La série à vocation plasticienne

Cheval au galop

Lorsque l’artiste entreprend de représenter dans John-Gabriel Borkman l’épisode de l’Accident de Foldal au dernier acte, exécutant sur le sujet une dizaine de versions différentes, la série n’a pas, comme d’autres, vocation à épuiser les différentes lectures interprétatives de l’événement.

L’accident de Foldal – renversé par l’équipage d’insouciants jeunes gens, dont sa propre fille – fait partie des procédés visuels affectionnés par Ibsen pour leur charge symbolique. L’ancienne génération mise hors de course par la nouvelle (cette pensée qui obsède Solness le constructeur), les lourdes conséquences de l’égocentrisme – l’anecdote se révèle une démonstration morale.

Munch, lorsqu’il l’aborde, est cependant moins inspiré par le sens que par l’image du sujet, et l’opportunité que celui-ci lui offre d’exercer sa virtuosité technique. Les différentes versions réalisées montrent en effet l’oubli progressif de la trame dans la recherche pour traduire en caractères formels la violence et la rapidité de l’événement.

Dans le texte, le véhicule n’est évoqué que par le son de ses cloches d’argent, puis décrit plus tard par Foldal comme un traîneau « ‘fermé, aux rideaux baissés », « attelé de deux chevaux qui descendaient la montagne au galop’ ». Le premier croquis (fig. 127), dans la série d’encres du carnet T 243 (1926-30), est comme souvent la retranscription la plus littérale et narrative : l’image est centrée autour des deux magnifiques coursiers qui tirent un traîneau à peine visible. L’artiste a restitué le dynamisme de la scène en striant l’image dans toute sa longueur, par un réseau de hachures horizontales qui matérialisent le vent créé par la masse en mouvement. Dans cette scène noircie de part en part, seule éclate de blancheur la figure du cheval à droite, à la crinière volante, qui tourne la tête et lance un regard plein d’intelligence sur le côté, comme s’il avait vu la victime renversée. Son compagnon, lui, ne se distingue que partiellement et semble former son ombre, faisant de l’équipage un étrange animal bicéphale.

Dans un autre croquis de la même série (fig. 128) l’artiste amorce déjà la représentation qui prévaudra ultérieurement : l’image est prise dans sa hauteur et occupée pour l’essentiel par la figure du cheval, unique désormais. Il se dresse au centre, de trois-quarts, bondissant, les pattes avant relevées. L’étroitesse de l’image rend nécessaire un raccourci accentué qui fait presque disparaître son corps mais élargit son poitrail et sa tête. Le contraste entre noir et blanc n’est pas aussi flagrant que dans le dessin précédent, mais est utilisé de façon plus subtile : la silhouette linéaire du cheval se détache du fond par quelques hachures diagonales simulant le vent et s’oppose aux figures noircies du traîneau et de Foldal, dont la petite taille souligne en contraste la force imposante de l’animal.

A côté de cette masse puissante, le cheval de T 1865 (fig. 129) paraît bien sage717. De dimensions plus équilibrées, il porte le harnais du traîneau et a perdu l’aspect de coursier. Sa crinière flotte au vent mais son corps reposant sur trois pattes procède d’un trot paisible. La petite silhouette de Foldal, loin derrière, indique que l’accident s’est déjà produit ; le choc est passé et l’animal reprend doucement sa course, tandis qu’encore une fois, son oeil qui semble regarder derrière, lui confère une intelligence humaine. Le décor de sapins et les petites figures assises tranquillement dans le traîneau équilibrent la composition et l’atmosphère est presque calme. De même dans T 1866718, où la silhouette de Foldal a disparu, et avec elle tout signe de violence ; mais si l’animal paraît encore bon enfant, sa puissance et sa rapidité se déploient dans la course qu’il opère entre les sapins. Dans le pastel bleu de T 1872 (fig. 32)719, la scène est reprise rapidement ; l’animal massif et paisible tourne la tête vers la droite pour poser son oeil franc et direct sur le spectateur.

Deux autres versions (fig. 130-131) montrent en revanche une morphologie bien différente. L’animal n’est plus qu’une masse puissante engagée dans une course dont on sent l’extrême précarité. Tous les procédés formels sont utilisés pour exprimer le dynamisme et le déséquilibre : torsion des lignes, perspective accrue, soulignée par le tracé des lignes de fuite ; proportions déformées dans la figure du cheval dont le corps et les pattes semblent minuscules, la tête et le poitrail démesurés. T 1860 confère encore à l’équipage une relative stabilité – le traîneau se trouve à gauche du cheval qui tourne la tête du même côté – qui disparaît dans T 1882 pour pousser l’intensité à son paroxysme : tandis que l’animal galope droit devant lui, l’attelage qui glisse sur la gauche semble bien près de verser. Dans un intense contraste des valeurs dû au tracé à l’encre de Chine, l’expressivité des postures des personnages accompagne la construction de la composition : le conducteur du traîneau, debout, fait claquer son fouet pour encourager l’animal, dont la gueule ouverte et l’oeil fixe trahissent la peur dans cette course incontrôlée.

Toute cette série s’articule autour d’un tableau exécuté en 1912, Cheval au galop (fig. 132), vraisemblablement inspiré par une scène vue à Kragerø : un animal, attelé à un traîneau sur lequel trône un homme debout, galope dans les rues enneigées et sème la panique parmi la population qui s’écarte violemment hors de son chemin. Le sujet n’est qu’un parmi de nombreux tableaux que Munch consacre aux chevaux : dans les années 1916-1920, l’artiste s’est en particulier intéressé aux activités agricoles autour de sa propriété d’Ekely720, et a portraituré des chevaux de trait, puissants et massifs, mais dont l’intelligence du regard et la dignité du port forcent l’admiration. Cette représentation anthropomorphique trouve son accomplissement dans une peinture très peu connue, mais étonnamment expressive, représentant un paysan et son cheval721 ; des deux têtes l’une à côté de l’autre – celle du paysan paraissant minuscule -, de l’expression presque humaine du cheval, qui semble nous prendre à témoin, le rapport entre maître et animal s’inverse. Les conceptions et préoccupations du peintre s’imposent ainsi peu à peu dans cette scène au détriment des éléments dramatiques qui peuvent être oubliés en cours de route. L’objet principal d’étude est un élément mineur de la scène, autour duquel les personnages s’effacent ou ne sont là que comme faire-valoir.

Notes
717.

T 1865 n’est pas recensé dans le catalogue de 1975, mais la figure de Foldal au fond est un indice peu douteux de son appartenance à la série de John-Gabriel Borkman .

718.

L’Accident de Foldal, crayon, encre et pinceau, 289x224, T 1866.

C’est T 1866 qui apparaît dans les illustrations du catalogue de Zürich sous la référence erronée de T 1882.

719.

Comme le dessin précédent, T 1872 n’est recensé ni dans le catalogue de 1975 ni dans les classeurs de travail, mais le cadrage de l’image sous la forme de vignette indique la possibilité d’une vocation illustrative, tandis que la similarité du sujet et de la composition avec les incontestables illustrations de la même scène rend très probable l’appartenance de ces deux dessins à la série.

720.

Chevaux labourant, 1916, huile sur toile, 84 x 109, M 330

Chevaux labourant, 1919, huile sur toile, 111 x 146, Oslo, Galerie Nationale.

Ouvriers et chevaux, 1920, huile sur toile, 125 x 160, M 73

Cheval et charrette, 1926, huile sur toile, 65 x 81, M 115

721.

Paysan et cheval, huile sur toile, M 47.