La série de dessins de la jeune danseuse en costume oriental, qu’elle ait été ou non inspirée initialement par le personnage d’Anitra, s’est éloignée de la fiction au point de l’oublier momentanément. L’attention de l’artiste n’est axée ni sur le personnage, ni sur le contexte dans lequel il évolue ; l’épisode n’est qu’un prétexte à une suite de variations charmantes sur la danse d’une jeune fille dont la grâce, l’éclat de la jeunesse et la douceur des formes ont fasciné le peintre.
De la même façon, les dessins déjà étudiés de Peer dans le palmier montrent que l’écart interprétatif entre texte et commentaire n’est pas seulement dû à la différence d’investissement entre auteur et illustrateur - de la distanciation d’Ibsen à l’empathie de Munch. La composition témoigne d’une lecture subordonnée à l’intérêt visuel : dans le premier croquis (fig. 93) exécuté au crayon gras, l’artiste a tracé en quelques traits hâtifs la silhouette floue et plane de Peer recroquevillé en haut du palmier. Proportions et perspectives sont manipulées pour créer un sentiment d’instabilité, de déséquilibre. Il est bien difficile de situer le point de vue, vraisemblablement au centre de l’image, au niveau des genoux. La vue est donc plongeante sur le sol et le tronc du palmier qui projette une courte ombre en forme de croix ; Peer est vu en perspective centrale, mais il semble s’étendre sur deux plans de profondeur, et se mêle aux branches du palmier de sorte que la moitié gauche disparaît ; les jambes sont vues de face, le buste et le visage de trois-quarts dans un mouvement de torsion extrême. La compacité de la masse corporelle est compensée par les lignes dynamiques du tronc, vu en raccourci, et des feuilles de palmiers qui rayonnent autour de lui. Cette composition triangulaire s’oppose à l’horizontale de la mer et la surface plane du rivage, totalement désert à l’exception d’une tente (ou est-ce une pyramide ?) et d’un animal qui ressemble plus au futur cheval de l’empereur – quelques scènes plus tard - qu’aux fauves auxquels Peer tente d’échapper à ce moment précis.
Dans la seconde version (fig. 94), la composition est reprise dans une dynamique très différente. La scène est vue en plongée totale, écrasant le corps de Peer : à cheval sur le tronc, il paraît dans une situation bien inconfortable. Le feuillage du palmier est chétif, et Peer fait à grand peine tenir son corps volumineux entre les branches épineuses ; celle qu’il agrippe paraît bien frêle, tandis que ses jambes reposent on ne sait comment sur le tronc. Le tracé est appuyé, les formes anguleuses ; droites et angles sont redoublés. Tout indique l’insécurité, d’autant que les fauves, figures assez grotesques, s’agitent au sol et le guettent.
Le croquis de 1927, qui s’inscrit dans la série narrative du « carnet Peer Gynt » reviendra à une lecture beaucoup plus littérale dans une composition diamétralement différente. Ces deux dessins, en revanche, sont le fruit de recherches axées avant tout sur l’expressivité plastique. Le jeu de raccourci est un des procédés formels particulièrement usités par l’artiste, qui dans son oeuvre peint témoigne de la même évolution de désinvestissement du discours : utilisé essentiellement dans La Frise de la Vie pour traduire un état émotionnel intense explicité par la scène (fig. 34), il apparaît ultérieurement dans des peintures moins narratives pour sa simple expressivité plastique : Le Bûcheron, Le Tronc d’arbre jaune 716 sont de magnifiques exemples de cette dramatisation du visuel qui prend le pas sur la dramatisation du discours, dans une recherche sur la dynamique et l’instantanéité qui rapproche l’artiste des sensibilités futuristes et expressionnistes.
Le Bûcheron, 1913, huile sur toile, 130x105, M 385.
Le Tronc d’arbre jaune, 1911-12, huile sur toile, 131x160, M 393.