Limites de l’identification

Il convient cependant de relativiser la portée de ces (auto)portraits. En premier lieu par le caractère spontané et immédiat de ces commentaires graphiques, fruit de pensées éphémères et parfois contradictoires. La lettre déjà mentionnée de Munch à Schiefler de l’hiver 1926 montre que le parallèle établi alors par l’artiste entre le personnage et lui est plus dû à des circonstances extérieures - à l’occasion d’un voyage de l’artiste dans la patrie du personnage – qu’à une véritable nécessité intérieure. Le phénomène d’associations d’idées par un esprit particulièrement cultivé et féru de littérature ne doit pas être sous-estimé. Oralement, il n’est pas limité seulement à Ibsen (les nombreux témoignages rapportent souvent des identifications à Hamlet ou Dante, entre autres), bien que celui-ci soit le seul à provoquer une concrétisation immédiate dans le domaine graphique. Dans la version définitive de la lettre en question, Munch en se plaignant de l’hiver  faisait une autre allusion, indirecte, à la pièce : « ‘Par un temps pareil, il faudrait partir directement en Egypte’ ». Or, plusieurs carnets de croquis sont datés autour de cette année. Il est donc raisonnable d’imaginer que le voyage de l’artiste dans le Gudbrandsdal lui a rappelé la pièce déjà abondamment commentée, et a inspiré de nouveaux commentaires graphiques, occupant son esprit de sorte que les références personnelles ont été plus nombreuses à cette époque. L’investissement biographique est indéniable, mais non systématique, et la part de commentaires relevant de la fantaisie pure est au moins égale à celle qui émane de la projection psychanalytique. A la différence des autoportraits picturaux, qui par la durée d’élaboration, correspondent nécessairement à l’expression d’une conception réfléchie et revendiquée, les croquis jaillissant au gré des humeurs de l’artiste sont soumis à son esprit aussi désordonné que bouillonnant, et expriment des idées ou sentiments de portée très variable, parfois de simples boutades .

La dimension ludique s’exprime également dans le traitement formel. Les variantes des Quatre hommes attablés ou de Peer et le fondeur de boutons ont montré comment l’artiste jouait avec les références et les personnages avec une certaine désinvolture. Même si le modèle est initialement choisi pour des raisons précises, l’artiste n’hésite pas à le passer au filtre de la comédie ou même de la caricature, ironisant autant sur le personnage que sur le modèle.

La caricature est parfois faite en passant, insérée dans une scène narrative, comme dans une des versions de La Fuite d’Anitra (fig. 121) : les éléments autobiographiques résident dans la tenue occidentalisée de Peer, en flagrant désaccord avec le texte qui précise qu’il est habillé en Turc. Les traits du visage constituent clairement un autoportrait, mais qui selon toute vraisemblance a été surajouté : le nez busqué et le menton protubérant dont s’affuble volontiers Munch dans ses autocaricatures ont été ici redoublés et accentués, comme si l’artiste avait d’abord voulu représenter Peer, puis s’y était substitué. La même démarche apparaît dans d’autres dessins692. Le détail a son importance, car c’est tout le sens du dessin qui change : s’agit-il d’une mise en représentation, mise en fiction du conflit de l’artiste, ou d’une simple insertion dans la scène, un autoportrait glissé dans la narration ?

Autre dessin, celui représentant à l’acte V Peer dans le cimetière 693. La figure de Peer, assez fidèle au « vieil homme vigoureux » du texte, porte une fois de plus les attributs des autoportraits de Munch – nez aquilin, menton en galoche. Pourtant, l’artiste ne cherche pas à pousser l’identification aussi loin qu’il le pourrait, et c’est un visage bien différent de celui de l’autoportrait hectographié de la même époque694, où l’artiste apparaît barbu et portant des lunettes, beau et digne vieillard à la Socrate. L’artiste aurait pu retranscrire cette physionomie d’autant plus facilement que les didascalies attribuent à Peer « cheveux et barbe gris ». Il ne le fait pas, et on comprend que ces dessins doivent se lire, non comme des autoportraits, mais comme des auto-caricatures aussi fantaisistes que le texte qui les a inspirées. La démarche ne s’applique d’ailleurs pas nécessairement à Peer, et le dessin dans lequel c’est le roi Dovre qui se voit affublé du « profil Munch » peut difficilement s’expliquer par une lecture autobiographique. Munch ne prend pas son personnage assez au sérieux pour opérer une réelle identification, telle qu’il avait été tenté de le faire avec Osvald ou Løvborg, car Peer demeure un héros de farce. L’importance du discours caricatural dans les dessins de Peer Gynt, en accord avec le ton de la pièce, désamorce souvent l’investissement personnel que l’artiste a pu octroyer à la scène dans un premier temps.

De même, la portée de la lecture biographique se heurte à la manipulation à laquelle Munch peut soumettre ses modèles, comme le montrent les diverses versions de la Danse d’Anitra (fig.123-125).

Un des dessins de Peer et Anitra (fig. 107) montrait à quel point l’écart interprétatif entre image et source littéraire était dû à l’investissement autobiographique de la scène, le soudain changement d’apparence des différents protagonistes faisant basculer l’image de l’illustration à la mise en représentation d’individus réels : devant un Peer/Munch, la jeune fille fraîche et pétulante qui remplace les beautés orientales est en réalité un portrait assez réaliste d’Ingse Vibe, « le petit ange séducteur »695 de Munch.

C’est pendant l’été 1903 que Munch avait fait la connaissance à Åsgårdstrand d’une jeune fille d’une vingtaine d’années, Ingeborg Vibe, qui ferait quelques années plus tard une courte carrière théâtrale sous le nom d’Ingse Vibe. La plupart des biographes de Munch n’attachent que peu d’importance à la relation platonique, mi-amoureuse mi-paternelle, qu’entretint le peintre avec la jeune comédienne. Pourtant, il apparaît à travers les souvenirs de ses amis intimes que cette jeune fille gaie et enjouée a compté plus qu’on ne le suppose dans la vie de ce solitaire. I. Gløersen, par exemple, qui voit en elle « la Béatrice »696 de Munch, relate que le peintre l’aurait demandée en mariage, tout en étant ultérieurement fort soulagé d’avoir été repoussé. De toute évidence, Munch éprouvait envers Ingse le même sentiment d’ambivalence qu’envers toutes les femmes qui l’attiraient, un mélange de fascination et de méfiance : « Ingse s’est montrée sous son jour le plus délicieux cette fois – mais la femme a, comme on le sait, 121 facettes »697 écrit-il à son ami Gierløff. Munch restait d’autant plus sur ses gardes que son jeu de séduction avec la jeune fille lui avait attiré quelques mésaventures pendant l’été 1905, et l’opprobre que la bonne société en villégiature avait jeté sur lui est certainement une des multiples raisons de son départ à l’étranger. Ses relations avec Ingse semblent pourtant être restées amicales, bien que lointaines, mais l’incident comme la personnalité séductrice, non sans une certaine rouerie, de la jeune fille, expliquent aisément le parallèle que l’artiste fait entre elle et le personnage d’Anitra.

C’est pourquoi il est d’usage de considérer la série de dessins, pastels ou aquarelles, d’une jeune fille dansant en costume oriental, comme des illustrations de La Danse d’Anitra. Cette série, particulière dans le corpus par la dimension des feuilles et l’emploi de techniques mixtes qui en font des oeuvres autonomes et abouties, semble en effet avoir été inspirée par plusieurs photographies représentant Ingse Vibe.

Selon A. Eggum698, Ingse Vibe aurait joué le rôle d’Anitra dans une production de Peer Gynt au Théâtre National de Christiania en 1909 ; de là seraient issues les photographies dont Munch se serait servi pour sa série de variations. La date a son importance, car le peintre rentré en Norvège en 1909 aurait pu venir voir son amie jouer dans une de ses pièces préférées. Il semble néanmoins que la production date en réalité d’août 1906 ou 1907699, époque à laquelle Munch est en Allemagne, travaillant de son côté sur Les Revenants et Hedda Gabler. En outre, rien ne confirme qu’Ingse Vibe ait véritablement tenu le rôle d’Anitra700, et il est plus probable qu’elle ait plutôt fait partie du choeur des jeunes filles. En tout état de cause, elle apparaît effectivement en danseuse orientale sur des photographies, qui ont donné lieu à une impression à grand tirage de cartes postales 701.

L’utilisation de photographies comme base de travail n’est pas inhabituelle chez Munch, en particulier pour ses portraits d’auteurs littéraires : c’est ainsi qu’il avait portraituré Hamsun en 1896, Nietzsche en 1906. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que les photographies de 1908 soient à la source de ces dessins, exécutés peut-être autour de 1913702. La photo 3-212 est particulièrement intéressante : elle montre la comédienne debout, le poids du corps sur la jambe droite, l’autre pointée. Le bas du corps est de profil, tandis que par un mouvement de torsion, le buste et le visage se présentent face à l’objectif. De son bras droit légèrement replié, la jeune femme brandit une cymbale au-dessus de la tête, dans un geste mi-joueur mi-menaçant, tandis que l’autre bras repose à hauteur de sa cuisse. Cette photographie a de toute évidence inspiré la pose d’une des versions703, pose qui serait reprise et transposée (quinze à vingt ans plus tard) dans le style plus narratif de la scène du harem (fig. 107). De la photographie au pastel, le cadrage diffère, ne montrant la jeune fille qu’à mi-corps, mais c’est la bien même silhouette voluptueuse, mise en valeur par le costume oriental à deux pièces, qui se penche dans une torsion du buste. La pose est néanmoins légèrement modifiée pour être plus séductrice ; les cymbales ont disparu et les mouvements des bras ont pris une dimension esthétique : le bras droit, replié comme pour arranger la chevelure, le gauche flottant sans but, les gestes privés de leur caractère utilitaire se parent de sensualité et de poésie. La tête est inclinée ; la jeune femme ne défie plus le spectateur mais baisse pudiquement les yeux ; son expression se fait douce et charmante. La perruque de la comédienne, peu heureuse sur la photographie, s’est changée en une coiffure courte et naturelle. Le trait est léger, libre, il ne se renforce que pour modeler les hanches ou accuser la noirceur d’une chevelure orientale.

De la photographie, l’artiste n’a utilisé dans T 1603 que la partie supérieure du corps ; il en reprend cependant le jeu de jambes dans le dessin au crayon T 1601 (fig. 123), où la jeune fille se dresse sur sa jambe droite, levant la gauche le pied pointé. Ce qui n’était qu’une pose de modèle est devenu un pas de danse, et tout le corps de la jeune fille s’étire tandis qu’elle tend les bras vers le ciel d’un geste presque mystique704. Le voluptueux costume oriental a cédé la place à une tunique simple et fluide, qui donne à cette silhouette fine et gracieuse des allures de prêtresse. Elle s’élance avec confiance vers le ciel, et apparaît dans un autre dessin (fig. 124), bras écartés, comme un oiseau en plein vol. Ce n’est plus ici Anitra, aux « formes appétissantes » ; c’est une apparition désincarnée, une fée voletant de place en place. Le tracé même a diamétralement changé, les contours flous traduisent le mouvement tandis que la linéarité de la silhouette lui confère un caractère éthéré, presque onirique.

Mais l’artiste sait jouer avec les styles : revoilà Anitra bien en chair dans T 1608705 ; sa position reprend celle de la version précédente, bras écartés, tendus à hauteur de la tête. Dans cette silhouette cambrée, à la poitrine soulignée, à la chute de reins voluptueuse, réapparaît la tentation sensuelle. Le geste même qui était sublimé dans T 1644 devient ici d’une séduction ordinaire. Munch joue ici avec l’idéal et la réalité de la figure féminine, avec une maîtrise que Peer pourrait lui envier.

On retrouve un portrait « renoirien » dans un dessin au pastel noir (fig. 125), où une Anitra souriante nous fait face. Légèrement déhanchée, elle exprime toute sa séduction dans le geste de ses bras, le gauche se tendant avec vigueur, la main ouverte, tandis que le droit est replié avec douceur vers sa poitrine, la main nonchalamment relâchée. Ce mélange d’énergie et de féminité accentue la sensualité d’un corps qui laisse voir ses détails anatomiques : le nombril, les seins fermes et ronds que souligne le bustier. Si le corps a les rondeurs d’une femme, le visage reste juvénile : les petits yeux, la bouche charnue et les joues rondes respirent la joie et l’innocence.

L’artiste a repris ce portrait dans une aquarelle706, dont les dimensions – comme la plupart des dessins d’Anitra seule – en font une oeuvre indépendante, aboutie, au-delà de la simple illustration. La silhouette de la jeune fille est adoucie par rapport au pastel par la douceur des couleurs. De subtils changements dans la pose la rendent plus pudique : le corps est un peu moins déhanché, le visage est légèrement tourné, les détails anatomiques ont disparu sous le costume vert d’eau, peint pour la brassière en petites touches successives et écrasées, pour la jupe en lignes sinueuses, plus ou moins longues, parfois brisées. La peau rose et la chevelure châtain n’ont plus rien d’oriental, ni les joues rouge vif qui trahissent l’émotivité de l’enfant. La chair de la gorge et du ventre est rapidement rendue par le pinceau, tandis que les bras n’existent que par leurs contours. Mais est-ce encore le visage d’Ingse Vibe ? Si le costume est le même, on reconnaît mal la comédienne sous cette nouvelle physionomie. Il est bien difficile de déterminer un modèle pour ces visages croqués en quelques traits, mais le menton plus rond, le sourire franc et doux de la jeune fille, dont l’expression est exempte de toute ironie, pourraient aussi bien être ceux d’un des modèles préférés de Munch, Ingeborg Kaurin, qui vivait à demeure chez le peintre entre 1911 et 1915, lui servant à la fois de gouvernante et de modèle. Dans les tableaux comme dans les photographies, son visage rond et doux, lorsqu’il se départit de sa timidité, exprime la fraîcheur et le charme que l’on retrouve dans les portraits d’Anitra707. Les joues rouge vif soulignées dans l’aquarelle évoquent également celle que l’on surnomme « la fille de Moss », dont Hugo Perls dit qu’elle était « jeune, un peu rondelette et les joues un peu trop rouges, mais parfaite dans son caractère populaire »708. Il faut dire que les « ‘formes rondes, les traits fermes et populaires’ »709 sont communs à beaucoup de modèles de Munch après 1909, qui a délaissé les femmes maigres aux visages anguleux de sa période fin-de-siècle.

L’étude des croquis du carnet T 200 (fig. 126) montre toute l’ambiguïté de ces oeuvres entre illustration et portrait. Ces trois ébauches ont à l’évidence été exécutées ensemble, sur le même modèle avec la même pose – le bras droit replié derrière la tête. Or, si dans le croquis T 200-29r, on reconnaît le personnage d’Anitra à son costume oriental, les deux dessins suivants sont une ébauche d’étude d’après modèle710 - modèle qui s’affirme comme Ingeborg Kaurin - qui ont pu être des premiers jets pour des dessins comme T 553, montrant une jeune femme dans la pénombre, un bras replié derrière la tête, et ne présentant aucun rapport avec Peer Gynt.. L’explication la plus logique pour ce va-et-vient entre modèle et personnage serait alors que Munch ait utilisé son modèle pour la pose, puis l’ait doté de la tenue d’Anitra, qui semble au peintre le principal trait de caractérisation du personnage. La succession des croquis sur le carnet ne constitue pas un indice propre à établir une quelconque antériorité d’un dessin sur l’autre, car si le portrait d’Anitra apparaît sur la 29e page, il figure au verso. Or, l’artiste n’a pas l’habitude de couvrir ses carnets recto-verso. Le dessin a donc pu être exécuté ultérieurement, inspiré par l’étude du modèle. L’exécution de ce croquis ne laisse pas cependant pas de s’interroger, en particulier sur l’hésitation manifeste de l’artiste concernant la position des bras, dont un paraît situé à l’envers ! Le bras droit, replié derrière la tête en analogie avec l’ébauche T 200-31 (fig. 126), est donc un repentir. Mais si l’on admet que les parties au crayon appuyé sont des corrections ultérieures au premier jet, on peut se demander si le costume oriental n’est pas lui non plus une addition à ce qui aurait pu être une simple robe.

Munch a-t-il travesti une étude de modèle en Anitra ? Ou bien, après moult hésitations sur la pose qu’il voulait donner à son personnage, s’est-il tourné vers son modèle ? Et dans les méandres de la création, quelle place conserve encore l’inspiratrice des variations, Ingse Vibe ? Lorsque les traits de l’une se mêlent aux attitudes et au costume de l’autre, il est bien difficile de déterminer qui, du modèle ou de la muse – homonymes qui plus est - le peintre avait en tête lors de ces Danses d’Anitra.

En mêlant les modèles, l’artiste montre que la dimension biographique demeure relative. La jeune Ingse Vibe a pu, par son charme et sa jeunesse, lui sembler être une digne Anitra. De la même façon, elle réapparaît sous les traits de Maja dans Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (fig. 74-75). Pour autant, le parallèle n’est pas si important aux yeux de l’artiste qu’il ne puisse selon les besoins du moment changer de modèle.

Dans la scène de Peer Gynt entre Peer et Begriffenfeldt (fig. 95), des deux personnages, un seul est étudié avec précision. Duquel s’agit-il ? Il est a priori difficile de voir Peer dans le petit homme à gauche ; au contraire, on reconnaît dans l’autre figure la silhouette, le costume et le chapeau à larges bords qu’arbore notre héros dans la scène précédente (fig. 121-122)711. Mais le visage a changé, s’est adouci ; l’homme s’est transformé en un vieil homme , au dos voûté, aux lunettes sur le nez. Visage souriant qui s’éloigne des autoportraits habituels de l’artiste, même dans son grand âge. On serait plutôt enclin à y voir des réminiscences des portraits tardifs de Strindberg, qui révélaient un vieillard enfin apaisé, telle la carte postale en la possession de Munch d’un Strindberg aux cheveux blancs, au visage presque doux, à la coiffure plus conventionnelle. Il n’est donc pas impossible de penser que le peintre, plusieurs années après la mort de son ami/ennemi, ait fait le parallèle entre la nouvelle lubie de Peer et les nombreuses occupations plus ou moins scientifiques que l’écrivain menait avec passion à l’époque où les deux hommes se fréquentaient : non seulement Strindberg expérimentait alors avec Munch la peinture et la photographie, mais il était également passionné d’alchimie et de sciences occultes. Le parallèle entre la rencontre de Peer avec le savant fou et les souvenirs de l’artiste sur Strindberg n’est pas illogique. Sans être catégorique, on peut considérer le personnage comme une synthèse opérée à partir de certains traits de Munch et d’autres de Strindberg, l’un comme l’autre ayant vu comme Peer à ce moment de la pièce « ‘se dresser l’horrible et grimaçant visage de la folie ’»712.

Dans le dessin de Skule et Nikolas utilisant la symbolique du Serpent Tentateur (fig. 62), Skule apparaît – pour la seule fois – sous les traits de l’ami de Munch Stanislaw Przybyszewski. La citation est cependant toute autre que celle que l’artiste effectue lorsqu’il annote dans la marge de son édition de Quand nous nous réveillerons d’entre les morts les noms de ses amis – « Stachu et Ducha »713. Dans ce cas précis, Munch reconnaissait dans le drame des héros d’Ibsen la propre vie de ce couple, et le processus d’identification était clairement énoncé, s’appuyant sur des arguments précis : l’aura de Dagny, surnommée Aspasie pour l’influence inspiratrice que tout le groupe du Schwarzen Ferkel lui reconnaissait714, et surtout la douloureuse relation passionnelle qu’elle entretenait avec son mari715, jusqu’à la tragédie ultime. Rien de tel avec Les Prétendants à la couronne, dont la problématique était aux antipodes de la biographie de Przybyszewski. Là, l’artiste utilise son ami non comme sujet de référence personnelle en relation directe avec le drame, mais simple motif formel dont l’apparition est due à l’emploi intermédiaire d’un tableau où l’individu avait servi de modèle : la citation était justifiée dans Jalousie (fig. 63) qui traitait d’un épisode propre à Przybszewski. En réexploitant certains motifs formels du tableau, non pour le contenu narratif mais pour l’expression du sentiment pris comme archétype, l’artiste fait intervenir le même personnage qui perd dans le processus sa raison d’être première.

Les personnages sont donc souvent des créations syncrétiques d’éléments physiques et psychologiques empruntés aux individus de son entourage sans que l’artiste cherche absolument à faire concorder fiction et réalité – témoin les étranges soeurs jumelles de John-Gabriel Borkman ou le défilé incessant de modèles différents pour Peer Gynt. Le sens du texte peut parfois être oublié pour l’impression du moment ou la beauté de l’image.

Notes
692.

Peer à l’asile, ca 1933, crayon et encre, 108x175, T 204-19.

Le roi Dovre et sa fille, années 1930, crayon et encre de Chine, 276x215 , T 1626.

693.

Peer de retour - Le Cimetière, 1933, encre, 170x100, T 201-20.

694.

Autoportrait d’Edvard Munch, dessin hectographié, 1932, titre de la main de Munch, la date 1933 a été corrigée en 1932, G/h 811.

695.

Lettre de C. Gierløff à Munch, 1905. Publiée in C. Gierløff, p. 283.

696.

I. Gløersen, p. 48.

697.

Lettre de Munch à Gierløff, 1904. Publiée in C. Gierløff, p. 283.

698.

Cat. 1994, Oslo MM, p. 92.

699.

Selon le Musée Munch, l’information provient du fils d’Ingeborg Vibe, encore en vie aujourd’hui. Mais ses souvenirs ont pu le trahir. La consultation des programmes du Théâtre National montre qu’aucune production de Peer Gynt n’a eu lieu cette année-là. En outre, les cartes postales imprimées à partir des photographies portent la date de 1908, ce qui implique une production antérieure. Ingeborg Vibe est entrée au Théâtre National en avril 1906. Elle a donc pu participer soit aux représentations du 13 au 30 août 1906, où la pièce a fait salle comble lors d’un festival en hommage à Ibsen récemment disparu, soit à sa reprise en novembre puis en mars 1907, enfin de nouveau en août de la même année. La pièce ne serait plus jouée au Théâtre National avant 1923.

700.

Le nom d’Ingse Vibe n’apparaît dans aucune des distributions de Peer Gynt de cette époque, le rôle d’Anitra étant tenu par Gyda Halfdan-Christensen ou Henny Astrup, tandis qu’Ingse figure en juin 1906 dans une autre pièce.

Mais les noms des figurantes jouant « les danseuses arabes » n’étant pas précisés, on peut penser qu’Ingse Vibe, qui n’a jamais atteint une réelle renommée, tenait le rôle d’une des danseuses.

701.

Cartes postales portant la légende « Nationalteatret, Per Gynt, Ingeborg Vibe », Kunstforlaget National A/S, Eneberettiget, 1908.

Une de ces cartes postales est reproduite dans le cat. expo. 1994, Oslo MM, p. 93 (annexe 13).

Une autre est archivée au Musée Munch ( B 3420), mais n’appartenait pas à Munch.  

Deux autres cartes ( 3-211 et 3-212) peuvent être consultées, tout comme les programmes du Théâtre National, aux archives théâtrales de la Bibliothèque Nationale.

702.

La confusion règne encore une fois en ce qui concerne les dates, qui varient d’une publication à l’autre. Pour être prudent, on datera ces dessins entre 1909 et 1920. Mais d’après les différents modèles utilisés, on peut rapprocher les dates de 1913-1915.

703.

Jeune fille dansant, ca 1913, pastel, 630x461, T 1603.

704.

Ingse Vibe n’est peut-être pas la seule source d’inspiration. Parmi les modèles de Munch, la danseuse Katia Vallier, dont l’artiste avait une photographie dans une pose de danse orientale (B 3412) . Sur celle-ci, les bras sont également parallèles et dirigés vers le ciel, mais non tendus comme ici.

L’époque s’inscrit dans un contexte général d’engouement pour les danses exotiques : c’est la « danse libre » et antiquisante d’Isadora Duncan, c’est aussi dans un autre registre, l’heure de gloire de Mata-Hari.

705.

Jeune fille dansant, ca 1913 ?, crayon gras, 409x258, T 1608.

706.

Jeune fille dansant, ca 1913 ?, aquarelle, 410x250, T 1609

707.

Par exemple A mi-corps avec la main contre la bouche, 1911-1915, huile sur toile, 90 x 60, M 173.

708.

Hugo Perls, Värför är Kamilla vacker ?, 1965. Cité in cat. expo. 1988-89, Oslo, Munch og hans modeller, p. 21.

709.

Cat. expo. 1988-89, Oslo, p. 58.

710.

Jeune fille, années 1920, 189x258, crayon gras, T 200-29r, T 200-30 et T 200-31. Les dessins T 200-29r et T 200-31 (curieusement, T 200-30, qui est l’ébauche du bras, n’est pas inclus) sont recensés dans le catalogue de 1975 sous l’intitulé : Jeune fille. Anitra ? mais aucune distinction n’est faite entre les deux dessins.

711.

Le chapeau ressemble fort à celui qu’arbore Munch dans une photographie (B 1868). Son visage mal rasé, fatigué, lui donne des allures d’aventurier.

712.

Munch, cité in vidéo « Munch, l’expressionniste norvégien », Oslo Statens Filmsentral, 1991 (vf).

713.

Page 397 de l’édition Samlede Verker, vol. 5.

714.

« Elle allait parmi nous droite et libre, nous encourageant et parfois nous consolant, comme seule une femme peut le faire, et son apparition avait un effet apaisant et en même temps stimulant. C’était comme si sa seule présence donnait de nouvelles impulsions, de nouvelles idées, et réveillait le besoin de créer qui sommeillait ». E. Munch, Kristiania Dagsavis, 25.06.1901.

Quant à Przybyszewski, les critiques s’accordent à considérer l’époque de sa vie commune avec Dagny comme de loin la plus féconde dans son activité littéraire ( voir Mary Korseng, p. 65).

Munch et le couple Przybyszewski cessèrent de se voir après le départ du peintre de Berlin ; Munch et Dagny poursuivirent une correspondance épisodique mais durable. Munch fut un des rares à ne pas alimenter les rumeurs après l’assassinat de Dagny, et fut remercié de son article par sa soeur (« Tu es le seul qui a dit du bien d’elle », lettre 03.07.1901 in Brev til familien, § 199.)

715.

Les parallèles entre Dagny et Irène se situent moins dans leur condition féminine que dans leur sentiment commun d’avoir été détruite par l’égoïsme affectif et artistique de l’homme qu’elles aimaient. A la différence d’Irène, Dagny a eu une famille et vécu une véritable relation amoureuse, mais comme elle elle a été détruite par sa relation passionnelle avec un mari des plus difficiles. Surtout, son statut déclaré de muse était pour elle une cage dorée, piètre compensation au fait que ses propres ambitions artistiques n’étaient pas prises au sérieux. Trois pièces, un recueil de poèmes et une nouvelle ont pourtant été publiés.

Sur D. Juel Przybyszewska, voir la biographie de Mary Kay Norseng ; Dagny Juel, kvinnen og myten [Dagny Juel, la femme et le mythe], University of Washington Press, Londres-Seattle, 1992.