Entre identification et manipulation : la mise en représentation

La problématique que constitue la délimitation d’une frontière entre modèle et personnages est aussi ancienne que la représentation narrative, et elle accompagne l’éternel débat autour du processus de transformation de la réalité en fiction. Dans le domaine littéraire, August Strindberg, dont les romans se situent à l’extrême limite entre fiction et autobiographie, en est un des exemples les plus significatifs. Ce genre, qu’on qualifie aujourd’hui d’ « auto-fiction », se distingue de la création traditionnelle par une affirmation exaltée de la valeur de l’individu et du Soi typique du XXe siècle. Mais l’utilisation de modèles issus de leur entourage par les artistes dans des tableaux narratifs est aussi ancienne que les tableaux eux-mêmes - un des facteurs qui ont souvent contribué à une lecture abusivement biographique des oeuvres par les historiens de l’art. La démarche de Munch n’est en réalité pas si éloignée de ce que V. Stoichita appelle « the contextual self-projection », qu’il considère comme un élément ancré profondément dans la tradition picturale : « ‘The independent selfportrait (...) did not appear until the dawn of the modern era. Self-projection in a fictional context, that is to say, in an historia, has on the other hand been around since the time of classical Greek art (if we are to believe Cicero , who said : ‘Phidias depicted himself in Minerva’s shield’). Before the seventeenth century (...) authorial self-thematization in painting was almost invariably contextual’ »671.

C’est de fait moins l’utilisation du modèle en soi que le sens de l’insertion qui établit la distinction entre invention et représentation. Pourtant, l’utilisation du modèle même peut influer sur le sens donné à l’oeuvre. Lorsque Rembrandt, dont l’abondance des illustrations pour le Livre de Tobie s’explique par sa prédilection pour le traitement du lien père/fils, utilise son fils Titus dans plusieurs de ses peintures à sujet narratif, tel Samuel et Hannah ou Saint Matthieu et l’Ange 672, les motivations de l’artiste restent ambiguës : l’utilisation de ce modèle en particulier peut-elle demeurer uniquement fonctionnelle, dénuée de toute implication personnelle ? L’investissement autobiographique de la scène narrative de Saint Matthieu et l’Ange, dans laquelle l’ange/Titus inspire par sa tendresse le vieil homme dans son processus créateur est en réalité peu douteux ; «‘ [Rembrandt] acknowledged parabolically, as it were, the true place his son had come to occupy in his private scheme of things ’»673.

Pour autant, les implications personnelles que l’artiste projette sur l’oeuvre n’empêchent pas celle-ci d’acquérir son statut propre, cela même qui permet à qui ne connaît la biographie de l’auteur d’apprécier le tableau tout autant. Les autoportraits glissés par les artistes dans leurs tableaux leur ajoutent une dimension supplémentaire mais n’en modifient pas le sens lorsque la narration est respectée : Artemisia Gentileschi donnant ses traits à Judith, Simon Vouet et Poussin à David ou Caravage à Goliath, n’en peignent pas moins d’abord et surtout des épisodes bibliques.

L’abandon des illustrations des Prétendants à la couronne pour le motif que les scènes représentées étaient trop personnelles démontre qu’en revanche, Munch a ressenti une profonde insatisfaction face à cet amalgame entre fiction et réalité. Avec l’utilisation toujours plus affirmée des références personnelles, l’artiste a subtilement abandonné le domaine de l’illustration pour celui du portrait. Les différentes formules de cette projection de soi énoncées par Stoichita – l’auteur « mis en texte » (« textualized »), l’auteur masqué, l’auteur-visiteur, et l’auteur en autoportrait transposé 674 - avaient cependant ceci de commun que leur statut ne s’élève pas au-delà de la simple insertion dans l’image, de l’allusion qui reste accessoire dans l’ensemble figuré. La mise en parallèle établie par l’auteur de The Self-Aware Image entre l’évolution du portrait allusif vers l’autoportrait indépendant et l’évolution du statut économique de l’artiste au XVIIe siècle, qui acquiert une certaine indépendance vis-à-vis de ses commissionnaires675 n’est pas sans rapport avec l’attitude de notre artiste qui, alors qu’il ne fait qu’insérer des citations personnelles dans ses oeuvres à caractère scénographique ou illustratif, s’octroie dans ses dessins intimes la liberté de jouer avec les autoréférences jusqu’à ce qu’elles deviennent le sujet principal du dessin. L’autoportrait de Munch en Peer Gynt varie en effet de la simple insertion dans le contexte - dans Peer et les Trolls - à la véritable mise en représentation de l’auteur – dans Peer et Anitra ou Peer et le fondeur de boutons - qui devient le réel sujet du dessin.

Dès lors, l’artiste exploite le contexte littéraire dans l’optique d’un autoportrait référentiel, une mise en scène de soi, procédé qui a inspiré nombre d’artistes. Les voies de la mise en représentation de soi dans la tradition picturale - et aujourd’hui photographique - sont multiples : que ce soient le travestissement par le costume ou le masque, l’épithète, les rôles d’emprunt ou la référence littéraire, le principe reste constant : par un jeu d’identité, l’artiste ne se représente pas lui-même, mais quelqu’un-qui-se-trouve-être-lui-même : ce « ‘Je est un autre » selon la formule de Rimbaud : L’Homme blessé ou Le Désespéré de Courbet676, Le Buveur de Kirchner677, Le Boxeur de Bonnard678, chez Munch Le Somnambule679 ou L’Alchimiste relèvent de la même formule.
L’autoportrait repose de façon essentielle sur la « mise en scène, qui peut servir les fonctions les plus diverses : observation de soi, introspection et remise en question, expression d’un certain état psychique, ou encore choix d’un rôle derrière lequel l’artiste cherche à se dissimuler, quand il ne le charge pas de le représenter ’»680.

Dissimuler ou représenter ? Là est le sens de la mise en scène. Les maîtres anciens glissaient des autoportraits dans une composition sous couvert de personnages, tel R. van der Weyden donnant ses traits à Saint Luc peignant la Vierge 681. Ferdinand Hodler obéit à la même démarche de référence littéraire en se prenant pour modèle dans ses grandes compositions, comme lorsqu’il se dépeint en Guillaume Tell682. La plupart des artistes modernes, au contraire, avouent ouvertement l’imposture : De Chirico lorsqu’il utilise le masque du personnage, le revendique comme un masque : ce sont des Autoportrait en Ulysse, Autoportrait en Hebdomeros, Autoportrait à la tête de Mercure 683 ; ses autoportraits référencés relèvent du même travestissement que ses autoportraits costumés684. La citation – qui n’est pas nécessairement littéraire mais peut également s’appliquer à des oeuvres plastiques - peut également être irrévérencieuse et ludique : L’Autoportrait en Mona Lisa de Dali685 ou L’Apothéose de Degas 686.

Bien que l’autoportrait inséré dans l’illustration soit assez rare, le cas n’est pas non plus absolument exceptionnel : à l’époque où Munch se représente en Peer Gynt, Bonnard se prend pour modèle pour Dingo d’Octave Mirbeau687 et Balthus dans ses illustrations des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë donne ses traits au personnage principal Heathcliff. Comme Munch, Balthus entretient un rapport au texte qui reste ambigu : si le récit est fidèlement suivi au point que chaque image puisse être reliée à une phrase précise du texte, l’actualisation de la narration - en particulier la modernité des attitudes - et les résonances ouvertement personnelles des dessins les rendent plus révélatrices du monde de Balthus que de celui d’Emily Brontë. Il n’est pas surprenant que les dessins n’aient jamais été publiés avec le texte.688 Pour autant, l’insertion de l’autoportrait dans le contexte de l’illustration n’induit pas nécessairement l’assimilation de la fiction : pour preuve l’illustration finale du recueil de Poèmes de F. Thompson par Maurice Denis689, représentant le peintre et son épouse. La mise en abyme proposée par l’artiste est ici très différente : non une fusion entre fiction et réalité, mais création d’une narration supplémentaire autour de l’oeuvre : l’artiste tenant la plume, sa femme le livre à la main, se présentent comme la scène du couple achevant la lecture de l’ouvrage comme le lecteur est en train de le faire. Denis s’insère dans l’oeuvre sans pour autant délaisser sa personnalité réelle ; son autoportrait relève moins du personnage que du comédien venant saluer son public.

Le sens de ces autoportraits en représentation est profondément différent de celui d’un autoportrait traditionnel : aux interrogations de Van Gogh s’opposent les affirmations plus ou moins sincères, plus ou moins sérieuses, de De Chirico. La représentation désacralise le modèle qui devient objet à manipuler au gré des circonstances littéraires ou spectaculaires. Que ce soit par l’emploi du qualificatif ou de la référence, l’artiste déjoue les implications trop personnelles de l’autoportrait, et instaure la distance dont il a besoin pour faire de lui-même un objet d’étude et non plus un sujet. Doit-on dès lors affirmer avec E. Billeter que « ‘que ce soit avec le pinceau ou la caméra, l’intérêt porté à sa propre personne amène le dialogue, qui dépasse largement la simple imagerie et tend à l’interprétation du moi propre (...) La mise en scène dramatique est d’usage pour tous deux ; c’est rarement la représentation en elle-même qui importe : presque chaque autoportrait est transcendantal’ » 690 ?

Ne sous-estimons cependant pas la dimension de représentation. Les autoportraits chez Munch ne sont pas les mêmes lorsqu’ils sont déclarés et lorsqu’ils sont le fruit du jeu de références littéraires. La conscience troublée que l’artiste s’autorise à exprimer grâce aux personnages d’Ibsen ne trouve pas d’exutoire dans son oeuvre peint. L’auto-cruauté, maîtrisée au niveau conscient, ne trouve qu’une expression limitée dans les toutes dernières années par la description minutieuse de la déchéance physique de l’artiste, tandis qu’elle prend des proportions autres dans les dessins où le personnage devient un pantin grotesque, jouet des événements. De même, la relation si importante dans la vie de l’artiste avec la fraîche Ingse Vibe se révèle évidente dans les fantaisies littéraires tandis que nul tableau n’y fait allusion. Comme souvent les comédiens, Munch indubitablement s’autorise une plus grande sincérité dans l’expression d’un certain nombre de sentiments lorsque la fiction d’un tiers lui en procure la possibilité. Dire que le contexte de représentation de l’autoportrait est accessoire, serait nier le pouvoir cathartique de la fiction littéraire, nier la dimension inconsciente de ses effets sur la psyché humaine. Plutôt que des autoportraits en tant que « l’image de recherche de son identité propre »691, ces commentaires graphiques ne sont-ils pas plutôt révélateurs du désir de l’artiste d’échapper à son identité pour en revêtir une autre ?

Notes
671.

« L’autoportrait autonome (...) n’est pas apparu avant l’aube de l’ère moderne. La projection de soi dans un contexte fictionnel, c’est-à-dire au sein d’une histoire, a en revanche existé depuis l’époque de l’art Grec classique (si nous devons croire Cicéron, qui dit que ‘Phidias s’est peint dans le bouclier de Minerve’). Avant le dix-septième siècle (...), l’auto-représentation de l’auteur dans la peinture était presque invariablement contextuelle ». V. Stoichita, The Self-Aware Image - An Insight Into Early Modern Meta-Painting, Cambridge University Press, 1997, p. 200.

672.

Samuel et Hannah, 1650, Edimbourgh, National Galleries of Scotland.

St Matthieu et l’Ange,1661, Paris, Musée du Louvre.

673.

« [Rembrandt] reconnaissait, par cette parabole, la véritable place que son fils en était venu à occuper dans son univers privé ». J. Held, p. 137.

674.

« There are many different ways of realizing contextual self-projection. I shall limit myself to four : the textualized author, the masked author, the visitor-author, and the author in a transposed self-portrait.

[Il y a de nombreuses façons différentes de réaliser une auto-projection contextuelle. Je me limiterai à quatre : l’auteur mis en texte, l’auteur masqué, l’auteur-visiteur, et l’auteur dans un autoportrait transposé] ». V. Stoichita, pp. 200-201

675.

V. Stoichita, p. 206

676.

G. Courbet, L’Homme blessé, 1844, Paris, Musée du Louvre ; Le Désespéré, Oslo, Nasjonalgalleriet.

677.

E. Kirchner, Le Buveur, 1915, Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum

678.

P. Bonnard, Le Boxeur, 1931, Suisse, coll. part.

679.

Le Somnambule, 1923-24, huile sur toile, 89.5x67.5, M 589.

680.

E. Billeter, extr. de cat. expo. 1985, Lausanne, p. 15.

681.

R. van der Weyden, Saint Luc peignant la Vierge, 1435-1440, bois, 1.4x1.1, Boston, Museum of fine Arts.

682.

Cité in cat. expo. 1985, Lausanne, p. 19.

683.

Cités in J. Moulin, L’Autoportrait au XXe siècle, Paris, 1999, p. 98.

684.

G. de Chirico, Autoportrait en costume du XVIIe s., Rome, coll. part.

G. de Chirico, Autoportrait en cuirasse, Rome, coll. part.

685.

S. Dali, Autoportrait en Mona Lisa, 1953, Milan, coll. part.

686.

Degas, L’Apothéose de Degas d’après L’Apothéose d’Homère par Ingres, photographie, Paris, coll. Textbraun.

687.

Cité in J. Moulin, p. 104.

688.

Série de dessins à la plume et encre de Chine, 1933, collections particulières. Certains dessins ont été reproduits dans Minotaure, n°7, 1935. Publiés dans cat. expo. 1984, Paris, Balthus, pp. 26-38.

Sur les liens de Balthus avec le monde du théâtre et de la littérature, voir dans le catalogue, « Livres illustrés », pp. 12-36 et « Balthus, décorateur de théâtre », pp. 314-327.

689.

Autoportrait de l’artiste et sa femme Lisbeth, v. 1936, lithographie, illustration finale des Poèmes de F. Thompson, publié en 1942. Reproduit in M. Denis, Le Ciel et l’Arcadie, Paris, 1993, p. 239.

690.

E.Billeter, extr. de cat. expo. 1985, Lausanne, p. 12.

691.

T. Osterwold, « Autoportrait : l’égocentrisme de l’art », extr. de cat. expo. 1985, Lausanne, p. 27.