La mort de Borkman

Cet intérêt grandissant pour les possibilités d’expression visuelle d’un épisode dont le sens ou les implications dramatiques ne sont plus à découvrir est particulièrement flagrant dans les dessins portant sur le dernier acte de John-Gabriel Borkman, celui dont l’artiste considérait qu’il était « le paysage d’hiver le plus puissant de l’art nordique »722 - témoignage de l’intérêt esthétique plus que narratif que Munch accorde à ces scènes. Dans la Mort de Borkman, l’artiste épuise les possibilités formelles de la situation qui lui offre prétexte à diverses expérimentations techniques.

A elle seule, la scène finale de John-Gabriel Borkman - le héros meurt, veillé par Ella bientôt rejointe par sa soeur - fait l’objet d’une vingtaine de dessins. Là encore, c’est la première version, celle que mentionne Ravensberg dans son journal les premiers jours de 1910, peut-être la plus expressive, qui traduit le plus littéralement le contexte dramatique. Ce dessin au fusain de dimensions assez larges (fig. 31) montre le corps sans vie de Borkman veillé par les deux femmes. Toute la puissance émotionnelle du dessin réside dans le génie de la construction formelle. Dans le coin en haut à gauche de l’image, les silhouettes des soeurs sont tracées de façon rudimentaire et linéaire ; sans visage, elles apparaissent presque fantomatiques, dans l’îlot de blancheur laissé autour d’elles. Tout le reste de l’espace est occupé par la masse prodigieuse du corps de Borkman, non pas étendu sur le banc, mais penché dans un équilibre précaire, peu réaliste pour un corps mort. Cette position dynamique s’accompagne d’un raccourci très accusé, créé par les lignes de projection du banc qui s’élargit démesurément en bas à droite ; le raccourci projette le buste et le visage de Borkman au premier plan et rompt les proportions, rendant le haut du corps gigantesque au détriment des jambes amenuisées.

A côté de ce chef-d’oeuvre, les dessins T 2042 et T 2043723 semblent de bien peu de poids, et se comprennent plus comme des esquisses scénographiques que comme des illustrations expressives, s’attachant moins à l’action qu’au décor, avec cette ouverture en surplomb offrant un large panorama. Alors que dans sa première version, l’artiste exprimait le drame en se concentrant sur la figure elle-même, ici c’est par son rapport avec l’immensité du paysage qu’il entend traduire le sentiment de désolation de la dernière scène. Parti pris qui s’impose dans les versions ultérieures où la trame est oubliée pour une série de variations formelles autour de la seule image de Borkman enseveli sous la neige.

T 2126 (fig. 133) montre une rangée de sapins aux formes rondes, alourdies par la neige, à travers laquelle une ouverture laisse entrevoir un peu plus loin la maison de Borkman. Tracées au fusain, les lignes sont douces, sinueuses, l’atmosphère est sereine. Au tout premier plan, un monticule de neige, dans lequel on ne décèle qu’après un certain temps le corps de Borkman et sa tête pendant, de profil, aux traits amers et douloureux. L’artiste a utilisé l’épisode pour expérimenter le procédé de l’image cachée, un jeu visuel rarement abordé par lui mais qui n’est pas inhabituel dans l’art norvégien, même moderne ; Henrik Sørensen, par exemple, un des « élèves de Matisse »724, l’utilise à loisir dans ses paysages. Formule ludique plus qu’artistique, elle est cependant ici exploitée avec une telle virtuosité et une telle puissance expressive dans le visage de Borkman qu’elle trouve sa pleine justification. On la retrouve dans un dessin à l’encre725, où l’artiste utilise deux techniques différentes pour distinguer le décor simplement réaliste des éléments isolés d’importance symbolique : la rangée de sapins dans le fond est rendue par une juxtaposition de petites formes géométriques, tandis que les éléments au premier plan se dessinent par le jeu de contraste entre les masses blanches et le réseau de hachures qui les modèle, dans une disposition verticale par étages où la silhouette de Borkman se fond dans celles du banc puis du sapin. Comme dans l’oeuvre précédente, seuls son visage et sa main pendante trahissent sa présence dans l’immobilité de la nature environnante.

Dans sa recherche d’expressivité plastique, les différents croquis sont autant de propositions pour trouver la pose la plus juste du personnage : assis en équilibre précaire sur le banc, sur le point de s’affaisser (T 2116, T 2059); étendu à même le sol, s’enfonçant dans la neige (T 2126); gisant sur le banc, tandis qu’une rangée de sapins, seuls veilleurs du mort, forme comme une haie d’honneur autour de lui726 ; affaissé contre le banc mais le corps à terre tandis que ses deux bras pendent727 ou vraiment étendu728, la tête contre le bras droit, le front enfoui, le profil se découpant noir contre la blancheur de la manche. Le bras gauche repose sur le banc, les mains sont griffonnées plus que dessinées, le reste du corps disparaît dans une masse blanche à peine cernée d’un simple contour. Cette pose, moins tragique que celle du dessin précédent, suggère plus qu’elle n’assène la mort de Borkman, dont on pourrait croire qu’il est endormi. L’artiste semble avoir obtenu l’atmosphère de sérénité mélancolique qu’il cherchait, et conserve cette posture dans les versions de 1936-37, croquis à l’encre du carnet T 194 (illustrations les plus tardives de la pièce si l’on en croit la date, avancée avec les réserves habituelles, de 1936-37) qui montrent une curieuse démarche.

Après avoir exécuté un rapide croquis au crayon (T 194-12) restituant une vision générale de la scène, Munch sur la page suivante729 prend la feuille dans sa hauteur, la divise en son milieu et réalise deux versions de la même image, l’une au-dessus de l’autre (fig. 134). Une lecture immédiate relève la précision du travail à l’encre et le contraste entre la prédominance du blanc dans la partie inférieure et celle du noir dans la partie supérieure. Au demeurant, les deux vignettes présentent plus de différences qu’il n’y paraît d’abord. Dans le dessin inférieur, le corps de Borkman désormais à droite de l’image ressort distinctement dans le paysage. Replié sur lui-même, il gît vers l’avant ; le visage est enfoui sur le rebord du banc, soutenu par le bras droit, tandis que le bras gauche pend vers le sol. Les contours sont nets, le visage et les jambes soulignés par des hachures nerveuses, qui font ressortir la silhouette d’un décor dominé par la blancheur : les sapins et le sol enneigés se dessinent aussi par de fins contours noirs contre un fond blanc.

En revanche, dans la partie supérieure de la feuille, le fjord, la ville au loin et le ciel apparaissent dans un réseau de hachures parallèles horizontales, juxtaposées, que brisent parfois les motifs des étoiles scintillantes, insistant sur le caractère nocturne de la scène. Le quadrillage resserré qui noircit la partie inférieure ne laisse la lumière que sur le sapin à gauche et le corps que la neige commence à recouvrir. Le décor a subi quelques modifications : la ville s’est rapprochée et devient plus distincte dans la plaine ; l’arbre à droite de l’image n’est plus un sapin large et vigoureux, mais un tronc dénudé qui se dresse comme pour veiller le corps de Borkman – l’arbre mort que remarque Ella.

Sur la page suivante du carnet (T 194-16), Munch a de nouveau tracé une ligne au milieu de la page pour la diviser, puis a voulu esquisser le corps de Borkman, mais a tout de suite abandonné son croquis. Il reprend sur la page 17 l’idée de la division, mais n’exécute que la vignette supérieure. Le dessin au lavis exécute la synthèse des deux versions précédentes, adoucissant le contraste des valeurs et reprenant le réseau de hachures horizontal qu’il assombrit parfois de traits plus libres, moins systématiques. Dans ce dégradé de gris, seules la ville au centre de l’image et les étoiles qui l’éclairent s’affirment dans la blancheur du fond. L’artiste a repris le décor qui prévaut dans la lithographie Paysage au clair de lune, Ekely, exécutée entre 1920 et 1925730. Est-ce la ville d’Oslo qu’on aperçoit au loin ? Ici, le cadrage plus large place l’arbre presque au centre de l’image. Ses branches sont dénudées car c’est l’hiver, mais il n’a rien de l’arbre mort de la pièce et la forme ronde de ses branches lui confère un aspect ferme et vigoureux. Il dresse une longue ombre sur le sol enneigé et les étoiles dans le ciel scintillent autour de lui dans un mouvement ondulatoire. Dans ce paysage où la nature apparaît vivante, active, habitée par la circulation des énergies cosmiques, on remarque à peine au tout premier plan, caché dans la pénombre, le corps d’un homme affaissé sur le banc. De cette masse informe, seule se distingue la main pendante qui se découpe sur le sol blanc.

Le système de « répétitif à variations »731 que l’artiste adopte ici est donc d’une tout autre nature que ceux déjà évoqués. La vocation n’est plus ici interprétative, cherchant à saisir chaque facette de l’épisode étudié comme dans Peer et Anitra. Les différentes versions n’offrent pas d’exploration nouvelle du texte, mais procèdent d’une recherche essentiellement sensible, vouée au seul intérêt graphique et stylistique.

Notes
722.

Cette citation, dont il semble qu’elle soit apparue à l’origine dans l’article de 1945 d’Eli Greve, puis reprise sous diverses variantes (Meyer, Langslet) dans la plupart des ouvrages sur le sujet, est de source inconnue, et ne se trouve nulle part dans les écrits de l’artiste. Elle n’en est pas pour autant forcément apocryphe, et peut provenir d’une source orale, vraisemblablement d’un proche de l’artiste. En effet, le nombre impressionnant de dessins réalisés témoigne de l’intérêt indubitable de Munch pour ce passage : c’est une cinquantaine d’oeuvres, dont quelques gravures, qui ont été réalisées sur ce seul acte.

723.

Ella Rentheim sur le banc ?, crayon gras, 190x253, T 2042.

Borkman inanimé, crayon gras, 190x253, T 2043.

724.

Se revendiquant comme « les élèves » ou « les enfants » de Matisse, Henrik Sørensen, Axel Revold, Jean Heiberg et Per Krohg (fils de Christian Krohg) furent les chefs de file de la peinture norvégienne de l’entre-deux-guerres, sans pour autant se libérer complètement du « complexe Munch » (A. Eggum, 1983, p. 246) que subit toute la génération.

725.

La Mort de Borkman, après 1935 ?, encre et plume, 292x225, T 2059

726.

La Mort de Borkman, 1929, encre,108x180, T 228-11.

727.

La Mort de Borkman, ca 1930, encre, 206x171, T 243-51.

728.

La Mort de Borkman, ca 1930, crayon gras, encre et plume, 206x171, T 243-66r.

729.

T194-15 en réalité, les deux feuilles intercalaires ayant été arrachées.

730.

Paysage au clair de lune, Ekely, 1920-5, lithographie, G/l 427. Les dates varient selon les classeurs. L’intitulé retenu est celui du classeur des oeuvres graphiques.

731.

R. Passeron, « Poïétique et répétition », extr. de Création et répétition, Paris, 1982, p. 18.