De même, lorsque Munch utilise la transposition de son tableau Cendres (fig. 37) pour l’épisode de l’abandon d’Ingrid à l’acte II de Peer Gynt (fig. 144-145), la démarche trouve sa justification par deux raisons : le parallèle thématique entre les deux situations d’une part, les aménagements induits par les différences d’atmosphère d’autre part.
Fragment de la Frise de la vie, Cendres dépeint l’homme et la femme après l’amour. Le sentiment prévalant est celui de la désolation, incarnée par l’homme recroquevillé tandis que la femme se dresse de face pour prendre à témoin le spectateur, portant ses mains à la chevelure dans un geste de désespoir. La nature est à l’unisson avec leur douleur dans un paysage austère, fait de rocaille et de troncs d’arbre dénudés, dont l’arbre mort qui sert de cadre à l’image. Les deux amants sont murés dans leur solitude. Mais le partage de la douleur n’est pas équilibré : l’homme paraît anéanti, alors que la femme s’est déjà relevée ; son expression moins pathétique, évoque plus la surprise ; ses longs cheveux se poursuivent jusqu’à l’épaule de l’homme, comme si elle le tenait en laisse. La femme, malgré sa douleur, reste « la plus forte »770. Le rapport de domination existant dans le tableau peut être subtilement modifié selon les versions graphiques, allant jusqu’au triomphe féminin dans la lithographie de 1899771.
Ces Cendres, ce sont celles de l’amour consommé – et consumé. De l’amour charnel, s’entend, beaucoup plus que de l’amour spirituel : c’est bien ici la sexualité qui est en cause, comme l’indiquent les cheveux épars de la jeune femme, sa robe ouverte sur un déshabillé rouge, ou même le second titre du tableau Après la chute qui exprime toute la culpabilité liée à l’acte sexuel. Le geste même de la femme est aussi sensuel que tragique : s’il évoque les traditionnelles pleureuses, on le retrouve aussi chez la séduisante Duchesse d’Albe répandant sa chevelure de Goya772. Plus douloureux encore que le deuil d’un amour est en effet le deuil de ce qui n’a été que le simulacre de l’amour : à la souffrance saine d’une Séparation773, qui lie encore d’une certaine façon les amants malheureux, s’oppose ici l’amertume qui suit l’acte consommé sans amour.
C’est très exactement la situation et les sentiments que dépeint Ibsen dans la première scène de l’acte II de Peer Gynt, lorsque Peer et Ingrid se retrouvent face à face. A ceci près cependant que le rapport de forces est inversé : ici, Peer chasse Ingrid. C’est elle qui devient la victime, femme séduite et abandonnée - vision beaucoup plus conventionnelle de la condition féminine, qui a dominé la littérature du XIXe siècle avant que les décadents et Strindberg ne s’acharnent à la démythifier. Loin d’être anéanti, Peer est donc au contraire agressif . Lassé des larmes et reproches d’Ingrid, il lui avoue froidement son indifférence, alors qu’en l’enlevant le jour de ses noces, il vient de compromettre son avenir. Dans cette scène, où il laisse entrevoir son égoïsme et son irresponsabilité, le héros se révèle pour la première fois sous un jour peu glorieux. Mais il ne pourra échapper à ses responsabilités aussi aisément, comme lui répète Ingrid : « La faute, la faute encore nous lie », et le parallèle entre le motif de Cendres et la scène d’Ibsen devient évident.
C’est dans cette optique que le musée Munch a répertorié trois dessins et deux hectographies reprenant le motif du tableau pour illustrer ce qu’on a intitulé Les Lamentations d’Ingrid. Mais le principe même de la transposition rend arbitraire toute attribution. Comment déterminer avec certitude que ces variations de Cendres soient réellement des commentaires de Peer Gynt ? En l’absence de tout contexte éditorial ou d’indication légendaire, le seul outil pour décider du statut de ces dessins reste le caractère d’adhésion à la fiction, et en particulier la présence ou non d’altérations de la composition visant à opérer une concordance entre oeuvre et pièce par la suppression des éléments antagonistes.
Les versions T 1631, T 1632 et G/h 805774 (fig. 144-145) montrent précisément cette volonté de contextualisation littéraire : le traitement réaliste et la caractérisation des personnages sont dans le ton satirique des dessins de Peer Gynt. En outre, l’homme est beaucoup plus visible, transposé du coin gauche au centre de l’image ; le chapeau enfoncé sur la tête, le menton dans les mains, il a bien la mine renfrognée de Peer , tournant le dos à Ingrid « en tenue de mariée, à moitié dévêtue » . Ces légers changements dans la composition accompagnent les nuances entre la situation de Peer et la version originale de Cendres. Ici, le désespoir de l’homme a laissé place à l’ennui et l’agacement, le menton dans les mains ou une seule, distorsion satirique du geste archétypal de Mélancolie (fig. 38): notre héros souffre moins qu’il ne boude. La nudité de la femme, soulignée plus que masquée par son vêtement, exprime le caractère purement sexuel de leur rencontre , Munch ayant abandonné le symbolisme chromatique de Cendres pour la nudité franche déjà utilisée dans Jalousie (fig. 63).
Quelques nuances cependant s’introduisent d’une version à l’autre : la vision symbolique de la nature de Cendres est reprise, dans l’encre (fig. 144) par les traits ou les petites touches de pinceau noirs qui cernent les personnages et soulignent leur involontaire sort commun. Au contraire, dans l’hectographie (fig. 145), elle est devenue un souriant paysage champêtre, à l’herbe grasse et aux arbres feuillus. Ce paysage, qui remplace les austères troncs nus de Cendres, est le témoin de cette passion d’un jour, mais aussi de la fuite de Peer devant le village à ses trousses (fig. 27-28), et a certaines affinités avec le plateau herbu de Peer et les filles des burons (fig.155), deux scènes du même acte. Même s’il diffère de l’« étroit sentier, haut dans la montagne » indiqué par l’auteur dans la première scène, puis des «‘ coteaux bas et dénudés aux pieds des hautes montagnes, sommets au loin ’» de la scène 3, ce paysage unique est un des rares exemples de recherche d’une certaine continuité dramatique. Mais à la lumière de cette volonté d’adaptation, le recensement dans la même scène d’une hectographie reprenant exactement la composition de Cendres 775 paraît douteux. Injustifié du point de vue iconographique, il ne peut qu’être dû à la nature graphique de l’oeuvre, puisque une grande partie des hectographies réalisées par le peintre portent sur Peer Gynt, indication que l’artiste a peut-être à une époque (dans les années trente) cherché à reprendre ses travaux intermittents sur la pièce dans une série plus unifiée.
Les problèmes et incertitudes liés à cette utilisation de compositions antérieures se font jour dans cette série, où malgré une indiscutable volonté de contextualisation, le statut de l’oeuvre conserve malgré tout son empreinte sur l’esprit de l’artiste. Dans sa recherche d’équilibre entre oeuvre personnel et fiction littéraire, Munch n’évite pas toujours les écueils qui surgissent dans divers domaines. Parmi eux, le choix de la répétition du motif ou de sa modification directement sur l’oeuvre originale.
Pour reprendre le titre d’une saynète de Strindberg.
Cendres II, 1899, lithographie, 397x496, sbd, V.&D.Campbell Collection.
Goya, La duchesse d’Albe répandant sa chevelure , 1796-1797. Album de San Lucar, lavis à l’encre de Chine, 17.1 x 10.1 cm. Madrid, Bibliothèque nationale ( B 1271).
Séparation, 1896, huile sur toile, 97 x 128, M 24.
Auxquelles pourrait s’ajouter la version de Cendres T 1590 B, qui présente la même composition et la même présentation des personnages.
Paraphrase de Cendres, années 1930, hectographie, 364x304, G/h 806.