique en partie par la nature plus scénographique des dessins, dans lesquels le rapport entre personnage et environnement est souvent privilégié au détriment de la caractérisation individuelle – la démarche est flagrante dans les dessins du dernier acte. Les exemples d’identification ouverte, par l’attribution au personnage de la physionomie de l’artiste, sont pour l’ensemble de la pièce plus rares, et presque circonscrits à la scène représentant Borkman et les deux soeurs, mais les résurgences d’éléments formels empruntés à des autoportraits picturaux, comme le croquis de Borkman directement hérité de l’autoportrait En tumulte intérieur 651, montrent une lecture, sinon autobiographique, du moins très empathique.

Jusqu’à quel degré l’artiste est-il conscient de son investissement personnel dans les drames d’Ibsen, et dans quelle mesure cet investissement interfère-t-il avec le statut d’illustration – ou de transposition visuelle – d’un texte ? Lorsque l’artiste représente ses connaissances autour d’une table dans une composition et un décor dictés par le cadre de Peer Gynt, la citation biographique est allusive et peut être considérée comme au service du texte. Lorsque le contexte de La Mort d’Åse est en partie modifié pour adapter la situation à la lecture investie de considérations toute personnelles de la part de l’artiste, la citation biographique devient prescriptive, et loin d’être au service du texte, c’est le texte qui est utilisé au service du témoignage vécu. Dans les gravures des Prétendants à la couronne, le couple des Gierløff (fig. 60) inspire celui de Håkon et Margrethe (fig. 59), et le modèle Birgit Prestøe prête ses traits à Inga de Varteig pour L’Epreuve du fer 652 sans que pour autant la nature fictive de la scène soit mise en question. Mais lorsque l’artiste transpose sa relation avec Ingse Vibe dans Peer et Anitra, s’agit-il d’une illustration, d’une transposition littéraire ou d’un portrait déguisé tel qu’il a souvent été utilisé dans la tradition picturale, en particulier hollandaise ? La réponse reste délicate et dépend de qui doit y répondre, ce qui souligne la dimension de la volonté de publication : le même dessin, inséré dans un livre édité, mis en relation avec le texte, sera interprété sans hésitation par un lecteur comme figuration des personnages, tandis qu’un proche de l’artiste privilégiera la dimension biographique – l’artiste lui-même la considérant abusive au point d’abandonner le projet d’édition des Prétendants à la couronne. La lecture de l’image et son statut d’illustration sont ainsi dépendants d’un certain nombre d’éléments matériels dans lesquels l’iconographie n’a qu’une part relative.

On peut ainsi conclure à un phénomène d’identification de l’artiste aux personnages, phénomène qui peut être plus ou moins conscient, et plus ou moins motivé. Il est vraisemblable que cette dimension de lecture autobiographique des drames d’Ibsen est un des facteurs d’explication du choix a priori arbitraire d’exécuter des commentaires graphiques sur un certain nombre de pièces au détriment d’autres. Excluant les oeuvres de commande, dont l’origine s’explique d’elle-même, il reste que les centaines de dessins réalisés de façon totalement spontanée n’ont porté que sur un nombre en définitive restreint de l’oeuvre dramatique d’Ibsen, et ne pouvaient s’expliquer par un simple intérêt envers le théâtre, d’autant que les pièces choisies n’étaient pas forcément les plus célèbres ni les plus appréciées de l’auteur. Pourquoi l’artiste a-t-il réalisé près de deux cents oeuvres sur Peer Gynt et aucune sur Brand ? De toute évidence, le personnage de Peer Gynt lui rappelait des émotions, des situations personnelles, à la différence du héros presque désincarné qu’est Brand. Pourquoi tant d’oeuvres sur John-Gabriel Borkman et pas un croquis sur Maison de poupée ? Malgré son intérêt pour la plus célèbre pièce d’Ibsen, l’artiste ne pouvait y trouver qu’une problématique étrangère à ses propres interrogations. Au contraire, les oeuvres choisies et les personnages privilégiés par l’artiste sont ceux dont force est de reconnaître qu’ils présentent des parallèles surprenants avec Munch.

Osvald, le jeune peintre rongé par l’angoisse, dont la maladie autant nerveuse que physique est l’injuste résultat de l’hérédité familiale, incarne exactement la situation de Munch à l’époque où celui-ci étudie la pièce. De même le sentiment d’étouffement dans le milieu social et l’hostilité de ses compatriotes qui l’amène à vivre à l’étranger ; à ce sujet, le puritanisme exacerbé du pasteur Manders et la discussion animée du premier acte entre lui et Osvald auquel il reproche ses théories subversives sur l’union libre, ont dû évoquer au peintre les rapports conflictuels qui l’opposaient à son père pour les mêmes raisons, et qu’il rapporte à de nombreuses reprises dans ses notes intimes. Le portrait que R. Heller dresse de Munch en 1885 montre des parallèles assez frappants entre lui et le personnage d’Osvald, et on comprend de même pourquoi la pièce devint le livre de chevet de toute une génération :

‘« A vingt-et-un ans, Munch venait d’entrer dans une longue phase de rébellion adolescente. Il remplaça la messe du dimanche par de fréquentes apparitions dans les cafés où il pouvait assister à des conversations animées sur l’athéisme et l’amour libre. Il rejeta la protection raffinée du monde de son enfance au profit d’un environnement bohème, caractérisé, aux yeux de la génération de son père, par l’anarchie sexuelle, l’alcool, la bombance, des nuits peuplées d’une multitude de femmes, des corps affaiblis par les excès et par toutes sortes de maladies entraînant la désintégration de la colonne vertébrale. (...)
Cette identification à un groupe d’artistes tant décriés creusa encore le fossé entre Munch et son père ; il y eut des échanges de propos violents et accusateurs. La coexistence pacifique de l’année précédente s’en trouva à jamais compromise.
Pour le jeune peintre avant-gardiste, ce père était un sujet d’embarras. Vieux jeu, vénérateur du passé, d’un fanatisme religieux impitoyable, le docteur Munch s’opposait farouchement aux valeurs de ce groupe avec lequel Edvard entendait s’associer ».653

Il n’est pas le fait du seul hasard que la seule scène de l’acte I dépeinte par l’artiste soit la confrontation entre le jeune artiste et le sévère pasteur, sous l’observation conciliante de madame Alving (fig. 11, 19). Pour autant que la stylisation des silhouettes permette d’en juger, les personnages se voient dotés d’une caractérisation physique héritée des souvenirs personnels de l’artiste : le jeune Osvald a la silhouette longiligne, légèrement voûtée, la tête inclinée et la coiffure en casque de Munch lorsqu’il se dépeint dans plusieurs autres tableaux (fig. 9, 38, 140) ; le pasteur, lui, offre un visage orné d’une barbe assez semblable à celui des portraits du docteur Munch ; quant à madame Alving, elle a à ce moment précis la silhouette voûtée et fragile de Karen Bjølstad.

Si cette scène a permis à l’artiste de représenter – de façon plus ou moins consciente, plus ou moins distanciée – le conflit familial, l’identification au personnage d’Osvald repose essentiellement sur les thèmes de l’angoisse et de la maladie. La silhouette d’Osvald comme les postures choisies montrent des parallèles avec des tableaux où l’artiste a représenté ses propres drames : la toile de Bergen (fig. 14) montre la même posture accablée et inerte que celle de l’Autoportrait à la bouteille de vin 654– Osvald et Munch ayant en commun de faire un usage appuyé de l’alcool pour conjurer leur angoisse existentielle :« ‘Fais-moi apporter quelque chose à boire, maman. (...) Ne refuse pas, maman. Sois gentille. Il me faut quelque chose pour noyer cette angoisse ». « S’il n’y avait que la maladie, je serais resté avec toi, maman. (...) Mais il y a aussi les souffrances, les regrets – et cette angoisse mortelle – oh – cette angoisse terrible ’» avoue Osvald à sa mère. Des phrases dont Munch a pu se souvenir lorsqu’il écrit en 1908 :

‘« Je m’assois et je bois whisky-soda sur whisky-soda. L’alcool me réchauffe encore plus et, le soir surtout, cela m’excite. Je le sens qui me dévore les entrailles, jusqu’aux nerfs les plus fins. Le tabac aussi. (...)
Tous mes nerfs, jusqu’aux plus délicats, sont affectés, je le sens.
Et le plus fin de tous a été attaqué. Je me rends compte que c’est le nerf même de la vie. Qui se consume. Eh bien qu’il brûle ! Car alors toute cette souffrance prendra fin – Et l’angoisse cessera –
Whisky-soda – whisky-soda – Brûle la douleur – l’anxiété – Tout – Et puis tout est fini - »655.’

Cette angoisse a pour cause directe le traumatisme infantile subi par l’artiste dans une famille marquée par la maladie, tant psychique que physiologique : « J’ai hérité des deux plus mortels ennemis du genre humain : la tuberculose et la folie. Maladie, folie et mort furent des anges noirs qui se penchèrent sur mon berceau à ma naissance »656. Dans cette optique, les scènes où Osvald avoue sa peur de la maladie et de la mort, comme la scène finale où il se voit véritablement confronté à ce qu’il craint le plus, constituent autant de souvenirs de l’artiste de l’agonie de sa soeur ainsi que ses propres accès de maladie dans son enfance.

Les tourments du jeune homme, oscillant entre désespoir et furieuse soif de vivre - incarnée par le culte du soleil - sont ceux de Munch, qui a vécu dès ses premières années sur la corde raide de la maladie ; une note écrite dans les années 1890 a des accents typiquement osvaldiens et pose la question d’une éventuelle lecture autobiographique bien avant les travaux de scénographie :

‘« (...) La tentation surgit en moi - suicide-toi - puis la fin - pourquoi vivre – n’importe comment tu n’es pas fait pour vivre longtemps - et se traîner ici bas avec ce corps misérable - avec cette saleté de médecine et toutes ces précautions - ce n’est pas une vie -
Mais cela ne dure qu’un instant - la mort est laide - (...)
Et la vie te fait signe - dans deux mois les soirs d’été - ils seront peut-être bons - Encore un été de jours ensoleillés peut-être -
Et j’aime la vie - la vie même malade - les jours d’été avec son soleil - (...) J’aime le soleil qui entre par la fenêtre - qui se découpe en diagonale comme une ceinture de poussière sur le parquet ocre - laissant derrière elle une petite tâche claire sur le bord du canapé ».657

On comprend l’impact que purent avoir les mots d’Ibsen lorsque Munch découvrit dans le personnage d’Osvald l’incarnation de ses angoisses et de ses souffrances. Ces notes écrites en 1892, et proches de l’atmosphère dominant le tableau Le Printemps (fig. 3), ont pu être sinon inspirées, du moins favorisées par la lecture de la pièce (1881), l’écriture d’Ibsen aidant le jeune peintre à mettre en mots ses propres sentiments par les résonances personnelles qu’elle réveillait.

Les esquisses des dernières scènes du drame (fig. 15-21) empruntent la composition de L’Enfant malade (fig. 39), tableau représentant la mort de la soeur de l’artiste, victime de la même hérédité. L’artiste ne s’est pas contenté de faire des parallèles dans le domaine pictural, mais il a clairement revendiqué cette assimilation au personnage dans plusieurs textes, en particulier celui commentant son tableau Hérédité  (fig. 41) :

‘«  C’était la femme avec l’enfant vénérien et le soleil rouge.
- La femme se penche vers l’enfant, lequel a été contaminé par le péché du père.
- Il est couché sur les genoux de sa mère.
- La mère se penche et pleure, si bien que le visage devient pourpre –
Le visage rouge, gonflé et déformé par les larmes, contraste fortement avec le visage blanc comme linge de l’enfant, et l’arrière-fond vert.
L’enfant regarde de ses grands yeux profonds le monde où il est venu sans le vouloir.
- Malade, anxieux, interrogatif, il regarde dans la pièce.
- Etonné de la douleur accablante, dans laquelle il est entré, et demandant –
- Déjà
un pourquoi – pourquoi
C’était l’habituel sentiment des Revenants
- je voulais faire ressortir les responsabilités des parents
- mais c’était aussi ma vie – mon pourquoi »658 ;’ ‘« Printemps était le désir de lumière et de chaleur du mourant, le désir de vie. Le Soleil de l’Aula était dans Printemps le rayon de soleil à la fenêtre. C’était le soleil d’Osvald. »659 ;’ ‘« Dans la maison de mes parents régnaient la maladie et la mort. Je n’ai jamais surmonté ce malheur. Il est aussi devenu déterminant pour mon art. La Frise de la vie parle aussi de l’hérédité comme malédiction. Comme une sorte d’‘atmosphère Osvald’».660

L’artiste a exprimé ses tourments personnels dans la Frise de la vie, et toute son oeuvre justifie sa conception selon laquelle il lui est plus facile de peindre que de parler. Dans ses notes écrites, Munch utilise les références littéraires d’Ibsen pour préciser ce qu’il n’arrive pas à énoncer verbalement mais exprime visuellement, trouvant dans les mots d’Ibsen, dans ses drames, ses personnages, ce qui lui semble lui faire défaut.

L’investissement des pièces d’Ibsen par Munch dépasse quoi qu’il en soit de loin le simple domaine de l’illustration mais relève également du domaine psychologique, offrant à l’artiste les mêmes possibilités de résolution cathartique qu’Aristote prête au lecteur-spectateur, celles-là même qui sont aujourd’hui employées par la drama-thérapie :

‘« En considérant les thèmes du théâtre grec classique, la ‘saga’ des Atrides par exemple, on découvre très nettement les deux versants du propos du dramaturge : divertir d’une part (principe de plaisir) et d’autre part guérir, améliorer, car par le jeu de l’identification du spectateur au héros, à OEdipe par exemple, le drame devient leçon au sens le plus élevé du terme. (...) Le postulat est celui-ci : il est du plus haut intérêt pour le spectateur de voir ses problèmes tels qu’ils sont ou tels qu’ils pourraient être (remords ou tentation) ainsi représentés dans le cadre sécurisant du théâtre ce qui, paradoxalement, en ce qui est de son économie personnelle, leur enlève toute charge dramatique, bref, les dédramatise. Tout se passe comme si l’actualisation du drame dédramatisait en dernière analyse une situation traumatisante ».661

Si le phénomène d’identification est né des similarités fortuites entre l’artiste et le personnage, celui-ci prend des proportions au point de devenir non plus conséquence mais cause. Les références sont souvent postérieures aux travaux effectués par l’artiste, et indiquent l’influence de l’étude de la pièce, parfois au détriment d’une certaine objectivité. Ainsi, le parallèle que fait Munch avec le personnage de Løvborg dans Hedda Gabler : Løvborg, poète visionnaire mais fragile, est manipulé puis acculé au suicide par la femme qu’il aime, qui le détruit plus par ennui que par passion. La relation entre Hedda et Løvborg présente sans doute certaines similarités avec celle que le peintre entretint avec Tulla Larssen, tant dans le contexte social que dans les rapports houleux, l’épisode sanglant du revolver étant également une coïncidence étonnante entre les deux intrigues. Lorsque l’artiste s’identifie oralement à Løvborg, le parallèle peut ne pas dépasser la boutade et la citation littéraire est aussi pertinente que logique de la part d’un artiste engagé au même moment dans les travaux de scénographie de la pièce :

‘« (...) Als wir aufbrechen, hätte er beinahe seine Mappe mit der Commeter-Correspondenz liegen lassen, bemerkt es aber und sagt : ‘Ich werde es nicht machen wie Löwborg’. (Löwborg ist eine Person in Hedda Gabler ; er läßt ihr sein Manuskript und gibt ihr dadurch die Gelegenheit, daß sie es verbrennen kann) »662. ’

La dimension est du même ordre, lorsque Munch envoie à son ami Schiefler une photographie de lui peignant la fresque de Soleil en haut d’une échelle, qu’il intitule Solness 663, ou qu’il exprime sa peur de voir son oeuvre dispersée en se référant au personnage de Rubek dans Quand nous nous réveillerons d’entre les morts :

‘« Quand Maja interroge Rubek sur le chef-d’oeuvre de sa vie il dit qu’il a été dispersé à l’étranger - J’espère qu’il n’en sera pas de même avec cette frise - elle a pris tant de ma vie »664. ’

En revanche, lorsque la pièce influence le jugement de sa vie personnelle, le caractère ludique de la référence disparaît et laisse place à l’identification psychologique. Les références à Tulla Larssen postérieures aux esquisses d’Hedda Gabler, se teintent en effet de commentaires nouveaux :

‘«  Je vois que personne n’a vu ni compris, chez moi, l’ignoble comportement d’une riche bourgeoise qui ne voulait plus rester chez maman mais qui trouvait qu’à trente ans, elle n’était plus une petite fille  » 665 ;’ ‘« Tu crois que je peux oublier une main brisée qui me fait souffrir chaque fois que je prends ma palette – qui m’empêche de faire de la voile, ce qui était ma joie et de jouer du piano qui était souvent ma consolation – et à la maison, une vieille tante qui s’est usée pour nous et à qui mon aide a dû manquer après la venue de la fille riche – et mes deux pauvres soeurs qui ont dû souffrir elles aussi ».666

Cette version peu objective est agrémentée d’arguments plus ou moins pertinents (peut-il réellement accuser Tulla Larssen d’avoir fait souffrir sa tante et ses soeurs ?) empruntés au vocabulaire thématique de la pièce : le piano, la tante qui s’est sacrifiée toute sa vie, pour se voir évincée par une « fille riche » désoeuvrée, sont des éléments majeurs d’Hedda Gabler, à défaut d’avoir été de réels enjeux dans le drame de Munch. Sa relation des faits consiste ainsi en autant de parallèles établis a posteriori par un artiste (et un homme particulièrement fragile à l’époque) soucieux de cultiver une ressemblance – déjà étonnante – entre la pièce et sa propre histoire. Plus anecdotique, mais également révélateur est le raccourci géographique qu’opère Munch, né à Løten dans le Hedmark, province non éloignée du Gudbrandsdal, pour se revendiquer du même pays que Peer Gynt dans un brouillon de lettre à son ami Schiefler, en janvier 1926.

‘« In Åndalsnæs müssen Sie ein par Tage sein – Denn Romsdal sehen – so weiter über Dovre (Wovon ich und Per Gynt stammen) nach Dombaas und weiter Gudbrandsdalen Lillehammer, Oslo. –
Die letzte Reise habe ich dies Summer gemacht »667. ’

Le choix de l’artiste de s’identifier aux personnages ibséniens ne s’arrête pas au besoin d’exprimer sa souffrance et se poser en victime ; c’est en réalité le plus souvent à des personnages très ambivalents qu’il se compare, dans des situations qui sont rarement à son honneur. Le traitement aussi bien thématique que stylistique utilise à loisir la caricature, faisant preuve d’une auto-dérision particulièrement cruelle. Si on a pu parler pour les autoportraits de certains artistes de volonté d’« auto-protection »668, les autoportraits picturaux de Munch et bien plus encore les auto-caricatures graphiques, qu’elles soient anecdotiques ou à référence littéraire, relèvent de l’« auto-accusation » ou de l’« auto-dénigrement », sorte de narcissisme inversé où l’artiste s’acharne contre lui-même avec une cruauté que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans son oeuvre.

Si l’investissement narcissique est réel, et s’affirme dans le nombre élevé d’autoportraits ou d’éléments d’identification personnelle, il demeure néanmoins chez Munch dans des proportions raisonnables, et circonscrit au domaine de la référence littéraire, sans se transformer en la psychose paranoïaque qui faisait penser à Strindberg que chaque personnage créé par un auteur le prenait nécessairement pour modèle ou n’était qu’un plagiat de sa propre oeuvre : ainsi l’auteur suédois clama à la parution du drame qu’Ibsen s’était inspiré de lui pour Løvborg et de ses personnages féminins pour Hedda - « Hedda Gabler est une bâtarde de Laura dans Père et de Tekla dans Les Créanciers »669 - tout comme la lecture du Canard sauvage le convainquit qu’il avait inspiré à l’auteur le personnage principal, renforçant ses soupçons d’être un mari trompé670. La démarche générale de projection de soi dans l’oeuvre d’autrui est chez Strindberg manifeste de son désir de paternité artistique qui lui interdit de reconnaître à quiconque une création authentique, et le commentaire qu’il émit sur Hedda Gabler - « Vous voyez maintenant que ma graine est tombée dans la boîte crânienne d’Ibsen - et y a germé ! Maintenant il porte ma graine et est mon utérus ! » - reflète son jugement de chaque oeuvre qui a pu l’intéresser. En comparaison de cette appropriation paranoïaque de toute oeuvre d’un tiers, le mécanisme d’investissement personnel des personnages d’Ibsen par Munch reste dans le domaine de la citation intègre et respectueuse .

Notes
648.

Intérieur, 48 rue Thorvald Meyer, 1877, aquarelle et crayon, 142x131, T 2875 ;

Intérieur, 48 rue Thorvald Meyern, 1878, crayon, repr. in A. Eggum, 1987, p.15.

649.

Peer Gynt, ca 1933, crayon et encre, 108x175, T 204-19. Ce dessin a été recensé avec réserve comme portant sur l’acte V (Enchère à Hægstad), mais il nous paraît correspondre plutôt à la scène de Peer à l’asile, à l’acte IV.

650.

Enchère à Hægstad, 1926-27, encre, 180x120, T 205-11.

651.

John-Gabriel Borkman, 1926-30, encre bleue, 206x171, T 243-37.

En tumulte intérieur, 1919, huile sur toile, 151x130, M 76.

652.

L’Epreuve du fer, ca 1930, gravure sur bois, 458x373, G/t 657.

653.

R. Heller, 1991, p. 28.

654.

Autoportrait à la bouteile de vin (ou Autoportrait à Weimar), 1906, huile sur toile, 110.5x120.5, M 543.

655.

Note d’E. Munch, 1908, MM, citée in cat. 1976, Zürich, p. 13.

656.

Note d’E. Munch, T 2759. Le même sujet réapparaît dans de nombreuses notes.

657.

« Manifeste de St-Cloud », 1892, traduit in cat. 1991-92, Paris-Oslo, p. 348.

658.

MS T 2730, citée in cat. 1976, Zürich, p. 15.

659.

Note de Munch, non datée (après 1911), citée in cat. 1976, Zürich, p. 19.

660.

Note d’E. Munch, années 20, citée in cat. 1976, Zürich, p.14.

661.

J. Fanchette, Psychodrame et théâtre moderne, Paris, 1971, pp. 27-28

662.

« (...) Comme nous partons, il est sur le point d’oublier son porte-documents avec la correspondance de Commeter, mais il le remarque et dit : « Je ne ferai pas comme Löwborg. » (Löwborg est un personnage d’Hedda Gabler ; il lui laisse son manuscrit, et lui donne par là l’occasion de le brûler) ». Journal de G. Schiefler, 25.03.1907, Munch/Schiefler I, § 302.

663.

Lettre de Munch à Schiefler, 16.11.1911, in Munch/Schiefler I, §550.

664.

MS N 68, 2 (non datée).

665.

Lettre de Munch à Nilssen, non datée, 1908-1909, citée in E. Bang, p. 26

666.

Lettre de Munch à Nilssen, 20.04.1909, citée in E. Bang, p. 72.

667.

« Vous devez rester quelques jours à Åndalnæs – Ensuite, voir les Rondane – puis plus loin, passer par Dovre (d’où Per Gynt et moi nous venons) pour Dombaas puis le Gudbrandsdal et Lillehammer, Oslo. J’ai fait ce voyage cet été. » Munch/Schiefler II, § 743 e).

668.

E. Billetter, « L’autoportrait en tant qu’autoprotection », extr. de cat. expo. 1985, Lausanne, pp.4658. L’auteur traite notamment des autoportraits de P. Modersohn-Becker, K. Kollwitz et F. Kahlo.

669.

Lettre d’A. Strindberg à Ola Hansson, 1891, citée in M. Meyer, 1967, p. 675.

670.

K. Jaspers, Van Gogh et Strindberg, Paris, 1953, p. 64..